Intervention de Michel Klopfer

Réunion du 9 septembre 2015 à 10h30
Commission d'enquête visant à évaluer les conséquences sur l'investissement public et les services publics de proximité de la baisse des dotations de l'État aux communes et aux epci

Michel Klopfer, directeur général du cabinet Michel Klopfer :

Je suis convié pour la troisième fois à m'exprimer devant une commission parlementaire, et il s'agit à chaque fois d'un grand honneur ; le sujet de mes interventions portait, en 2005, sur la fiscalité et, en 2011, sur les emprunts toxiques.

Les finances locales vont connaître une période de glaciation dans les années qui viennent. Mon cabinet occupe une position privilégiée pour observer la situation, puisque nous avons travaillé pour 800 collectivités locales environ, dont 80 % sont de grande taille ; nous avons ainsi collaboré avec 34 des 41 villes de plus de 100 000 habitants, 87 départements et 24 des 27 anciennes régions. Nous avons également organisé des formations pour la Cour des comptes et, l'année dernière, nous avons été conviés à assurer des séances dans des ministères sur le thème du sauvetage de l'investissement.

Sans tout ramener à eux, nous privilégions le suivi de deux indicateurs : l'épargne brute et la capacité de désendettement. Nous analysons évidemment les ratios budgétaires qui s'avèrent alarmants pour les départements, ceux-ci se trouvant face à des risques non seulement d'insolvabilité, mais également de déséquilibre budgétaire au sens des articles 8 et 9 de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, dite loi Defferre.

Nous utilisons l'indicateur d'épargne brute et non celui d'épargne nette, qui, dévoyé, était utilisé par les banquiers vendant aux collectivités des produits toxiques que l'on qualifiait de « structurés ». On présentait alors une amélioration de la situation financière par l'artifice de l'allongement de la dette.

J'explique souvent aux élus que l'épargne brute est comparable à l'épargne d'un ménage, en ce sens qu'elle sert d'apport personnel pour les investissements et de source de remboursement du capital des emprunts antérieurs. Lorsque l'on souhaite acquérir une résidence principale, la banque prête de l'argent sans que les mensualités de remboursement du crédit n'excèdent environ un tiers des revenus. Pour une collectivité locale, le raisonnement ne s'appuie pas sur le revenu, mais sur l'épargne, dans la mesure où la collectivité ne peut pas se séparer d'une partie du personnel ou fermer les guichets sociaux si elle a besoin d'investir.

Mme Marylise Lebranchu, ministre de la décentralisation et de la fonction publique, nous a reçus en compagnie de confrères, de macro-économistes et de banquiers, il y a environ un an, pour savoir quels étaient les moyens de maintenir l'investissement. À cette occasion, j'ai rappelé que l'épargne constituait le principal, sinon le seul, moteur de l'investissement. Une collectivité disposant d'un million d'euros d'épargne supplémentaire peut investir dix millions d'euros de plus en quatre ans. Cet effet de levier vient de ce qu'un emprunt de dix millions d'euros génère une annuité d'environ un million d'euros pendant quinze ans, intérêts compris – ce montant étant actuellement inférieur du fait du bas niveau des taux d'intérêt. Cette équation joue dans les deux sens, et la perte de un million d'euros d'épargne induit une diminution de la capacité à investir de dix millions d'euros.

