Intervention de Didier Migaud

Réunion du 16 septembre 2015 à 9h30
Commission des affaires sociales

Didier Migaud, Premier, président de la Cour des comptes :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs les députés, c'est comme toujours très volontiers que je réponds à votre invitation à venir vous présenter notre rapport annuel sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale.

La sécurité sociale constitue l'une des composantes majeures du pacte social de notre pays, à titre symbolique, politique, et bien sûr financier – en 2014, les différents régimes qui la composent ont versé 458 milliards d'euros de prestations. Mais la permanence des déficits sociaux et le gonflement de la dette sociale qui en résulte la fragilisent considérablement. En 2014, une part des prestations a une nouvelle fois été financée à crédit, alors même qu'il s'agit de dépenses courantes. La Cour considère qu'il s'agit là d'une anomalie profonde et dangereuse, d'autant que des marges de manoeuvre importantes existent pour réduire ce déficit.

La Cour met en effet en évidence les progrès d'efficience notables qui peuvent permettre dans certains secteurs une dépense davantage maîtrisée. Ce faisant, elle s'efforce d'apporter un éclairage utile aux citoyens, assurés sociaux, mais surtout aux décideurs – Parlement et Gouvernement –, à qui appartient la responsabilité d'opérer des choix. Il n'y a pas à redouter nos rapports, qui ne visent qu'à jeter quelque lumière sur la situation de nos finances !

Pour vous présenter ce document, j'ai auprès de moi MM. Antoine Durrleman, président de la sixième chambre, Henri Paul, président de chambre et rapporteur général de la Cour, Jean-Pierre Viola, conseiller maître, rapporteur général de ce travail, et Mathieu Gatineau, auditeur et rapporteur général adjoint.

La Cour formule trois messages principaux. Premièrement, le retour à l'équilibre des comptes sociaux se poursuit, à un rythme modeste ; il est désormais reporté à un terme indéterminé. Deuxièmement, un équilibre durable des comptes sociaux est nécessaire mais aussi possible ; des économies structurelles peuvent améliorer l'efficience de la dépense sociale. Enfin, le redressement à mener doit s'accompagner d'une modernisation des prestations, de la gestion et du pilotage financier de la protection sociale.

En premier lieu, trois constats s'imposent : en 2014, les déficits ont continué à se réduire, mais dans une mesure limitée, et ils demeurent élevés. Pour la treizième année consécutive, la sécurité sociale est demeurée en déficit. En 2015, la trajectoire de baisse des déficits devrait ralentir de manière marquée et le retour à l'équilibre des comptes sociaux s'en trouver décalé de plusieurs années.

En 2014, le déficit agrégé des régimes obligatoires de base de sécurité sociale et du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) s'est élevé à 12,8 milliards d'euros. Il s'est ainsi réduit de 3,2 milliards par rapport à 2013 : ce niveau est conforme à la prévision de la loi de financement initiale pour 2014, et meilleur que le montant anticipé, à partir d'hypothèses plus pessimistes, par la loi de financement rectificative d'août 2014.

Cependant, cinq constats moins favorables doivent être soulignés. Le premier est que la réduction du déficit en 2014 est du même ordre que celle de 2013, et ralentie par rapport au rythme des années 2011 et 2012. Par ailleurs, le déficit comporte toujours une composante structurelle importante – près de 4 milliards d'euros –, cinq années déjà après la récession économique de 2009. Nous constatons aussi qu'en 2014, les mesures nouvelles d'augmentation des recettes, qui ont porté sur 5,3 milliards environ, ont encore joué un rôle déterminant dans la réduction du déficit. Sans ces mesures, le déficit aurait augmenté, et non pas baissé. Le quatrième constat porte sur la progression des dépenses qui s'est élevée à 2,2 % : ralentie, dans un contexte de faible inflation, elle est néanmoins nettement plus vive que celle de la richesse nationale, qui n'a été que de 1,3 %.

Au total, le déficit reste très supérieur à celui constaté avant la récession économique de 2009, lui-même très élevé. La dette sociale augmente à nouveau, représentant 158 milliards à la fin de l'année 2014. Chaque année, il faut trouver 16 milliards d'euros pour le paiement des intérêts et le remboursement du principal.

