Intervention de Fleur Pellerin

Réunion du 16 septembre 2015 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Fleur Pellerin, ministre de la culture et de la communication :

Monsieur le rapporteur, cher Patrick Bloche, je vous remercie pour cette présentation enthousiaste et teintée de l'humour qui vous est habituel. Vous avez su en faire ressortir cette conviction que nous partageons, à savoir que ce projet de loi constituera un marqueur important du quinquennat grâce aux avancées considérables qu'il permet dans la définition d'une politique culturelle et la fixation de ses ambitions.

Vous avez, avec beaucoup de clarté et de concision, mis en valeur la substance du projet de loi. Je m'attarderai pour ma part sur les intentions qui ont présidé à son élaboration et présenterai les amendements que le Gouvernement soumet à votre commission – dans le plein respect des délais, je le précise.

Je remercie les équipes des services de l'Assemblée nationale qui vous entourent et salue l'investissement très fort des membres de la Commission, qu'ils appartiennent à la majorité comme à l'opposition.

Je sais que circule dans les couloirs du Palais Bourbon une rumeur ancienne qui veut que certains ministres s'attristeraient toujours d'avoir à présenter un texte fortement amendé par les parlementaires. Je ne suis pas de ces ministres-là, si tant est qu'ils existent. Au contraire, je me réjouis que ce projet de loi portant sur la liberté de création, l'architecture et le patrimoine ait suscité près de 450 amendements : c'est la preuve de son importance, de sa justesse et de sa nécessité.

Non seulement je me réjouis de ce débat en perspective mais je m'y consacrerai avec fierté. Soyons très clairs : j'aurai en commission comme en séance la volonté d'améliorer avec vous ce projet de loi. Tout ce qui viendra l'enrichir devrait pouvoir être retenu, tant que la sécurité juridique à laquelle nous devons veiller est garantie.

J'ai évoqué d'entrée de jeu l'importance de ce texte. Indépendamment de la discussion technique qui va suivre, je crois qu'il est fondamental de préciser l'intention du Gouvernement qui, en déposant ce projet de loi, répond certes à une impérieuse nécessité mais dessine aussi l'avenir de la culture dans notre pays.

Cette impérieuse nécessité présente, nous l'avons tous à l'esprit : des oeuvres saccagées, vandalisées, barbouillées de messages antisémites ou repeintes ; des spectacles annulés, des films pourchassés par la vindicte de quelques-uns, ou des artistes décrits comme des fainéants que l'on voudrait employer à garder des enfants. C'est ce climat qu'ont aujourd'hui à subir les artistes et tous ceux qui travaillent avec eux : les tenants d'un retour à l'ordre moral donnent de la voix, et de façon suffisamment forte pour que des artistes soient censurés ou s'autocensurent. Dans un tel contexte, il est urgent d'inscrire dans le marbre de la loi la liberté de création, pour protéger ceux qui créent et leur donner les moyens de se défendre et de travailler.

Toutefois, cette inscription dans la loi dépasse l'urgence du moment. C'est d'ailleurs l'aboutissement d'une longue réflexion, qui a commencé au tout début de ce quinquennat.

Certains, je le sais, se sont alors interrogés sur son utilité : à quoi bon écrire que la création artistique est libre, dans un pays où elle l'est déjà ? D'autres ont rappelé qu'elle était largement recouverte par la liberté d'expression, et que distinguer la création artistique des autres formes d'expression n'avait pas grand sens et pouvait même s'avérer contre-productif.

À ces deux objections, je veux répondre ce matin par un mot : l'avenir.

Nous ne savons pas de quoi l'avenir sera fait. L'histoire nous a appris que toute liberté était une conquête, et qu'une liberté n'était réelle que si elle était garantie. Qui peut nous assurer que la liberté dont jouissent aujourd'hui les créateurs sera toujours garantie demain ? Personne, sinon la loi. Par le passé, l'État n'a pas toujours été du côté des artistes. Souvenons-nous de Flaubert, de Baudelaire, de bien d'autres encore. Il n'y a que la loi pour garantir qu'il le sera désormais à chaque fois. C'est un engagement fort que prend le Gouvernement.

