Intervention de Hervé le Treut

Réunion du 12 décembre 2012 à 9h30
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Hervé le Treut, climatologue, directeur de recherche au CNRS :

Professeur à l'université Pierre et Marie Curie, je suis également membre de l'Académie des sciences et, jusqu'à la fin de l'année, du conseil scientifique du programme mondial de recherches sur le climat. J'essaierai de montrer que la climatologie – mon domaine de compétence – est une science collective.

Parler du diagnostic posé aujourd'hui sur le climat exige de remonter en arrière. L'éventualité d'un changement anthropique du climat est envisagée dès les années soixante-dix, lorsqu'on se rend compte que la concentration du CO2 dans l'atmosphère augmente, les océans et la végétation n'étant pas capables de capter ce gaz au rythme des émissions. On se demande alors dans quelle mesure les gaz à effet de serre représentent un danger, et dès cette époque, on formule des éléments de réponse : le CO2 restant une centaine d'années dans l'atmosphère, le doublement de sa concentration entraînerait un réchauffement de plusieurs degrés. On conçoit déjà une typologie grossière des conséquences régionales de ces changements, notamment un réchauffement particulièrement fort dans les régions polaires et, plus généralement, sur les continents, et une exacerbation des tendances naturelles des précipitations, avec des pluies plus abondantes dans les régions pluvieuses et moins abondantes dans les régions semi-arides. On mesure également la portée du changement, le précédent réchauffement de cette ampleur remontant à la dernière déglaciation. Le premier rapport sur ces problèmes – celui de l'Académie des sciences américaine, en 1979 – contient tous ces éléments.

Dans les dernières décennies, ce que la science avait depuis longtemps prévu a progressivement commencé à se réaliser. La chronologie est ici très importante : l'émission des gaz à effet de serre à travers la combustion du gaz naturel, du charbon et du pétrole a essentiellement commencé après la Deuxième Guerre mondiale ; les premiers effets d'accumulation de ces gaz dans l'atmosphère datent des années soixante-dix ; et c'est à partir des années quatre-vingt-dix – car il faut un certain temps pour que la planète commence à se réchauffer – que l'on a pu observer les premières manifestations des changements climatiques, allant exactement dans le sens de ce qui avait été anticipé. L'important effort de recherche entrepris depuis a conduit – grâce notamment aux rapports réguliers du GIEC, qui en font la synthèse – à une prise de conscience d'autant plus vive que les observations confirmaient les prévisions faites auparavant. Cette science a maintenant trente ans d'âge, et s'il ne peut y avoir de certitudes absolues, ses fondements sont très solides.

La situation est pourtant très préoccupante, malgré les tentatives d'accords internationaux. Dans les années cinquante, les émissions s'élevaient à un ou deux milliards de tonnes de carbone par an ; dans les années soixante-dix, elles ont dépassé le seuil fatidique des trois ou quatre milliards de tonnes, estimé conduire à une déstabilisation du climat ; à la fin du vingtième siècle, elles ont atteint six ou sept milliards, et elles sont maintenant évaluées à plus de neuf milliards par an. Les dix dernières années ont ainsi vu l'augmentation la plus rapide de la concentration des gaz à effet de serre dans l'atmosphère. Les changements annoncés sont donc plus que jamais devant nous, et il faut avoir conscience que les difficultés ne font que commencer, les conséquences du changement climatique devant s'amplifier au fil du XXIe siècle. Par rapport aux différents scenarii envisagés, le rythme actuel des émissions nous place en effet sur la trajectoire la plus pessimiste, voire en dehors des prévisions.

D'une part, face à ce problème, la seule véritable solution consiste à réduire les émissions de gaz à effet de serre, ou à développer des techniques – pour le moment marginales – de stockage du CO2. D'autre part, dans la mesure où le changement climatique est en train de commencer, il nous faut nous adapter à ses manifestations. L'alimentation représente l'un des défis majeurs. Des études du CNRS sur l'Afrique de l'Ouest montrent ainsi que le changement climatique met en péril l'accroissement de la production agricole par habitant, alors qu'aujourd'hui même cette production a tendance à décroître, et que la quantité globale de nourriture devrait être quatre à cinq fois ce qu'elle est actuellement.

L'adaptation doit être pensée à l'échelle locale. Ainsi, en France, certains secteurs – comme l'agriculture, et plus généralement le vivant – et certaines régions – comme les littoraux –, sont particulièrement vulnérables. Le niveau des mers s'élève aujourd'hui de quelque 35 centimètres par siècle, et il est voué à augmenter pour atteindre, à la fin du XXIe siècle, plus de 50 centimètres. Certains espaces sont en outre par nature sensibles aux changements climatiques, notamment la zone montagnarde où l'étagement des systèmes naturels se fait en fonction de la température.

Les régions les plus exposées sont celles de la zone intertropicale – où la perturbation de la saison des pluies peut avoir des conséquences catastrophiques – et les régions littorales, à la fois touchées par la montée du niveau des mers et particulièrement concernées par les événements extrêmes comme les typhons. Autour du bassin méditerranéen, les deltas – dont celui du Nil – sont également extrêmement vulnérables. Mais il faut avoir conscience de la mondialisation des risques : dans un monde globalisé, les changements climatiques n'épargneront personne.

Pourtant, si la science est relativement unanime et claire sur la notion de risque global que le changement climatique fait peser sur l'ensemble de la planète, sa capacité à en appréhender les effets à l'échelle régionale est au contraire très limitée. Les systèmes de moussons dans les tropiques ou le phénomène d'El Niño dans le Pacifique étant fondés sur des interactions partiellement chaotiques, il est difficile de savoir si la mousson indienne, par exemple, augmentera ou se modifiera. Pour certaines régions du monde, plusieurs scenarii sont possibles, et la nature décidera un jour si elles subiront plutôt des sécheresses, des inondations ou une succession des deux. Ces évolutions locales, en particulier dans les zones vulnérables, viendront par surprise, à l'occasion de crises inattendues. La prévision est également délicate en matière d'événements extrêmes, comme les cyclones ou les typhons ; tout au plus peut-on affirmer que certaines régions qui n'y sont pas soumises actuellement le seront dans le futur.

Il convient de bien séparer deux échelles temporelles. La transition qui nous attend nous exposera simultanément à toute une série de risques de nature différente – en matière d'énergie, d'alimentation, de biodiversité ou de ressources en eau – qu'il nous faudra hiérarchiser. Pour appréhender au mieux cette transition, il faut établir un diagnostic pluridisciplinaire, mobilisant des spécialistes du climat, de la biodiversité et de l'hydrologie. L'articulation de tous ces aspects est fondamentale, même si les problèmes d'équité sociale – notamment entre les pays du Nord et du Sud – que soulèvent ces questions excèdent le champ de l'expertise scientifique. Or, actuellement, les experts des différents domaines ont du mal à trouver des lieux où se réunir ; même le GIEC est séparé en trois groupes relativement autonomes et étanches, avec peu de transmission d'expertise d'un domaine à l'autre. Il faut donc ouvrir un espace de réflexion collectif, organisé et structuré, sur ces problèmes.

Au-delà de cette transition critique des prochaines décennies, reste cependant la question plus globale du futur de la planète, et plus précisément de celui de nos descendants. À la fin du XXIe siècle, plusieurs processus seront plus marqués : la fonte des glaciers, les évolutions des courants ou celles de la végétation. Aujourd'hui, beaucoup d'actions – comme la gestion du méthane ou d'autres gaz – ont pour horizon le court terme ; les tentatives de limiter les émissions de CO2 – gaz le plus massivement émis dans l'atmosphère et qui y reste le plus longtemps – constitue au contraire une action forte sur le long terme. Mais en abordant ce futur lointain, l'on ne saurait dissocier l'évolution du climat et celle du vivant.

Pour résumer, le climat représente l'entrée dans tout un écheveau de complexités. Il faudrait classer les difficultés – en isolant, d'une part, la question des quelques prochaines décennies et, d'autre part, celle du futur plus lointain – et établir des lieux de partage de compétences plus organisés qu'actuellement.

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