En 2015, le rythme de réduction des déficits pourrait connaître un ralentissement marqué : le déficit pourrait être plus élevé qu'en 2014, voire qu'en 2012. Même s'il n'est pas impossible que la prévision gouvernementale de juin 2015 soit révisée dans un sens plus favorable, 2015 marquera en tout état de cause un infléchissement prononcé dans le recul des déficits.

Sous l'effet de la conjoncture économique et en l'absence de mesures nouvelles significatives d'augmentation des recettes, le ralentissement de la masse salariale pourrait en effet conduire à une croissance spontanée des recettes relativement faible. Les dépenses continueraient, elles, à augmenter en termes réels, selon un rythme comparable à celui de 2014, et toujours plus élevé que celui de la richesse nationale.

Selon les hypothèses macro-économiques qui sous-tendaient la loi de financement pour 2015, la réduction des déficits devait reprendre de l'ampleur à partir de 2016. Elle devait alors s'accompagner, pour la première fois depuis 1990, d'une amorce de réduction de la dette sociale. Dans son prolongement, la loi de financement rectificative d'août 2014 fixait à 2017 le rétablissement de l'équilibre des comptes sociaux.

Cette trajectoire a été remise en cause par le programme de stabilité 2015-2018 d'avril 2015. Celui-ci prend acte de la dégradation de la conjoncture économique et décale de plusieurs années, sans plus déterminer d'échéance précise, le retour à l'équilibre des comptes. Au regard du scénario macro-économique sur lequel il repose, le déficit devrait encore s'élever à 5 milliards d'euros en 2018. Le retour à l'équilibre des comptes sociaux n'interviendrait pas avant 2021.

Cette nouvelle trajectoire se fonde sur des hypothèses jugées réalistes par le Haut Conseil des finances publiques dans son avis d'avril dernier. C'est un progrès à souligner. Pour autant, ce report du retour à l'équilibre à un terme de plus en plus éloigné est préoccupant.

Par ailleurs, la persistance de déficits élevés de l'assurance maladie et de la branche famille fait porter un risque croissant sur la dette sociale. Contrairement à ceux de l'assurance vieillesse et du FSV, leur transfert à la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES) n'est pas organisé. Dès lors, la part de la dette sociale financée par la voie d'emprunts émis à très court terme, et donc exposée à un risque de taux, n'a cessé d'augmenter. Portée par l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), elle devrait atteindre en 2015 près de 32 milliards d'euros, soit 20 % du total, contre 4 % en 2011. Elle s'établirait encore à 30 milliards d'euros à fin 2018, voire à 35 milliards si certains risques se réalisaient.

Dès lors, la Cour recommande d'organiser une reprise rapide par la CADES des déficits portés par l'ACOSS, dont ce n'est pas la mission. À cette fin, des ressources adéquates devraient être prévues pour assurer l'extinction complète de la dette sociale d'ici à son terme, aujourd'hui prévu en 2024.

J'en viens au deuxième message de la Cour : en dépit de conditions macro-économiques difficiles, le retour à l'équilibre des comptes sociaux est possible, à condition de faire porter prioritairement l'effort sur la maîtrise des dépenses sociales.

Des marges d'optimisation des recettes sociales demeurent, à taux de prélèvement inchangé. La Cour a déjà invité les pouvoirs publics à réexaminer plus en profondeur les niches sociales – travail qui a commencé, mais qui doit se poursuivre –, et elle a formulé des recommandations pour réduire la fraude aux cotisations sociales. En revanche, la situation de l'emploi limite les possibilités d'augmentation des cotisations, qui ne représentent plus aujourd'hui que 60 % des ressources de la sécurité sociale.

Afin de soutenir l'emploi des salariés faiblement qualifiés, les cotisations sociales font en effet l'objet d'allégements généraux croissants, en dernier lieu dans le cadre du pacte de responsabilité et de solidarité présenté au printemps 2014. Ces allégements ont cependant pour effet de déconnecter de plus en plus les cotisations sociales réellement payées par les entreprises du barème affiché des taux de prélèvement. Ce mode de financement est de moins en moins cohérent et lisible pour les entreprises comme pour les salariés. Dès lors, la Cour réitère sa recommandation d'intégrer les allégements généraux de cotisations au barème des cotisations.