L'avenir encore, car nous ne savons pas à quoi ressembleront les oeuvres de demain. Dans un monde qui change, change si vite, change en profondeur et « redessine la carte », pour reprendre les mots d'Alessandro Barrico, il faut pouvoir garantir leur émergence. Les artistes ont souvent un temps d'avance. Ce temps d'avance prend souvent la forme d'un choc, d'une transgression. Les artistes remettent en question nos conceptions de l'ordre et du désordre – Anish Kapoor en est l'un des nombreux exemples. Or, bien souvent la société a des difficultés à accueillir la nouveauté.

Ma conviction est que c'est notamment à travers l'art que la société se transforme et que c'est à travers l'art que nous lisons le plus souvent les transformations du monde, les signaux faibles des mouvements profonds, loin de l'urgence et du tumulte médiatique. Ma conviction est aussi que c'est par les chemins singuliers que nous proposent les artistes que nous pouvons renouer avec le fil d'une histoire collective et envisager l'avenir avec sérénité.

Ce premier article du projet de loi n'est donc pas qu'un acte de protection : c'est aussi un acte de confiance. De confiance envers les artistes.

À en juger par les amendements que vous avez déposés, il me semble que ce premier article fait consensus et que nous pouvons nous rassembler autour de ce grand principe. Nous aurons bien entendu des débats sur son effectivité, sur sa normativité, j'en suis certaine. Nous en aurons aussi sur ses limites, je n'en doute pas. Nous en aurons enfin sur les libertés qui en découlent : la liberté de programmation, la liberté de diffusion. Je m'y prépare.

Ces débats seront de beaux débats. Ils sont nécessaires aussi, dans un moment où notre société est précisément traversée de courants profonds qui ont tendance à éloigner les citoyens les uns des autres. Affirmer le principe de la liberté de la création dans la loi sera de nature à fédérer et rassembler, loin des tentations de repli communautaristes, j'en ai la conviction.

L'avenir toujours, nous le préparons pour les artistes. Car il ne suffit pas d'inscrire leur liberté dans la loi pour la rendre effective : il faut aussi s'attacher à la rendre possible, à lui donner un cadre et des moyens, dans ce temps de grande mutation numérique.

L'avenir, c'est d'abord celui des artistes en devenir. Puisque ma volonté est de m'occuper en priorité de ce qui va émerger, il m'a semblé plus que jamais nécessaire d'offrir un cadre de formation qui permette aux artistes de se faire une place dans la compétition internationale et leur donne la liberté d'être inventifs.

Je pense en particulier à l'agrément des formations dispensées dans les classes préparatoires publiques aux écoles d'art et à l'extension du régime de sécurité sociale des étudiants aux élèves qui suivent ces cursus. Nous réparons une injustice manifeste : il n'y avait aucune raison que ces étudiants soient traités différemment des autres. La créativité ne s'oppose pas à la justice sociale. Nous aurons là encore, je le sais au vu des amendements déposés, des discussions qui s'annoncent passionnantes sur la jeune création.

L'avenir passe aussi par la clarté. Vous avez beaucoup évoqué, cher Patrick Bloche, la question de la clarification des politiques culturelles. J'irai plus loin : je parlerai de transparence.

Transparence de nos ambitions, transparence de nos dispositifs – à commencer par les labels du spectacle vivant et des arts plastiques, enfin pourvus d'un cadre réglementaire.

Transparence, par conséquent, des relations entre l'État et les collectivités territoriales pour ce qui concerne la culture, compétence partagée par excellence.

Transparence aussi du statut des FRAC et renforcement de leurs missions ; protection de leurs collections, désormais reconnues par la loi.

Transparence encore des relations entre les artistes-interprètes et les producteurs, transparence entre les producteurs de musique et les plateformes, transparence entre tous les acteurs de la filière cinéma.

