Intervention de Patrick Lefas

Réunion du 12 décembre 2012 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Patrick Lefas, président de la 3e chambre de la Cour des comptes :

L'enquête intitulée « L'orientation à la fin du collège : la diversité des destins scolaires selon les académies » nous a effectivement été demandée par la Commission des finances de l'Assemblée nationale. Le rapport en a été transmis le 14 septembre, à la date qui avait été fixée. Je suis heureux de pouvoir vous le présenter trois mois après son dépôt, en un moment bien choisi puisque vous avez commencé un cycle d'auditions et de tables rondes dans la perspective de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République. Ce projet ayant été conçu assez récemment, le rapport n'en tient pas compte puisqu'il a été élaboré antérieurement. Je note toutefois que la rénovation du système d'orientation et d'insertion professionnelles est l'un des cinq axes du projet de loi et que notre rapport s'y inscrit donc tout à fait.

Résumé d'une phrase, l'objet du rapport est l'orientation en tant que marqueur des dysfonctionnements du système éducatif. L'orientation en fin de troisième recouvre trois notions que nous nous sommes attachés à examiner : d'abord, l'orientation entre des voies, des filières, des spécialités et des enseignements, dans le cadre scolaire ou en dehors à travers l'apprentissage ; ensuite, l'affectation des élèves dans un établissement et une filière précis en ajustant les voeux des élèves et des familles à l'offre de formation existante ; enfin, la construction d'un parcours tout au long de la scolarité, en lien, direct ou non, avec un projet professionnel, puisque c'est le sens même de l'orientation. Si les différents dispositifs mis en place sont censés contribuer à la réalisation du projet personnel de l'élève, l'orientation, qui intervient quasiment à la fin de la scolarité obligatoire, est un révélateur des faiblesses du système éducatif. Elle ne peut donc pas être étudiée indépendamment de l'organisation actuelle de ce système et des trois objectifs quantitatifs qui lui sont fixés pour la réussite de tous les élèves, les fameux 100 %, 80 % et 50 %.

La Commission des finances nous a proposé d'étudier les trois académies de Lille, Rennes et Toulouse parce qu'elles composent un échantillon assez représentatif des problématiques concernées – industrie et agriculture, public et privé, départements ruraux entourant un grand centre – ainsi que des collégiens, puisqu'elles accueillent 16 % des inscrits sur une année. La deuxième partie du rapport distingue des caractéristiques de chaque académie tandis qu'une monographie propre est consacrée à chacune d'entre elles en annexe. Nous n'avons pas étudié toutes les académies, car nous n'en avions pas les moyens.

Pour notre étude, l'évolution du taux de retard des élèves en troisième est une donnée importante. Au regard de la moyenne nationale des élèves de troisième ayant une année de retard ou plus, qui est de pratiquement 30 %, celle de Rennes est de 21,3 %, celle de Toulouse est de 23,5 % et celle de Lille de 27,7 %. Même si, dans les trois cas, le résultat est meilleur que la moyenne nationale, il reste représentatif du problème que nous avons à traiter.

La méthode que nous avons retenue s'appuie sur une analyse approfondie des statistiques nationales et académiques, préalablement harmonisées pour avoir des comparaisons fiables, ainsi que sur une enquête de terrain portant sur un échantillon d'établissements couvrant l'hétérogénéité des situations possibles. Les rapporteurs se sont déplacés dans trente-six établissements publics et privés et ont interrogé 266 personnes – administratifs, inspecteurs d'académie et surtout chefs d'établissements, enseignants, conseillers principaux d'éducation et conseillers d'orientation-psychologues, dont la liste figure en annexe 7. La contradiction écrite a eu lieu avec l'administration centrale et les académies, et des auditions de l'ensemble des acteurs ont été organisées. Pour tester nos recommandations, nous avons procédé à un ensemble d'auditions avec les représentants des élèves, les parents d'élèves, les chefs d'établissement, la direction générale de l'enseignement scolaire, les recteurs et les représentants de l'enseignement privé également.

Notre enquête a débouché sur des constats qui nous semblent robustes et partagés et sur quatorze recommandations testées au préalable.

Premier grand constat : la procédure d'orientation est incapable de répondre aux objectifs législatifs ambitieux de formation d'une classe d'âge.

Au fil des années, les procédures d'orientation et d'affectation ont été clarifiées : des outils nouveaux ont été mis à disposition, tels le parcours de découverte des métiers et des formations ou l'option de découverte professionnelle, souvent proposée aux élèves qu'on pense orienter en voie professionnelle et dispensée à raison de trois heures en troisième ; les critères de la procédure informatisée AFFELNET sont publiés, et la procédure s'est améliorée dans le temps ; les familles déposent très peu de recours sur les décisions d'orientation devant les commissions d'appel. Il n'en demeure pas moins que le processus d'affectation est assez lourd et complexe. Les options et voies sélectives – classes internationales, européennes, classes à horaires aménagés musique et danse, par exemple – sont mal connues des familles les plus éloignées du système éducatif.

La sortie, chaque année, de 122 000 jeunes sans diplôme autre que le brevet, voire sans aucune qualification, montre que le problème est ailleurs que dans les procédures d'orientation. L'orientation reste encore vécue comme la sanction d'un parcours scolaire par les élèves, les parents et les enseignants : elle sert surtout à discriminer les bons élèves destinés à la voie générale des mauvais élèves. Or, dans les textes, l'orientation est la construction d'un parcours de formation choisi par l'élève et non la résultante de ses difficultés scolaires que le système éducatif n'a pas été en mesure de résoudre. Derrière le discours sur l'égale dignité des trois voies de formation au lycée – générale, technologique et professionnelle –, se cache une réalité un peu différente, la voie générale étant considérée comme la meilleure car permettant de retarder le plus longtemps le choix d'orientation.

L'orientation dépend essentiellement de l'offre disponible sur un territoire, les familles faisant le plus souvent le choix de la proximité géographique plutôt que des débouchés professionnels ou universitaires ultérieurs. Elle est donc souvent subie, ce qui aboutit, dans certaines filières, à 10 à 15 % d'abandons. Or l'offre territoriale de formation évolue très lentement, elle est très rigide. Même quand les formations n'offrent plus de débouchés professionnels, il y a peu de fermetures. Avec un taux de remplissage très faible – parfois trois ou quatre élèves sur l'année complète –, et des enseignants trop spécialisés qu'on ne sait pas reconvertir, elles représentent un coût net pour les finances publiques. La rationalisation de l'offre territoriale de formation, compétence partagée entre l'État et les régions, est lente à se concrétiser.

De ce fait, les académies n'orientent pas les élèves dans les mêmes proportions dans les différentes filières d'enseignement post-troisième, alors que les choix effectués en fin de troisième conditionnent très fortement l'avenir scolaire des élèves et leur capacité d'insertion professionnelle : au niveau national, l'orientation en voie professionnelle représente 28,6 % contre 35 % à Lille, 27 % à Toulouse et 25 % à Rennes. Selon les territoires, à compétences et souhaits identiques, les élèves n'auront donc pas le même destin scolaire. Or les choix faits, ou plutôt subis, en fin de troisième sont quasiment irrévocables, les changements de filière dans le second cycle restant très rares. Ces choix conditionnent donc l'avenir scolaire des élèves, puis leur première insertion professionnelle. Ce sont les élèves des milieux les plus défavorisés que l'on retrouve majoritairement en voie professionnelle. Tel est le premier grand constat.

Deuxième grand constat : l'orientation en fin de troisième reflète l'incapacité de notre système éducatif de remplir les objectifs législatifs ambitieux mais indispensables pour l'avenir du pays.

Le collège unique n'existe toujours pas, quarante ans ou presque après son instauration. Des voies de pré-orientation demeurent : les élèves de section d'enseignement général et professionnel adapté, les SEGPA, sortent très souvent sans aucune qualification ; les troisième d'insertion et troisième en alternance perdurent sous diverses appellations et servent à « exfiltrer » les élèves en grande difficulté scolaire ; l'option de découverte professionnelle six heures, dite DP6 heures, accueille en troisième les élèves « destinés » à l'enseignement professionnel, par choix ou à cause de leurs difficultés scolaires ; les classes de niveaux, par le biais des options, existent dans près d'un établissement sur deux, alors que la réglementation l'interdit et que les comparaisons internationales montrent, tout au contraire, que plus un système éducatif oriente tard, plus il est performant.

Les élèves qui vont en voie professionnelle sont ceux qui doivent choisir leur filière dès la fin de troisième, alors qu'ils sont, en général, âgés de quinze ans. Ceux qui vont en voie générale et technologique, les meilleurs élèves, ont encore la seconde pour faire leur choix. Le problème est aggravé depuis que, du fait de la baisse des redoublements, les élèves arrivent plus jeunes à la fin du collège : à quatorze ou quinze ans, un jeune choisit souvent une voie qui va déterminer sa vie professionnelle entière. La multiplicité des filières en voie professionnelle – plus de 100 spécialités en bac pro et plus de 200 en CAP – spécialise trop les jeunes, ce qui ne permet pas une adaptation aisée aux évolutions rapides du marché du travail et, plus largement, de la mondialisation.

Le système éducatif n'aide pas encore suffisamment les élèves et leurs familles à construire un parcours d'orientation. Du fait de leur mode de recrutement et de leur formation initiale, les conseillers d'orientation-psychologues sont davantage tournés vers la dimension psychologique de leur métier, qui est essentielle, que vers l'orientation et la connaissance des milieux professionnels. Ils ne peuvent donc répondre qu'imparfaitement aux besoins des élèves en la matière. L'implication des enseignants est, de ce fait, indispensable – ceux qui s'en occupent reçoivent d'ailleurs une indemnité spéciale de suivi et d'orientation des élèves –, mais leur formation en la matière est souvent très faible, voire inexistante. La mission d'accompagnement des élèves devrait donc être intégrée dans leurs obligations de service. C'est l'une de nos recommandations.

Enfin et surtout, l'orientation étant, pour l'instant, largement la sanction d'un échec scolaire pour une grande partie des élèves, l'enquête fait ressortir la faiblesse croissante du système scolaire français en matière de traitement des difficultés scolaires. Cela est corroboré par les enquêtes PISA de l'OCDE ou l'enquête PIRLS pour les performances de lecture des élèves en fin de CM1, dont les résultats, parus hier, montrent que nous sommes au-dessous de la moyenne des pays européens, à côté de l'Azerbaïdjan – c'est dire ! L'organisation du temps scolaire et la lourdeur des programmes ne permettent pas une prise en charge réelle et personnalisée de la difficulté scolaire ; les obligations réglementaires de service des enseignants ne prévoient pas de temps de travail en équipe pédagogique.

Les travaux récents de la Cour, qui ont donné lieu à des référés adressés au Premier ministre et au ministre de l'éducation nationale, transmis au Parlement avec les réponses ministérielles et mis en ligne, montrent que le système d'allocation des moyens lui-même ne part pas des besoins des élèves analysés sur le terrain. Contrairement à ce qui se passe dans de nombreux pays, comme le Canada, les Pays-Bas ou le Land de Berlin en Allemagne, le processus d'allocation des moyens entre les académies reste fondé sur une analyse des facteurs externes au système scolaire, tels que les catégories socioprofessionnelles et la prédominance ou pas de zones rurales. Ce n'est pas suffisant. Des établissements rencontrant des difficultés similaires mais situés dans deux académies différentes seront donc traités de manière différente en fonction de l'allocation reçue par l'académie, au détriment des élèves les plus en difficulté. Non seulement le système est inéquitable, mais il est inefficace.

Les recommandations du rapport s'inscrivent dans le cadre d'une réforme globale du système éducatif, déjà demandée par la Cour dans son rapport public thématique de mai 2010 sur la réussite de tous les élèves. La réforme de l'orientation, au sens de la construction d'un parcours, doit être pensée dans le cadre d'une telle réforme globale du système éducatif. Il faut tout mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs du système éducatif, surtout si des moyens supplémentaires sont alloués.

La Cour formule quatorze recommandations structurées autour de quatre axes.

Dans le cadre du premier axe – préciser le rôle des intervenants dans le processus d'orientation –, les familles doivent, d'abord, se voir reconnaître le droit de décision finale sur la voie d'orientation cependant que l'administration conserverait la compétence de l'affectation dans un établissement public. Compte tenu du faible nombre de recours devant les commissions d'appel, cette mesure est assez facile à prendre mais très importante symboliquement, car elle affirme la place des élèves et de leur famille dans le système scolaire. Il importe, ensuite, de préciser la répartition des rôles de conseil et d'information des divers intervenants du système éducatif – chefs d'établissements, professeurs principaux, enseignants, conseillers principaux d'éducation –, ainsi que la nature des missions d'expertise incombant aux conseillers d'orientation-psychologues. À cet égard, nous avons observé que la situation n'était pas la même entre l'enseignement privé sous contrat et l'enseignement public. Dans l'enseignement catholique, on ne fait appel à des psychologues qu'en cas de problèmes psychologiques avérés, alors que les conseillers d'orientation-psychologues du service public ont une fonction plus large d'orientation qui peut s'exercer au détriment d'un focus plus appuyé sur les problématiques psychologiques pour les enfants les plus perturbés. Dans le cadre de l'adaptation des obligations réglementaires de service des enseignants à la diversité des missions qui leur incombent, il faut veiller à inclure l'aide à l'orientation des élèves. Cette mission fait partie du travail des enseignants dans tous les pays comparables à la France. Enfin, et c'est le corollaire de la précédente mesure, il convient de faire évoluer la formation initiale et continue des enseignants, afin de mieux les former à la connaissance des filières d'enseignement et des débouchés professionnels.

Le deuxième axe vise à ne pas enfermer les élèves dans un choix irréversible d'orientation. Pour cela, une première mesure consisterait à réduire le nombre des options en voie générale, ainsi que le nombre de spécialités des niveaux baccalauréat et certificat d'aptitude professionnelle dans la voie professionnelle, pour que la spécialisation n'intervienne que progressivement en première et en terminale. Il faut laisser aux jeunes le temps du choix, quelle que soit la voie choisie après la troisième. Nous proposons aussi de faciliter les changements de parcours entre les trois voies de formation au lycée, générale, technologique et professionnelle, aussi bien qu'à l'intérieur de chacune d'entre elles, grâce à une organisation modulaire des enseignements. Permettre aux bacheliers de chacune des trois voies qui souhaitent opérer une réorientation de leur parcours de bénéficier d'une année supplémentaire d'études, sanctionnée par des épreuves ouvrant droit à l'obtention d'un autre baccalauréat, est une recommandation qui vise à lutter contre la « fatalité » du destin scolaire et à augmenter le nombre de bacheliers généraux et technologiques.

Le troisième axe a pour objet de mettre l'orientation en cohérence avec les objectifs généraux du système éducatif. Cela passe par une mesure principale : fixer, au niveau ministériel, pour les flux d'élèves attendus pour les trois voies du baccalauréat, des objectifs indicatifs qui seraient adaptables par les recteurs aux situations locales, afin d'assurer leur cohérence avec l'objectif de 50 % de diplômés à bac + 3 de l'enseignement supérieur. Atteindre cet objectif implique d'augmenter les performances des élèves, notamment des voies générale et technologique. Le ministère de l'éducation nationale est, pour l'instant, dans l'incapacité de détailler la manière dont il compte s'y prendre. Or, en tant que gestionnaire de l'offre qui pilote la demande d'orientation, il a une partie des cartes en main, et il ne peut se tourner vers les collectivités territoriales pour faire évoluer les résultats de l'orientation en fin de troisième.

Organiser le système éducatif pour lutter contre l'orientation par l'échec constitue le quatrième et dernier axe. Il s'agit, d'abord, de conditionner à l'acquisition effective du socle commun de culture, de connaissances et de compétences le moment de l'orientation entre les trois voies du lycée, c'est-à-dire en fin de scolarité obligatoire. Nous avons bien senti que cela posait des problèmes au ministère de l'éducation nationale. Pourtant, il nous semble qu'il faut tirer toutes les conséquences organisationnelles de la mise en oeuvre du socle commun, avec une école du socle qui va du primaire à la seconde.

Une deuxième mesure consisterait à faire prendre en charge au maximum les difficultés scolaires au sein des classes ordinaires afin de réduire le nombre d'élèves en situation d'échec scolaire, tant dans le premier degré qu'au collège. Il conviendrait également d'évaluer, au regard de l'objectif de maîtrise par tous les élèves du socle commun à la fin de la scolarité obligatoire, les dispositifs spécifiques et de ne conserver que ceux qui répondent effectivement à cet objectif, en excluant d'en faire des filières de pré-orientation. Il faut aussi accorder aux établissements scolaires la faculté de moduler la mise en oeuvre des programmes et les temps d'enseignement en fonction des besoins des élèves.

Dans la voie professionnelle, les recteurs devraient pouvoir s'appuyer sur des référentiels ministériels de réduction des surcapacités constatées pour engager un dialogue avec les régions afin d'adapter l'offre de formation. Ainsi, des moyens supplémentaires seraient dégagés pour mieux accompagner les élèves dans leur parcours scolaire. Cette recommandation permettrait de mettre en oeuvre une priorité mesurable sur l'adaptation de l'offre de formation.

Enfin, la performance des collèges devrait être évaluée au regard des résultats de leurs élèves. À cet égard, on peut s'interroger sur l'opportunité de supprimer les évaluations nationales obligatoires en CE1 et CM2, dont les dernières ont eu lieu en mai dernier. Il y a quelques années, des évaluations nationales étaient organisées en sixième.

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