L'annonce par les pouvoirs publics de la transformation à l'horizon 2017 du crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) en allégements généraux supplémentaires de cotisations en offre l'occasion. La Cour souligne néanmoins le caractère délicat de certaines pistes d'évolution. Elles pourraient affecter la logique contributive de financement des régimes de retraites complémentaires et d'assurance chômage, et celle, de nature assurantielle, des accidents du travail et maladies professionnelles.

Par ailleurs, l'effort contributif des travailleurs indépendants devrait être progressivement porté au niveau de celui des employeurs et des salariés du régime général de sécurité sociale. Si un écart d'effort contributif devait persister, ce sont les entreprises et les salariés du régime général qui en supporteraient les conséquences.

Devant la réduction des marges de manoeuvre sur les recettes, l'effort de retour à l'équilibre des comptes sociaux doit désormais porter prioritairement sur les dépenses.

L'an dernier, la Cour avait constaté que les limites méthodologiques de la construction de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (ONDAM) avaient facilité son respect. Elle avait recommandé une approche plus rigoureuse. Elle a constaté plusieurs améliorations notables en ce sens, ce dont elle se réjouit, même si des marges de progrès subsistent.

Le respect de l'ONDAM pour la cinquième année consécutive en 2014 s'est cependant traduit par une progression des dépenses de 2,4 %. C'est la plus forte hausse depuis 2011. L'objectif de dépenses progresse ainsi plus vite que le PIB.

Les dépenses de soins de ville ont été particulièrement vives : elles ont augmenté de 2,9 %. La Cour met en lumière à cet égard la dynamique particulièrement forte des dépenses de soins infirmiers et de masso-kinésithérapie, ainsi que l'efficience insuffisante de la prise en charge de l'insuffisance rénale chronique terminale. J'y reviendrai.

Le programme de stabilité 2015-2018 prévoit un ONDAM resserré pour les années à venir. Il appelle la mise en oeuvre d'économies structurelles d'ampleur, d'autant plus nécessaires que plusieurs facteurs de modération des dépenses vont s'inverser. Je pense notamment à la remontée prévisible du niveau de l'inflation, à la renégociation en 2016 des conventions avec les médecins et d'autres professionnels libéraux de santé, et à l'annonce récente de mesures de reprofilage des carrières dans la fonction publique hospitalière.

À ce stade, malgré l'adoption d'un plan triennal ONDAM 2015-2017 et les éléments du programme de stabilité 2015-2018, une grande partie des mesures précises permettant de réaliser les objectifs d'économie annoncés demeurent cependant à définir.

Le resserrement de l'ONDAM invite instamment à remédier aux faiblesses persistantes de l'organisation de notre système de soins.

Le bilan que dresse cette année la Cour de la réorganisation de l'offre de soins menée depuis vingt ans par les pouvoirs publics est en effet décevant. De nombreuses actions ont été menées, mais leur cadence et leur portée se sont affaiblies.

Le système de santé demeure insuffisamment efficient, en raison notamment d'un volontarisme moindre des pouvoirs publics à partir des années 2000. La portée des instruments contraignants, comme la planification, s'est affaiblie. Le champ des normes de sécurité et de fonctionnement est resté circonscrit, et leur respect s'est parfois émoussé. La convergence des tarifs entre secteur public et secteur privé a été abandonnée. Les outils essentiellement incitatifs ont été privilégiés mais se sont avérés moins efficaces. Cet état de fait est préjudiciable à la maîtrise de la dépense, voire à la qualité et à la sécurité des soins, ainsi qu'à leur accessibilité à tous du fait du creusement des disparités territoriales – point que vous, députés, connaissez bien.

Une action plus déterminée de recomposition de l'offre de soins apparaît aujourd'hui indispensable. À cet égard, la Cour formule des recommandations quant à l'application de normes de fonctionnement aux domaines de la médecine et la chirurgie comme au renforcement et à l'extension à l'ensemble des professions de santé du conventionnement conditionnel dans les territoires sur-dotés.

Un renforcement du pilotage par le ministère de la santé est également indispensable. Au-delà du dualisme de ce pilotage entre l'État et l'assurance maladie, l'organisation des responsabilités devrait être clarifiée au sein même du ministère.

Pour illustrer son propos sur les limites de la réorganisation de l'offre de soins, la Cour s'est penchée sur deux types d'établissements de santé : les maternités et les centres de lutte contre le cancer.

Le cas des maternités montre la convergence des objectifs d'efficience accrue du système de santé et de ceux de renforcement de la qualité et de la sécurité des soins. Au regard des enjeux soulevés par la sécurité des patientes et des nouveau-nés, et compte tenu de la situation fragile des maternités, une poursuite de la recomposition ordonnée de l'offre de soins est aujourd'hui indispensable.

Le cas des centres de lutte contre le cancer illustre quant à lui la difficulté rencontrée pour dépasser les cloisonnements institutionnels existants. Leur spécificité dans la prise en charge des patients s'est atténuée, avec la généralisation de leurs innovations aux autres établissements de santé. Une majorité de ces centres connaît par ailleurs une situation financière fragile. Alors qu'une démarche de fusion interne entre ces établissements a été engagée, les démarches de coopération avec les centres hospitaliers universitaires (CHU) pourraient être renforcées. La fusion avec des CHU, le plus souvent installés à leur côté sur les mêmes sites, devrait également être envisagée chaque fois que cela peut accroître l'efficience de l'organisation des soins de cancérologie.

La progression accélérée de certaines dépenses d'assurance maladie n'est pas toujours justifiée par des besoins objectifs. Elle peut résulter, au moins pour partie, d'une organisation inadaptée de l'offre de soins. Le cas des soins infirmiers et de masso-kinésithérapie et celui du traitement de l'insuffisance rénale chronique terminale illustrent cette situation. Il apparaît possible, à qualité de soins préservée, de gagner fortement en efficacité et donc en efficience.

Les infirmiers et masseurs-kinésithérapeutes exerçant à titre libéral apportent une contribution majeure et appréciée au maintien à domicile des personnes dépendantes.

Les dépenses d'assurance maladie liées aux soins infirmiers – 6,4 milliards d'euros en 2014 – et de masso-kinésithérapie – 3,6 milliards – connaissent toutefois une croissance accélérée, de respectivement 6,6 % et 4,3 % par an en euros constants depuis 2000. L'augmentation d'environ 500 millions d'euros par an de la dépense d'assurance maladie qui en résulte n'est cependant pas uniquement corrélée au vieillissement de la population et au développement des maladies chroniques. En réalité, cette progression importante procède en grande partie de celle du nombre de ces professionnels et de leur répartition inégale sur le territoire. Autrement dit, l'offre entretient la demande.

Cette situation devrait amener les pouvoirs publics à réguler plus efficacement la démographie globale et la répartition sur le territoire des infirmiers et des masseurs-kinésithérapeutes. La mise en oeuvre d'une gestion médicalisée de la dépense – aujourd'hui particulièrement peu développée – apparaît nécessaire. Elle doit concerner à la fois le corps médical, prescripteur, et les auxiliaires médicaux concernés. Elle devrait s'accompagner d'une adaptation des modes de rémunération, de manière à renforcer l'efficience des prises en charge. Sur ce dernier point, la Cour recommande d'instaurer des forfaits de rémunération par patient pour les actes récurrents liés à des maladies chroniques. Elle suggère au-delà la mise en place d'une enveloppe limitative d'actes par médecin, fonction des caractéristiques de sa patientèle.

Des progrès importants sont également possibles pour renforcer l'efficience des prises en charge des patients atteints d'insuffisance rénale chronique terminale. Enjeu de santé publique majeur, cette maladie particulièrement lourde touche environ 73 500 personnes. Celles-ci sont traitées soit par une greffe du rein – 32 500 transplantés –, soit par une dialyse – 41 000 dialysés. Les dépenses engagées pour ces traitements étaient de l'ordre de 3,8 milliards en 2013 ; elles pourraient être mieux maîtrisées tout en améliorant la qualité des prises en charge, en termes de qualité de vie des patients comme de bonne adaptation des traitements. Pour ce faire, la Cour recommande de réorienter l'effort financier vers la prévention, de développer plus fortement la greffe et de réviser les modes de tarification de la dialyse.