Transparence enfin, par la médiation, pour résoudre les conflits. Je constate par parenthèse que la création d'un médiateur de la musique ne fait pas consensus parmi les groupes. J'y vois la preuve d'une réelle avancée, comme l'a été la création du médiateur du livre.

La transparence offre de la visibilité pour l'avenir : chacun doit savoir où il est pour mieux savoir où il va. La transparence offre un environnement de travail sécurisé au monde de la création. Tout sera donc prêt et garanti pour accueillir sereinement les créations émergentes et faire en sorte que cette émergence soit conforme aux lois et aux principes de la République.

Je parle ici beaucoup d'avenir, de création, et vous vous interrogez peut-être sur la pertinence de lui avoir associé le patrimoine dans un même projet de loi. Le patrimoine, n'est-ce pas ce que nous voulons conserver du passé, comme un socle partagé, à sauvegarder, quand la création est projection ?

On peut toujours regarder le patrimoine avec l'oeil du passé mais on peut aussi le regarder avec l'oeil de l'avenir, comme vous l'avez fait dans votre propos liminaire, monsieur le rapporteur. Il faut alors poser une question : quel héritage voulons-nous léguer à nos enfants ?

Le patrimoine d'hier vit toujours sous la menace de disparaître demain. Nous le voyons aujourd'hui, à Palmyre en particulier – c'est l'exemple le plus dramatique que nous ayons sous les yeux, une perte irrémédiable pour l'humanité. Nous aurons l'occasion d'ailleurs de débattre des dispositions que je vous propose d'ajouter au projet de loi pour préserver les biens culturels menacés en cas de conflit et pour lutter contre le trafic d'objets et d'oeuvres d'art.

La France n'est évidemment pas la Syrie, et elle n'est pas en guerre, fort heureusement. Pour autant, nous ne sommes jamais à l'abri de voir la protection du patrimoine s'affaiblir, sinon disparaître.

Voyez le patrimoine dispersé et démembré, ces monuments privés de leurs biens mobiliers ou vendus à la découpe. Nous gardons tous en mémoire l'exemple récent de la Villa Cavrois, qui a été rendue au public très récemment mais dont le mobilier avait disparu et qu'il a fallu racheter, restaurer et reconstituer pièce par pièce. Le protéger en amont aurait été plus efficace. C'est le sens de la disposition introduite dans le projet de loi pour protéger davantage les monuments, et qui institue une catégorie d'ensembles immobiliers, les domaines nationaux, dont la valeur historique est majeure.

Voyez encore le patrimoine menacé par la disparition ou l'atténuation de la politique des espaces protégés. Des quatre cents secteurs sauvegardés imaginés par Malraux, il n'en reste plus que cent cinq aujourd'hui. Ces derniers étaient même menacés d'extinction, du fait de l'obligation faite aux communes, dans une loi adoptée par la majorité précédente, de faire évoluer leur document de ZPPAUP avant juillet prochain sous peine de devoir renoncer à leur projet.

Lorsque les règles deviennent trop complexes, que les servitudes se superposent et que les procédures s'accumulent, lorsque le régime juridique de la protection devient incompréhensible pour nos concitoyens parce qu'il porte des noms ou des sigles abscons – les AVAP, les ZPPAUP – on s'en désintéresse, on s'en détourne, et on finit par y renoncer.

Que serait-il resté demain de la protection du patrimoine si nous n'avions fait le choix, aujourd'hui, de clarifier et de simplifier nos procédures ? Je suis sûre qu'elle se serait essoufflée. C'est tout le sens de la création des « cités historiques » qui est inscrite au projet de loi : elle donne une énergie nouvelle à cette politique des espaces protégés, sans diminuer pour autant le degré de protection ou l'accompagnement de l'État auprès des collectivités.

Inscrire la protection du patrimoine au coeur des plans locaux d'urbanisme n'équivaut pas à moins d'exigence de la part de l'État, mais à autant d'exigence, avec une procédure simplifiée pour tout le monde. Comme tout changement, cette refonte de la protection du patrimoine suscite des inquiétudes, notamment chez les maires, je ne l'ignore pas. Nous en débattrons, j'apporterai d'ailleurs des réponses ou des précisions et j'entendrai certaines de vos propositions d'amélioration.

