C'est bien volontiers que j'ai accepté de conduire cette mission au côté de M. Michel Destot. En effet, le projet qui nous occupe a toujours fait consensus au niveau national et a été poursuivi avec ténacité par plusieurs Présidents de la République, jusqu'à la période récente, celle des décisions définitives, avec l'engagement de financement de la France et de l'Italie devant la Commission européenne. Dans ce contexte, il était important que les deux chambres et les deux grandes sensibilités républicaines du pays soient représentées lorsqu'il s'est agi de mener l'étude demandée par le Gouvernement.
On l'a dit, plus d'un milliard d'euros a déjà été dépensé et 12 kilomètres de galeries réalisés, à partir de trois points d'entrée en France et d'un point d'entrée en Italie. Il s'agit d'un morceau de l'ouvrage définitif : ces galeries servent non seulement à reconnaître les couches géologiques, mais aussi à acheminer les différents tunneliers qui permettront de construire l'ouvrage de 57 kilomètres et, en phase d'exploitation, à procurer un accès de sécurité.
La nouvelle société TELT succède à LTF (Lyon Turin ferroviaire), qui faisait elle-même suite au GEIE (groupement européen d'intérêt économique) Alpetunnel.
Lorsque nous parlons de financement, c'est de celui de la part française de la section internationale qu'il s'agit. Du chiffre cité de 8,2 milliards, valeur janvier 2012, il convient de soustraire le financement apporté par l'UE, soit 40 %, au taux majoré prévu par le programme RTE-T (réseau transeuropéen de transport) pour franchir les ouvrages montagneux en section internationale. L'engagement de l'UE concernant la première tranche de financement, qui couvre la période budgétaire européenne s'achevant en 2020, correspond bien à ces 40 % ; une réserve pourra être débloquée sous la forme d'une tranche supplémentaire, en fonction de l'achèvement ou de l'avancement des travaux, d'ici à 2020. Cette contribution conforme au taux annoncé a été validée par une décision ferme de l'Union.
Quant à la part française, elle s'élève à 2,2 milliards : la contribution de la France à la réalisation de l'ouvrage est inférieure à celle de la République italienne, en vertu d'une clé de répartition attribuant environ 57 % à la seconde et 43 % à la première. En effet, l'Italie finance une part plus importante du tunnel de base, sur la section internationale, car elle a moins de voies d'accès à réaliser ; or il faut qu'au bout du compte chacun des deux États ait payé la moitié de l'ouvrage total, lequel englobe section internationale et voies d'accès.
Ces quelque 2 milliards s'échelonnent sur une décennie, soit six à sept ans pour le percement du tunnel lui-même et deux ans pour l'équipement, auxquels s'ajoutent les phases de certification aux deux extrémités. L'effort peut ainsi être réparti entre douze exercices budgétaires, ce qui représente quelque 200 millions par an en moyenne, étant entendu que le montant à financer variera en réalité d'une année sur l'autre : les dépenses à engager seront moindres au cours des premières années.
Quoi qu'il en soit, cette somme semble tout à fait abordable au regard des autres investissements de l'État et de nombre de nos collectivités : par rapport au budget d'investissement de la métropole de Grenoble ou d'un petit département comme le mien, l'ordre de grandeur est comparable ou ne varie que du simple au double. Voilà qui permet de répondre à l'objection fréquente selon laquelle ce projet trop coûteux risquerait d'absorber toutes nos recettes.
Pour mener à bien notre mission, nous nous sommes d'abord assurés auprès de la Commission européenne, grâce à des échanges étroits avec les services de la DG MOVE (Direction générale de la mobilité et des transports), de la faisabilité de la mise en oeuvre de l'Eurovignette alpine. Il s'agissait de vérifier que ce qui avait été fait en Autriche pouvait être repris en France. Pour le dire clairement, afin de financer ce type d'ouvrages, l'UE autorise aujourd'hui les États à percevoir une recette majorée sur les tronçons permettant l'accès aux ouvrages de franchissement et sur les ouvrages de franchissement existants eux-mêmes. La majoration tarifaire peut aller jusqu'à 25 % des tarifs en vigueur, lesquels doivent évidemment correspondre à l'amortissement des investissements par les sociétés actuellement exploitantes.
En France, ce dispositif peut être appliqué dans l'ensemble de la zone montagneuse – ce sont les termes mêmes de la directive. Précisons ici que la définition de la zone de montagne n'est pas la même au niveau européen et au niveau national : déterminée en France par décret, elle correspond pour l'UE à une notion de massif élargi, de sorte que le périmètre taxable est plus large. C'est important eu égard à la possibilité de percevoir des recettes sur la façade méditerranéenne. Il existe en effet trois points de franchissement des Alpes : tout au Nord, en Haute-Savoie, le tunnel du Mont-Blanc ; en Maurienne, le tunnel ferroviaire historique du Mont-Cenis et le tunnel routier du Fréjus ; enfin, sur le littoral, à Vintimille. Pour deux d'entre eux au moins – les tunnels alpins –, la fixation des tarifs relève des deux États, en liaison avec les sociétés exploitantes ; les États ont le pouvoir de contingenter les trafics en vertu de la Convention alpine, ratifiée par la France et qui nous fait d'ailleurs obligation de développer le report modal.
En nous appuyant sur les données disponibles, et avec le soutien et l'aide précieuse de M. Christian Maisonnier, délégué aux grandes infrastructures de transport de la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement en Rhône-Alpes, nous avons analysé les recettes susceptibles d'être dégagées grâce à une Eurovignette alpine.
Premièrement, l'Eurovignette étant modulable dans le temps, nous ne sommes pas tenus d'atteindre d'emblée le taux plafond de 25 % : nous pouvons ménager des hausses progressives.
Deuxièmement, elle est modulable dans l'espace : il est possible de ne pas adopter la même politique tarifaire sur tous les tronçons, de manière à tenir compte du niveau dont on part. En effet, les tarifs sont actuellement plus élevés sur certains d'entre eux : s'agissant des tunnels alpins, les relèvements tarifaires ont servi à payer la modernisation et les travaux de sécurité réalisés après la catastrophe du Mont-Blanc.
Troisièmement, l'Eurovignette n'est pas nécessairement appliquée dans les deux États : dans le cadre de ce projet binational, chaque État peut choisir son propre mode de financement – avec l'aval, bien entendu, de l'autre partie dès lors que la politique tarifaire choisie est susceptible de modifier le trafic et d'entraîner des distorsions de concurrence. À cet égard, nous avons tenu compte des préoccupations italiennes s'agissant de la structure de la profession de transporteur routier dans ce pays, bien plus atomisée encore que dans le nôtre, et du fait que la totalité des exportations italiennes par voie terrestre cheminent par le massif alpin.
Dès lors, nous proposons une modulation dans le temps de la hausse tarifaire, au terme de laquelle celle-ci, appliquée par tronçons selon un découpage que détaille le rapport, atteindrait 10 à 15 %. Nous n'utilisons donc pas à plein la possibilité offerte par l'UE d'une hausse de 25 %.
En effet, nous voulons permettre à la puissance publique de se réserver le moment venu des marges de financement des voies d'accès. Car nous ne parlons ici que du tunnel de base. Or les voies d'accès n'ont pour l'instant fait l'objet que d'un seul engagement : le 19 mars 2002 puis le 19 mars 2007, par un protocole signé avec l'État, les collectivités locales de la région Rhône-Alpes ont promis d'y consacrer un milliard d'euros.
Nous souhaitons également éviter un effet de repoussoir pour les transporteurs : il nous faut veiller à l'acceptabilité de l'évolution tarifaire, en France comme en Italie. Conformément à une excellente proposition formulée par le président Jean-Paul Chanteguet dans son propre rapport, la majoration devrait d'ailleurs être reportée sur une ligne spécifique de la facture de manière à être payée par les chargeurs – et non par les transporteurs, pour ne pas pénaliser les plus petits d'entre eux. C'est à cette condition que les transporteurs des chambres syndicales du massif alpin, que nous avons rencontrés, ont jugé le projet acceptable.
La majoration serait donc de 10 % sur les tronçons des Alpes du Nord et de 15 % sur ceux des Alpes du Sud, compte tenu de la relative faiblesse des tarifs actuellement pratiqués par ESCOTA (Autoroutes de l'Estérel-Côte d'Azur).
S'agissant des recettes attendues, le produit de recettes nettes s'élève à 40 millions d'euros. La recette annuelle escomptée en vitesse de croisière a été évaluée de la manière la plus prudente possible. Ainsi, si la recette attendue est de 46,8 millions tandis que la recette nette ne dépasse pas 40,5 millions, c'est pour tenir compte de la possibilité offerte aux sociétés concessionnaires de demander que soient prises en considération les conséquences de la majoration tarifaire sur l'évolution des trafics : nous avons provisionné la somme qui, dans cette hypothèse, devrait leur être reversée. Nous avons également voulu intégrer les phénomènes d'élasticité vis-à-vis de la Suisse voisine ; c'est une autre des raisons pour lesquelles la majoration tarifaire proposée est moindre dans les Alpes du Nord. Des études ont en effet montré que l'augmentation des tarifs des tunnels alpins, notamment à la suite des travaux de sécurisation postérieurs à la catastrophe du Mont-Blanc, avait entraîné un report du trafic vers la Suisse. Aujourd'hui, toutefois, la situation est à peu près stabilisée et nous sommes désormais avantagés par la hausse du cours du franc suisse, laquelle a atteint 13 à 15 % au cours de l'année écoulée et semble devoir durer, ce qui rend d'autant plus envisageable la perspective de nouvelles augmentations tarifaires.
Cette évaluation est d'ailleurs conforme à celle à laquelle s'est livrée la Commission européenne en 2005, lorsqu'elle a entrepris d'actualiser l'Eurovignette ; nous n'en disposions pourtant pas en rédigeant le rapport. À l'époque, en effet, le vice-président Jacques Barrot estimait la recette à 40 à 60 millions : nous renouons avec son hypothèse basse.
Nous nous sommes ensuite intéressés à la manière dont d'autres pays ont recouru à ce dispositif, singulièrement l'Autriche pour réaliser le nouveau tunnel du Brenner. Dans ce cas, l'Eurovignette, qui peut être appliquée pendant cinquante ans auxquels s'ajoute la durée du chantier, rapportera 35 millions d'euros par an sur soixante-quatre ans ; pour le Lyon-Turin, la durée serait de soixante-deux ans. Les fonds sont entièrement versés à l'organe chargé de réaliser les infrastructures, ce qui permet de financer 2,4 milliards d'euros sur les 8,6 milliards que coûte au total le chantier ; dans notre cas, l'ordre de grandeur est comparable, mais la part nationale à financer est moindre.
Comment assurer l'ingénierie financière du projet ? Rappelons tout d'abord que la recette ne sera pas versée au budget général de l'État : la Commission n'en permet la perception que si le produit est entièrement affecté à la réalisation de l'ouvrage pour lequel la recette a été autorisée. Voilà qui nous met à l'abri de toute tentative de prédation au profit d'autres ouvrages ou de dispersion budgétaire. La recette étant ainsi fléchée, elle peut être affectée à l'opérateur chargé de la réalisation du tunnel, c'est-à-dire, ici, à la société TELT, et servir de support à un montage d'ingénierie financière susceptible de faire intervenir deux acteurs. Le premier serait la Banque européenne d'investissement (BEI), laquelle contribue au financement de tous les projets d'infrastructures européennes ; son apport allant aux deux États, la part dont nous pourrions bénéficier dépendrait des droits de tirage de l'Italie qu'il nous faudrait négocier avec la partie italienne. Le second est la Caisse des dépôts, qui accorde, par le biais de son fonds d'épargne, des prêts destinés à financer des infrastructures « vertes », déjà mobilisés pour la mise en service de tramways mais aussi de sections de lignes nouvelles ; c'est d'une décision de l'État que dépend la possibilité de recours à cette formule bien connue.
L'appel à l'Eurovignette permet de tenir compte de l'observation, formulée par la Cour des comptes, selon laquelle les recettes ordinaires de l'État ne permettent pas de financer ce type d'ouvrage. Il s'agit en outre de sécuriser durablement la recette, alors que, selon certains, le trafic risque de s'étioler. Toutefois, si le trafic dans les tunnels alpins a diminué depuis 2008, il a augmenté ou est resté stable, compte tenu de l'élasticité à l'activité économique de la France et de l'Italie, dans l'ensemble de la chaîne alpine : en effet, il s'est considérablement accru sur le littoral, sous l'effet de la multiplication de contraintes et de la hausse des tarifs dans les tunnels nord-alpins.
Enfin, l'exemple d'Eurotunnel montre qu'une infrastructure nouvelle ne vit pas seulement du report du trafic des autres ouvrages, mais génère sa propre activité et ses propres flux d'échanges, si du moins sa gestion est suffisamment dynamique. M. Michel Destot a rappelé l'ampleur des échanges entre la France et l'Italie ; songeons également aux flux entre la péninsule ibérique, singulièrement la Catalogne, l'Italie du Nord et les Balkans, qui ont vocation à revenir progressivement dans le giron européen pour se développer.
En somme, nous avons là une recette nouvelle, sécurisée au niveau européen, qu'il appartient au Gouvernement et au Parlement de créer ; sur ce fondement, il est possible d'élaborer une ingénierie finançant une part significative de l'ouvrage – sans doute 30 à 40 % au moins –, ce qui laisse à la charge des finances publiques une somme plus raisonnable et qui paraît acceptable, le besoin de financement ne dépassant pas 200 millions d'euros par an.