La baisse des dotations de l'État de 12,5 milliards d'euros représente un tiers de l'épargne brute consolidée du secteur public local au 31 décembre 2013, cette année-là étant la dernière avant le début de la minoration de la dotation globale de fonctionnement (DGF). L'investissement diminuera d'un tiers, nonobstant les éventuelles augmentations d'impôts ou réductions de dépenses qui ne couvriront jamais la somme de 12,5 milliards d'euros du fait du niveau actuel de la fiscalité locale. Cela n'entraînera pas de faillite, car aucun huissier ne viendra saisir le bureau d'un maire, mais des cessations de paiement sont possibles ; il y en a d'ailleurs déjà eu au début des années 1990, par exemple à Angoulême et à Briançon. En Provence-Alpes-Côte d'Azur et en Languedoc-Roussillon, pratiquement toutes les moyennes et grandes villes ont été à un moment mises sous tutelle par les banques – Crédit local de France, ancien nom de Dexia, Caisse d'épargne et Crédit agricole –, seules Montpellier et Aix-en-Provence y ayant échappé. Le système fonctionnait ainsi : les maires signaient des protocoles que les conseils municipaux étudiaient, la banque le plus souvent réalisait la prospective, on s'engageait à ce que l'épargne de gestion reste stable pendant quatre ans, on verrouillait les investissements, on promettait d'accroître la transparence de la comptabilité – la norme M14 était sur le point d'entrer en vigueur – et chacun comprenait que si les cibles de ratios n'étaient pas atteintes, le robinet du crédit se fermait. Les élus de cette époque ont fortement augmenté les impôts – ceux-ci se situaient à un très faible niveau au début des années 1990, mais les bases étaient beaucoup plus larges car les gouvernements successifs ne les avaient pas encore rétrécies – afin de redresser les comptes. Le contribuable a donc payé la sortie de cette crise, mais les élus de la seconde moitié des années 2010 ne disposeront pas de ce moyen d'action.

Nous apprécions la capacité de désendettement sur une période de quinze ans, car la Caisse des dépôts et consignations (CDC) avait mis en place des prêts à cette échéance à l'époque où elle était la seule prêteuse. La Caisse d'aide à l'équipement des collectivités locales (CAECL), filiale de la CDC et ancêtre du Crédit local de France, avait reproduit le même schéma et toutes les banques ayant voulu entrer sur ce marché ont prêté sur quinze ans. Pour les entreprises, l'indicateur équivalent ne doit pas dépasser sept ans, voire cinq ans, parce les emprunts se font sur une période beaucoup plus courte.

Une collectivité doit équilibrer – voire dégager un excédent budgétaire – sa section de fonctionnement pour prendre en charge les dotations aux amortissements des équipements et les fonds de concours. L'État s'est montré très dur avec les collectivités locales sur ce terrain : il y a quelques années, j'avais rencontré des agents de la direction générale des finances publiques (DGFiP) pour le compte d'un département de Franche-Comté qui versait les plus grosses subventions de fonds de concours à Réseau ferré de France (RFF) pour la ligne Rhin-Rhône ; l'État lui demandait d'amortir sa subvention aux équipements sur quinze ans ; à titre de comparaison, la société Eiffage amortit le viaduc de Millau sur soixante-quinze ans. Nous avons obtenu de passer de quinze à trente ans, mais nous n'avons pas comblé le rapport d'un à cinq avec le viaduc de Millau. J'entends aujourd'hui certaines personnes évoquer l'idée d'une modification de la réglementation des dotations aux amortissements, mais ce n'est pas en faussant la comptabilité que l'on réussira à sortir les collectivités d'une situation de déficit qui peut toucher les sections de fonctionnement et d'investissement – puisque, pour cette dernière, l'on ne peut pas rembourser la dette par un nouvel emprunt.

L'État ne respecte pas ces normes qu'il impose aux collectivités locales ; ainsi, l'État n'effectue pas de dotations aux amortissements – à croire que ses véhicules et ses ordinateurs ont une durée de vie infinie –, et le projet de loi de finances (PLF) pour 2015 faisait apparaître un déficit de fonctionnement de 58 milliards d'euros – ce qui représente environ la moitié des dépenses de personnel de l'État – et 188 milliards d'euros d'emprunts prévus pour rembourser 110 milliards d'emprunts antérieurs et pour couvrir le déficit de fonctionnement. Si une collectivité présentait des comptes de cette nature, elle serait immédiatement déférée devant la chambre régionale des comptes (CRC). Le proverbe latin « quod licet Iovis, non licet bovis » (1) décrit bien cette situation. L'investissement public est évidemment beaucoup plus faible que l'investissement privé, mais 71 % de cet effort est consenti par les collectivités locales, ce chiffre n'atteignant plus que 60 % si l'on prend en compte les investissements militaires de l'État ; en tout cas, l'absence d'épargne ne permet pas aux collectivités d'investir.

En 2012 et 2013, les recettes courantes des collectivités locales ont augmenté d'environ 2 % chaque année, ce chiffre étant tombé à 1 % en 2014. Nos prévisions s'établissent entre 0,2 et 0,3 % jusqu'en 2017 et reposent sur un scénario dans lequel les finances de l'État seront miraculeusement rétablies au 31 décembre 2017 et qu'il n'y aura pas de nouvelle ponction opérée sur la DGF en 2018 – on ne peut pas établir une hypothèse de nouvelle baisse du concours de l'État aux collectivités en 2018 ; ce n'est même pas un raisonnement politique mais un raisonnement de « chimie pure » : s'il y a du monoxyde de carbone dans une pièce, tout le monde suffoque, mais s'il y en a trop, tous meurent.

Les dépenses des collectivités ont progressé de trois points entre 2012 et 2013, d'où un écart d'un point avec l'augmentation des recettes, ce qui crée un effet de ciseau. Le transfert de la gestion du revenu de solidarité active (RSA) aux départements ne constitue pas le seul facteur de cette situation. Lorsque j'ai rencontré Mme Lebranchu à l'automne dernier, j'ai demandé si un projet de toilettage de la loi du 26 janvier 1984 portant sur le statut de la fonction publique territoriale était envisagé, et l'on m'a répondu que rien ne serait entrepris avant le 4 décembre 2014, date des élections professionnelles. Ce n'est pas parce que nous effectuons nos missions de consultants pour les collectivités territoriales, que nous ne prenons pas en compte les contraintes de finances publiques et que nous souhaitons que la diminution de 12,5 milliards d'euros de la DGF soit annulée ou qu'elle n'atteigne que 3 milliards d'euros comme le souhaitait le gouvernement de M. Jean-Marc Ayrault. Il convient, en revanche, de réfléchir aux mesures d'accompagnement qui peuvent permettre aux collectivités de disposer de plus grandes marges de manoeuvres, notamment sur les dépenses de personnel.

Les charges de personnel ont augmenté de 3,5 % en 2014 dans l'ensemble des collectivités territoriales, ce taux dépassant 4 % dans le bloc communal. Entre 2000 et 2003 – premières années de mise en oeuvre de la loi du 12 juillet 1999 relative au renforcement et à la simplification de la coopération intercommunale, dite loi Chevènement –, des communautés et des districts qui avaient procédé à une mutualisation de leurs moyens ont rencontré beaucoup d'animosité de la part des représentants de l'État, notamment dans la Marne, qui plaidaient pour que l'administration intercommunale s'affranchisse de son homologue municipale. La rivalité entre la fonction publique d'État et celle de la territoriale a freiné le processus de mutualisation. Cette situation est aujourd'hui révolue, mais nous conservons des taux de croissance consolidés des charges de personnel incompatibles avec l'évolution des recettes.

L'épargne des collectivités locales subit une baisse continue : elle atteignait 38 milliards d'euros en 2013, soit trois fois le montant de la diminution des dotations. L'Association des maires de France (AMF) avait déployé une banderole lors de son dernier congrès, en novembre 2014, estimant la ponction opérée sur la DGF à 28,5 milliards d'euros ; ce montant est excessif car il repose sur une confusion entre les flux et les stocks. La diminution de 28,5 milliards d'euros sur trois ans doit être ramenée au montant de la DGF sur trois ans, soit 120 milliards d'euros et non 40 milliards.

La dette locale augmente chaque année, et les collectivités empruntent davantage qu'elles n'amortissent de dette. Les ratios d'endettement sont inférieurs à ceux de l'État, mais les marges de manoeuvre le sont également. La capacité de désendettement s'établit à 4,7 ans, mais cette durée peut être trompeuse, car parmi les 36 700 communes, il n'y a que 900 villes de plus de 10 000 habitants, soit 2,5 % du total. La plupart des autres localités vivent à l'ombre d'une ville ou d'un bourg-centre qui leur apporte des équipements que leurs contribuables ne financent pas. Nous sommes impatients de voir ce que le Gouvernement retiendra des propositions de Mme Christine Pires Beaune, mais l'instauration de dotations de centralité me semblerait tout à fait légitime, ne serait-ce que pour limiter les conséquences des écarts de fiscalité entre les communes qui assument des charges de centralité et les autres. De même, 90 % des communautés de communes sont de petite taille – même si certaines d'entre elles vont fusionner –, ce qui fausse également les calculs.

En 2014, la situation des comptes de toutes les catégories de collectivités locales s'est détériorée, sauf celle des départements puisque ceux-ci ont bénéficié, de la part de l'État, de la dotation de compensation péréquée et du deuxième fonds de compensation sur les droits de mutation alimenté par la possibilité, saisie par neuf départements sur dix, d'augmenter ces droits de 3,8 % à 4,5 %. J'insiste auprès des départements sur le fait que cette amélioration des comptes des départements en 2014 ne signifie absolument pas que les problèmes soient résolus.

Environ 80 % des collectivités se trouvaient, en 2013, dans une zone de sécurité reposant sur un taux d'épargne et une capacité de désendettement satisfaisants ; la situation devrait s'avérer moins favorable pour l'année 2014. Pour les collectivités qui ne situent pas dans cette zone, les temps vont devenir extrêmement durs, notamment pour les départements qui sont plus nombreux que les autres collectivités à se trouver dans cet état. Les régions, en revanche, sont toutes dans la zone de sécurité ; les communautés d'agglomération et les syndicats d'agglomération nouvelle sont souvent des structures jeunes qui n'ont pas encore de dettes importantes, mais qui présentent déjà un taux d'épargne très insuffisant. Enfin, 70 % des 2 200 communautés de communes se trouvent en bonne santé financière.

Cette situation est appelée à se détériorer et, dès la fin de l'année 2013, 10 à 15 % des structures communales se trouvaient dans un état préoccupant. Or, il s'avère difficile d'équilibrer les comptes dans une situation moyenne, si bien que l'on peut mesurer le défi qu'auront à relever certains élus. Dans les années 1990, nous avons travaillé avec les villes du triangle d'or disposant d'un patrimoine architectural romain ou moyenâgeux – Arles, Avignon et Nîmes – qui ne pouvaient emprunter auprès des banques que sur deux ans ; l'enseignement de cette expérience est que plus on reporte les décisions d'ajustement, plus celles-ci sont douloureuses pour le contribuable et pour l'usager.

L'étude que nous avons effectuée l'année dernière a fait apparaître deux populations fragiles : les départements et les villes de 10 000 à 100 000 habitants. La dynamique de la cotisation sur la valeur ajoutée (CVAE) ne rivalise pas avec celle de la taxe foncière – bien qu'elle soit honorable puisqu'elle équivaut à l'évolution du produit intérieur brut (PIB) en valeur – et le projet de basculement de plus de la moitié du produit de cette cotisation des départements vers les régions rendra inextricable le bouclage des budgets départementaux. Il y a lieu de donner de la visibilité sur plusieurs années aux collectivités locales, ce qui n'empêche pas de prendre des mesures dures ; sans cela, les structures ne pourront plus investir, car on prépare un investissement pendant dix-huit mois, on le réalise pendant un an et demi et on absorbe les charges de fonctionnement qui y sont liées pendant plusieurs années. Je ne suis pas naïf et je sais que personne ne peut annoncer ce que sera la DGF en 2018, mais ce sujet pourrait faire l'objet d'un débat parlementaire capable de dégager un consensus entre les partis de gouvernement.

Les capacités de désendettement des villes moyennes et des départements se sont fortement dégradées ; nous avions étudié deux scénarios d'ajustement : dans le premier, on gommait l'effet de ciseau hors baisse des dotations, et dans le second, qui se superposait au précédent, les investissements baissaient de 30 % par rapport à 2013 pour les départements et les régions et par rapport à la valeur de référence de 2013 minorée de 15 % pour les communes et les intercommunalités – puisque cette année-là avait été exceptionnelle du fait des élections municipales de 2014. La situation ne s'est pas améliorée par rapport au cadre de notre étude de l'année dernière, et nous éprouvons de grandes difficultés à convaincre les nouveaux élus qu'il ne faut pas seulement préparer le budget de l'année suivante, mais qu'il convient également de prendre des décisions modificatives (DM) négatives pour l'année en cours. J'avais demandé à certaines villes du Midi de la France qui avaient lancé des investissements de chantier considérables de rompre avec leurs pratiques habituelles et d'élaborer des avenants négatifs, afin de réduire le montant du coût des travaux. Les entreprises utilisent le concept de « budget à base zéro », et, sans reprendre cette notion qui appartient trop au secteur privé, il convient de s'en inspirer pour éviter l'insolvabilité et le déficit budgétaire.

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