Le coût moyen par patient de la dialyse est d'ailleurs substantiellement plus élevé en France que chez nos voisins européens. La Cour formule plusieurs recommandations visant à le réduire substantiellement à terme.

Le troisième et dernier message de la Cour découle de ce qui précède. La protection sociale doit être modernisée pour s'adapter mieux encore aux évolutions de la société. Sa gestion doit être encore davantage axée sur des objectifs de gains de productivité et d'amélioration du service rendu. Le pilotage financier doit être au rendez-vous de l'enjeu d'un redressement financier durable.

La Cour s'est d'abord intéressée, dans le domaine de l'assurance vieillesse, aux pensions de réversion. Celles-ci bénéficient à 4,4 millions de conjoints survivants pour une dépense totale proche de 34 milliards d'euros en 2014. Elles jouent encore un rôle majeur, en réduisant les écarts de pensions entre les hommes et les femmes – quoique de manière moins marquée pour les générations récentes.

Cependant, elles n'ont pas été adaptées aux évolutions de la société. L'extrême diversité des critères d'attribution conduit à de grandes disparités entre assurés, sans différences objectives de situations. Elles pourraient être à moyen terme harmonisées et modernisées. Des garanties claires doivent naturellement être apportées en termes de stabilité des situations acquises, d'équité entre les différentes catégories de retraités, de prévisibilité des évolutions et de progressivité de mise en oeuvre. La Cour met sur la table un scénario de référence qui pourrait guider la mise en oeuvre d'une convergence souhaitable des différents dispositifs de réversion, sur le moyen ou long terme.

La Cour s'est ensuite penchée sur les conséquences d'une baisse du non-recours à la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) et à l'aide à la complémentaire santé (ACS).

Le bilan de ces dispositifs est en demi-teinte. Ils ne préviennent pas complètement le renoncement aux soins, et surtout ils n'atteignent qu'une partie limitée de leurs bénéficiaires potentiels. Depuis 2005, les pouvoirs publics ont en effet privilégié l'extension de l'attribution de l'ACS et de la CMU-C à des publics de plus en plus larges, plutôt que le recours effectif à ces dispositifs par ceux qui y avaient déjà accès. Les efforts portent désormais sur une résorption de ce non-recours : évidemment souhaitable du point de vue de l'effectivité de la protection sociale des populations les plus fragiles, les conséquences financières de cette évolution doivent être correctement anticipées. Dans l'hypothèse, certes largement conventionnelle, d'une disparition totale du non-recours, de ressources supplémentaires de l'ordre de 1,2 à 2,2 milliards d'euros devraient être dégagées. Dès à présent, un déséquilibre financier est attendu à compter de 2016.

Le chemin vers l'équilibre des comptes sociaux passe par des mesures de réorganisation que favorisent notamment les nouvelles technologies. Comme la Cour l'a déjà évoqué pour certaines administrations territoriales de l'État, le maillage territorial des organismes de protection sociale peut encore gagner en pertinence.

Alors que l'organisation des réseaux d'organismes locaux du régime général de sécurité sociale n'avait pratiquement pas bougé depuis 1945, la Cour a relevé des évolutions importantes depuis la fin des années 2000. Les caisses d'allocations familiales et les caisses primaires d'assurance maladie ont été départementalisées ; les URSSAF ont été départementalisées, puis régionalisées.

Le réseau a été ainsi significativement resserré. Cependant, beaucoup de caisses conservent une taille réduite, et les implantations géographiques sont restées largement figées. Des organismes de taille homogène affichent de substantiels écarts de coûts de gestion. Des mutualisations fonctionnelles complexes risquent d'entraver de nouvelles réorganisations plutôt que de les préparer, faute de schéma d'ensemble.

De nouveaux modèles organisationnels sont nécessaires pour atteindre les objectifs d'économies fixés par les pouvoirs publics, ce que la dématérialisation des flux d'information rend possible. À ce titre, les lieux d'accueil du public devraient être plus nettement dissociés de ceux de production. Les écarts de taille et de coûts doivent être plus activement réduits et les démarches de réorganisation s'inscrire plus délibérément dans une perspective interbranches, voire inter-régimes.