Mais je n'hésiterai pas à dire qu'avec la création des cités historiques, cette loi est la plus grande loi relative au patrimoine depuis celle de 1962 instituant les secteurs sauvegardés. Et c'est une loi de gauche, proposée par un gouvernement de gauche, preuve s'il en est qu'on peut conserver le patrimoine sans être nécessairement conservateur !

Je sais que l'opposition, en évoquant le patrimoine, aime à utiliser le terme de « trésor ». Des trésors, il y en a encore à découvrir, et ce sont souvent des vestiges archéologiques. À qui appartiendront ceux qui seront découverts demain ? Aujourd'hui, rien n'est très clair ; là encore, les régimes se superposent. Demain, ils appartiendront à la nation. Les traces du passé deviendront réellement un bien commun. Demain aussi, la nation sera davantage encore garante de la qualité scientifique des fouilles archéologiques préventives, qui sont ouvertes à la concurrence depuis plus d'une dizaine d'années. La loi renforcera une politique qui fait notre fierté, quasiment unique au monde en la matière. C'est à l'avenir encore que l'on songe en repensant le rôle et la place de l'archéologie dans notre pays, comme nous le faisons aujourd'hui.

C'est à l'avenir du patrimoine enfin que l'on songe lorsqu'on parle d'architecture, et c'est là que le continuum entre patrimoine et création est le plus évident. Le patrimoine de demain se crée aujourd'hui. C'est d'ailleurs tout le sens du thème que j'ai souhaité donner à l'édition des Journées européennes du patrimoine, qui auront lieu le week-end prochain : « le patrimoine du XXIe siècle, une histoire d'avenir ». Où commence le patrimoine ? Quel âge faut-il avoir pour être patrimonial ? Cette question, vous le savez, n'est pas nouvelle. Nous y répondons en inscrivant dans la loi un label qui distinguera les constructions récentes, de moins de cent ans. Et nous nous y préparons pour l'avenir, en soutenant l'innovation en matière d'urbanisme : un projet qui se distinguerait par sa qualité architecturale pourrait déroger à certaines règles d'urbanisme, le rapporteur l'a décrit très précisément. Je sais que d'autres mesures seront proposées par voie d'amendement et je suis certaine, là encore, que nous aurons la possibilité d'enrichir le texte.

L'avenir, c'est enfin celui de nos concitoyens. C'est parce que nous sommes convaincus que les arts et la culture nous rendent plus libres qu'il faut continuer de les rendre encore plus accessibles à tous. C'est à cet objectif qu'il faut relier l'exception au droit d'auteur pour l'adaptation des oeuvres aux personnes en situation de handicap, que nous proposons d'améliorer à l'article 12.

Mais je pense plus fondamentalement encore à la jeunesse, qui est la première des priorités de ce quinquennat, et à l'avenir que nous lui préparons. En la matière, les propositions pour enrichir le texte qui vous seront faites au cours de la discussion seront nombreuses. Dans cet avenir, il importe que l'art et la culture aient toute leur place : par l'éducation artistique et culturelle ; par l'accès à la formation musicale – en particulier dans des conservatoires qui veillent à la diversité des esthétiques et des pratiques ; par la pratique amateur, enfin, qui est pour beaucoup de nos concitoyens – et même beaucoup d'entre nous – l'une des façons de vivre l'art.

Monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, vous l'aurez compris : ce projet de loi est cohérent avec l'ensemble des projets et des dispositions de l'exécutif pour la culture depuis le début de ce quinquennat. Il s'agit d'un acte fondateur pour la culture pour le siècle qui vient, parce qu'il assure que les artistes aient bien une place dans la société de demain et que la culture soit toujours davantage accessible à tous.

La culture est l'une de nos plus grandes richesses et doit le demeurer. Je suis convaincue que beaucoup d'entre vous partagent cette ambition et que vous contribuerez à enrichir ce projet de loi.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion