Intervention de Aude Harlé

Réunion du 5 décembre 2012 à 17h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Aude Harlé, sociologue, maîtresse de conférences à l'Université de Perpignan :

Pour cerner les représentations et les incidences du phénomène prostitutionnel chez les jeunes des Pyrénées-Orientales, nous avons interviewé une quarantaine de jeunes, hommes et femmes, de 17 à 35 ans, sans cibler spécifiquement les clients ou les personnes se sentant directement concernées par le phénomène prostitutionnel, ainsi que les deux animatrices du Planning familial des Pyrénées-Orientales.

Il ressort de ces entretiens que les jeunes tiennent un discours sur la prostitution totalement libéré, nullement tabou, exempt de tout sentiment de clandestinité et de culpabilité.

Les jeunes connaissent parfaitement les clubs situés sur le territoire de la Jonquera : ils peuvent citer leur nom, leur localisation, leur fonctionnement, l'ambiance qui les caractérise, les tarifs, le type et le nombre des filles qui y travaillent. Tous connaissent l'existence du kit d'hygiène et évoquent la présence de miroirs dans les chambres. Même ceux qui n'y sont pas allés sont imprégnés des lieux. Les clubs sont présentés comme une spécificité locale, voire une fierté, un privilège. Quelques jeunes se sont vantés auprès de nous d'avoir à la Jonquera « la mer, la montagne et les putes ». Les jeunes n'évoquent la prostitution de rue que pour valoriser la prostitution en club. Le fait que les médias nationaux, notamment la télévision, se soient emparés de ce phénomène local les rend fiers.

Cette imprégnation culturelle de la prostitution à la Jonquera est le produit de deux canaux d'information. La première source d'information reste ce que l'on appelle trivialement le « bouche à oreille », au sein des familles, dans les collèges et les lycées, et dans le monde professionnel.

L'autre source d'information, ce sont les médias. Je citerai la publicité pour les clubs dans les journaux d'information locaux, les tracts et les prospectus qui circulent à l'entrée et à la sortie des matchs de l'USAP – l'équipe locale de rugby – les affiches sur les camionnettes qui circulent dans la ville, sans oublier la publicité diffusée sur les radios destinées aux jeunes. Je citerai enfin la publicité présentée lors des festivités locales – comme ce petit village de montagne qui avait pris pour thématique du carnaval le club Paradise ou la chanson du groupe local Al Chemist, intitulée Le Dallas, du nom d'un club de prostitution, qui avait été reprise en choeur par le public au pied du Castillet après une victoire de l'USAP.

J'en viens aux incidences du phénomène prostitutionnel sur l'imaginaire et la sexualité des jeunes ainsi que sur les rapports sociaux de genre. Il apparaît que la prostitution entretient un clivage et une hiérarchie entre les hommes et les femmes. Chez les jeunes hommes, elle nourrit l'idéal d'une virilité hétérosexuelle triomphante. Elle entérine l'idée naturaliste de pulsion sexuelle propre aux hommes et celle de solidarité masculine et participe à la cohésion de la classe des hommes, étant entendu que les femmes ne peuvent pénétrer dans les clubs – il faut entendre « les femmes non prostituées ». Cette exclusion des femmes, à l'heure où elles ont accès à des sports et des métiers traditionnellement masculins, renforce l'idée que les clubs sont les derniers bastions réservés aux hommes.

Cette image de la classe des hommes est tellement forte qu'elle minimise leur appartenance à une classe sociale. Tous les hommes en font partie, qu'ils soient homme politique, sportif, chômeur, chef d'entreprise.

Plus largement, les clubs renforcent la distinction et l'inégalité sexuelle entre les hommes et les femmes. Les hommes mettent en avant leurs besoins, voire leurs pulsions sexuelles, alors qu'aucune des jeunes femmes que nous avons entendues n'a parlé de désir, encore moins de besoin sexuel.

J'en viens aux incidences du phénomène prostitutionnel sur les femmes. Celui-ci engendre la « souffrance d'être femme », rarement prise en compte dans les études réalisées sur la prostitution et qui se traduit par un sentiment contradictoire. Plus la figure de la prostituée est présente dans le paysage culturel, plus les jeunes femmes ressentent le besoin, voire l'injonction de s'en distinguer. Beaucoup font en sorte de ne pas ressembler aux prostituées dont parlent tant les garçons en étant plus vertueuses, plus pures, plus vierges. Certaines développent un sentiment d'infériorité qui les pousse à la performance sexuelle normative car elles ont l'impression, en comparaison avec les prostituées, de ne pas être à la hauteur sur le plan sexuel. D'autres ont tendance à déprécier leur propre corps par rapport à celui des prostituées qui, aux dires des garçons, sont belles comme des actrices de films pornos. D'autres enfin nous ont confié qu'elles subissaient et parfois anticipaient une forme de chantage sexuel que leur compagnon ou leur mari exerce sur elles, en les menaçant d'aller à la Jonquera si elles refusent de satisfaire leur désir.

Cette fatalité trouve son prolongement dans l'impuissance que ressentent les jeunes femmes face au risque d'infections sexuellement transmissibles.

En conclusion, la perception qu'ont les jeunes de la prostitution correspond parfaitement à l'attitude consumériste propre à cette zone transfrontalière, où tout se vend à des prix très attractifs. Les clubs prolongent l'industrialisation et la marchandisation du sexe au-delà de l'industrie pornographique. Ils nourrissent le même imaginaire – sexualité hétérosexuelle, domination des femmes – en plus glamour. Dans l'esprit des jeunes, l'image du petit bordel bourgeois a laissé place à celle du grand club de Las Vegas, avec ses lumières et ses palmiers, comme en témoignent les noms des clubs de la Jonquera : Moonlight, Paradise, Dallas…

Je voudrais, pour vous décrire le phénomène, m'appuyer sur le concept d'hétérotopie de Michel Foucault – les hétérotopies étant une localisation physique de l'utopie. Ainsi les cimetières sont des hétérotopies pour les personnes qui voient la mort comme une utopie, et le sociologue canadien Charles Perraton parle d'hétérotopie « disneyienne » lorsque les enfants abreuvés de dessins animés se rendent à Eurodisney. De la même manière, à la Jonquera, les clubs sont une hétérotopie sexuelle, une sorte de parc d'attraction où les adultes peuvent concrétiser l'"utopie pornographique".

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