Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 15 septembre 2015 à 18h30
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Je rappellerai pour commencer à monsieur Myard, contraint de nous quitter, que nous souhaitons, bien sûr, la levée des sanctions imposées à la Russie, mais qu'elles ont été prises pour des raisons précises. Nous travaillons continûment à trouver des solutions à ce dossier, dans lequel la France est en pointe. Au cours de la réunion, satisfaisante, qui s'est tenue dans ce cadre du « format Normandie » à Berlin, samedi dernier, nous avons traité du cessez-le-feu et des épineuses élections au Donbass. Je vous ai indiqué que, le 2 octobre prochain, une réunion, dans le même format, rassemblera à Paris les présidents français, russe et ukrainien et Mme la Chancelière Angela Merkel. Si ces questions pendantes sont réglées sur la base de l'accord de Minsk, la France soutiendra la levée des sanctions. J'ai par ailleurs reçu le ministre russe de l'économie, et notre conversation a été utile. Les sanctions pénalisent beaucoup l'économie russe mais aussi celle de la France et d'autres nations européennes. Nous sommes convenus que les courants d'échanges et les réunions devaient continuer. De la sorte, si les sanctions sont levées nous pourrons agir sans tarder, et si elles ne le sont pas, nos relations ne seront pas rompues.

M. Lellouche a convenu, avec une urbanité dont je lui sais gré, que la situation dans laquelle la négociation a été conduite était difficile, s'interrogeant toutefois sur les raisons qui nous avaient fait écarter l'hypothèse d'un arbitrage. Les spécialistes consultés ont insisté sur la grande part d'inconnu qui caractérise une telle procédure. Outre que l'arbitrage aurait été très risqué et son résultat incertain, il aurait pris des années. Pendant cette durée, aux termes de l'accord complexe négocié en 2008 et conclu en 2011, les navires, immobilisés, n'auraient pas été cessibles et il aurait fallu en payer la garde. Voilà pourquoi il ne nous a pas paru raisonnable de nous engager dans cette direction.

Vous considérez aussi, monsieur Lellouche, que si les choses s'améliorent d'ici la fin de l'année en Ukraine, la signature de l'accord relatif à ces deux navires pourra sembler être intervenue à contretemps. Sachez que nous avons poussé à son extrême limite le délai de négociation dont nous disposions aux termes du contrat. L'accord n'aurait-il pas été signé au moment où il l'a été que nous serions entrés dans une phase contentieuse ; nos interlocuteurs russes nous l'avaient signifié. Le risque aurait alors été de devoir payer des pénalités élevées et le climat politique entre nos deux pays aurait été complétement modifié, sans que nous ayons la certitude que d'ici la fin de l'année l'évolution de la situation générale progresse aussi favorablement que chacun le souhaite et sans savoir si d'autres contentieux ne se produiront pas. Nous avons donc estimé que, compte tenu des termes du contrat, un accord amiable était préférable aux risques qu'aurait emportés un contentieux.

Vous avez souligné avec justesse, monsieur Dufau, que l'accord signé est avant tout d'ordre politique. Lorsque deux parties acceptent d'entrer dans une négociation, c'est qu'elles ont la volonté d'aboutir ; c'était le cas. La Russie tient en effet la France pour un pays indépendant, qui a sa propre stratégie et qui n'est inféodé à nul autre, contrairement à ce que j'ai entendu ; cela compte dans nos relations.

Mme Maréchal-Le Pen se demande pourquoi nous n'avons pas exigé des contreparties de pays dont elle estime qu'ils auraient fait pression sur la France pour qu'elle signe cet accord. J'ai du mal à appréhender la logique paradoxale selon laquelle la France serait « inféodée » aux États-Unis parce qu'elle passe un accord amiable avec la Russie. Nous sommes un État indépendant. Les pays tiers peuvent faire les commentaires qu'ils souhaitent sur l'action que nous menons, mais c'est le Gouvernement français qui a pris une décision dont le résultat est la signature d'un accord qui satisfait la France et la Russie ; j'ai eu à connaître de signes plus patents de dépendance à l'égard de pays étrangers. D'autre part, vous avez sans doute, madame, parlé emportée par la passion, car vous n'ignorez évidemment pas qu'aucune base juridique ne permettrait de demander des compensations à un pays au motif qu'il aurait « exercé des pressions » sur un pays indépendant. L'argumentation polémique ne fait pas le sérieux de la démonstration.

J'en viens pour conclure aux questions de politique générale posées par Mme Saugues et Mme Dagoma. Sans reprendre la discussion que vous avez eue au sujet de la Syrie en séance publique cet après-midi pendant que j'assistais au débat qui, au même moment, se déroulait au Sénat, je me limiterai à redire notre opposition radicale à Daech, groupe terroriste effrayant qui veut la mort de la terre entière dont celle des Français. Nous avons constaté – c'est la base de l'adaptation de notre stratégie – que des attentats en France étaient fomentés par Daech depuis la Syrie. Le souci de la sécurité de la France nous interdit de tolérer cela. Nous intervenons donc sur le fondement de l'article 51 de la Charte des Nations unies pour exercer notre droit de légitime défense, et je dois vous dire ma surprise d'avoir entendu aujourd'hui au Sénat le représentant d'un certain parti affirmer que nous n'aurions aucune légitimité à intervenir ; la première des priorités d'une politique étrangère n'est-elle pas d'assurer la sécurité du pays ? Pour cette raison, nous envoyons des forces aériennes en vols de reconnaissance et, quand les renseignements collectés seront suffisants, nous pourrons intervenir.

Se pose aussi la question des interventions au sol. Je partage l'avis exprimé dans les medias par M. Pierre Lellouche : une intervention terrestre française en Syrie serait déraisonnable et dangereuse. Non seulement aucun pays de la coalition ne veut s'y risquer mais il importe de tirer les leçons des expériences passées. Dépêcher des soldats occidentaux pour des opérations au sol, ce serait tomber dans le piège tendu par Daech qui aurait beau jeu de dénoncer l'intervention de troupes étrangères. Sur le plan strictement militaire, personne ne peut envoyer des soldats français au massacre en Syrie.

L'action terrestre est nécessaire, mais elle relève de l'État syrien.

On en vient alors à Bachar al-Assad, dont l'éviction s'impose pour des raisons morales et par souci d'efficacité. Pour certains, le personnage n'est pas recommandable mais il faudrait néanmoins passer un accord avec lui pour la raison que Daech est plus épouvantable encore. Puis-je rappeler que Bachar al-Assad est responsable de 80 % des morts en Syrie, et que Ban Ki-moon le tient pour un criminel contre l'humanité ? Voilà pour l'argument moral. Mais il y a aussi l'efficacité. Si l'on se penche sur l'histoire de ce petit garçon syrien échoué noyé sur la côte turque et dont la photo a ému le monde, on apprend que son père a d'abord été torturé dans les geôles de Bachar al-Assad avant de s'enfuir avec sa famille pour échapper aux assauts de Daech. Dire que celui qui est responsable de 80 % des morts en Syrie représente l'avenir du pays serait le moyen le plus sûr de pousser la population dans les bras des groupes terroristes. La France a donc pour position qu'il faut lutter contre Daech mais qu'il convient aussi, comme s'y efforce Staffan de Mistura, de trouver une solution propre à préserver la solidité de l'État syrien – sans quoi on se trouvera dans une situation « à l'irakienne » – avec des éléments du régime qui ne seront sans doute pas indemnes de tout reproche, mais sans Bachar al-Assad.

J'en viens à nos relations avec la Russie et avec l'Iran. Les Russes ayant envoyé en Syrie de nouveaux matériels, j'ai à nouveau évoqué la situation dans ce pays avec mon collègue Sergueï Lavrov samedi, à Berlin. Il continue de dire que la Russie souhaite éviter que la Syrie ne tombe dans le chaos – chaos qui règne pourtant déjà –, ajoutant vouloir empêcher que l'État syrien ne s'effondre. Sur ce point, il a raison ; mais il considère aussi que c'est grâce à Bachar al-Assad que l'État syrien tient. Pour notre part, comme je l'ai dit, nous poussons sans relâche à la recherche d'autres solutions. La France est le seul pays qui discute de ces questions avec tous. Vous imaginez aisément que si, avec la présidente de votre commission, je me suis rendu en Iran, ce n'était pas pour traiter du sexe des anges. Je discute régulièrement de ces questions avec mon collègue russe. Ce n'est point par hasard que le Président de la République a été l'invité d'honneur d'un sommet extraordinaire des six pays du Conseil de coopération du Golfe. Nous discutons aussi avec la Turquie, et, bien sûr, avec les États-Unis. Dans tous les cercles où cela est possible, nous favorisons les discussions qui peuvent faire émerger une solution politique en Syrie.

Quel sens donner à l'intervention supplémentaire de la Russie à Lattaquié ? J'entends souvent dire que les Russes veulent préserver leurs intérêts en Syrie ; mais qui songe à les menacer ? Peut-être ce nouveau mouvement tient-il à ce que la Russie, convaincue qu'une négociation politique va s'engager, tient à assurer ses forces par une présence accrue.

De même, nous discutons avec l'Iran et les choses ont bougé avec la conclusion de la négociation sur le programme nucléaire iranien – qui n'aurait pas abouti si la France ne s'était pas montrée ferme. Il est cependant difficile de savoir si l'achèvement de cette négociation entraînera par un effet mécanique un meilleur climat politique. Les positions de l'Iran et de la Russie à propos de la Syrie ne sont pas exactement les mêmes : l'Iran affirme qu'il appuiera Bachar al-Assad quoi qu'il arrive, il y a des éléments iraniens sur le terrain syrien, et l'on ne peut occulter le Hezbollah. Pour autant, nous voulons utiliser l'ensemble des possibles dans tous les cercles où il le faut et, bien sûr, aux Nations unies.

En résumé, nous considérons que les opérations militaires sont nécessaires, mais que la solution est politique. Si nous voulons parvenir à une solution politique, il faut parler avec tout le monde, ce que nous faisons. Quand il faudra envoyer des troupes au sol, quelles seront-elles ? Il y aura des soldats syriens, mais il devra aussi y avoir des militaires arabes. Nous parlons donc, aussi, avec les pays arabes et avec la Turquie, en dépit de nos différends. Mais si nous privilégions une solution politique, nous ne pouvons nous en remettre totalement à la position d'un pays, quel qu'il soit. La diplomatie consiste à essayer de faire converger des positions divergentes. Il se trouve fâcheusement que la France ne forme pas la communauté internationale à elle seule… Ce n'est pas parce que nous ne parvenons pas à convaincre pour l'instant que nous n'intervenons pas. Nous agissons, nous essayons de convaincre et quand des adaptations sont nécessaires, nous les faisons, mais nous ne voulons pas nous engager dans des voies sans issue. Au sein des pays européens, la relation de la France avec la Russie reste particulière ; nous savons son poids et sa force et nous jugeons important de dialoguer avec elle en lui faisant savoir nos points d'accord et nos points de désaccord.

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