L'efficacité de la gestion de la sécurité sociale est également tributaire de celle des hôpitaux publics, dont l'assurance maladie est le principal financeur. Or la Cour et les chambres régionales des comptes ont observé à plusieurs reprises la qualité insuffisante des comptes hospitaliers. À la suite de ces constats, le législateur a instauré en 2009 une certification obligatoire des comptes des principaux hôpitaux publics par un commissaire aux comptes.

Au terme de la première campagne de certification, plusieurs points de vigilance doivent être soulignés. Il s'agit notamment, outre des faiblesses dans les dispositifs de contrôle interne relatifs aux actes de soins facturés à l'assurance maladie, de fragilités des systèmes d'information.

La modernisation de la sécurité sociale devrait enfin concerner son pilotage financier. Dans ce domaine, l'apport des comparaisons internationales est précieux. Cette année, la Cour a réalisé une comparaison approfondie des systèmes de retraites et d'assurance maladie français avec leurs homologues allemands.

Les systèmes de retraites et d'assurance maladie français et allemands présentent des traits communs nombreux, mais aussi des différences importantes. Ces dernières portent non seulement sur certains aspects d'organisation, mais aussi sur les priorités et les modalités du pilotage financier. Si elles n'en sont pas la seule cause, ces différences concourent à éclairer les résultats très contrastés de ces deux systèmes de protection sociale.

En matière de retraites, l'Allemagne et la France sont confrontées à des défis de même nature, mais d'intensité différente. L'Allemagne a engagé plus tôt que la France et avec plus d'intensité un processus de réformes, dans le contexte d'une démographie plus dégradée. Elle privilégie un objectif d'équilibre durable et le met en oeuvre par la voie d'ajustements continus, et même automatiques, des paramètres du système de retraites – méthode à comparer à celle de réformes d'ensemble se succédant à intervalles plus ou moins longs. Par ailleurs, une partie de l'effort d'ajustement a porté sur les personnes déjà retraitées, dont la pension a baissé en termes réels de 10 % depuis 1991, quand le pouvoir d'achat des pensions de retraite a été globalement préservé dans notre pays.

En définitive, les retraités français partent plus tôt que les retraités allemands et bénéficient de pensions en moyenne supérieures sur une durée plus longue. Les réformes en cours en France devraient cependant conduire, à terme, à appliquer des conditions en grande partie analogues à celles en vigueur en Allemagne.

Depuis 2006, l'assurance vieillesse de base des salariés allemands enregistre des excédents, tandis que son homologue français est en déficit depuis 2005. Entre 2000 et 2014, alors que l'Allemagne dégageait 16 milliards d'euros d'excédents cumulés, la France accumulait 65 milliards de déficits.

Pour ce qui est de l'assurance maladie, l'Allemagne a privilégié le maintien d'un niveau élevé de remboursement, mais sur un champ de prise en charge plus étroit qu'en France. Dans le même temps, notre voisin a mis en place un « bouclier sanitaire » plafonnant le reste à charge en fonction des revenus. En France, on constate en revanche un désengagement de l'assurance maladie obligatoire de base, sauf pour les dépenses liées aux affections de longue durée sur lesquelles est concentré l'effort de remboursement. En contrepartie, l'assurance santé complémentaire, désormais en voie de généralisation, joue un rôle de plus en plus important, alors que sa place est très modeste en Allemagne. La France a mieux maîtrisé au cours de la période récente l'évolution des dépenses de soins à travers l'ONDAM. L'Allemagne a privilégié, comme pour les retraites, un objectif d'équilibre durable des comptes, érigé en principe de valeur constitutionnelle – en France, nous avons plutôt pris l'habitude des déficits… Le succès repose notamment, de façon frappante, sur une forte responsabilisation à tous les niveaux de l'ensemble des acteurs du système de soins. Elle concerne aussi les médecins prescripteurs, qui sont soumis à des enveloppes limitatives – tout en gagnant plus que leurs homologues français.

Entre 2004 et 2013, l'assurance maladie allemande a constamment été excédentaire, tandis que son homologue française connaît un déficit persistant depuis les années 1990. Entre 2000 et 2014, l'Allemagne a dégagé 12 milliards d'excédents cumulés. Sur la même période, la France a accumulé 105 milliards de déficits.

Il ne saurait être question de transposer en tant que tels en France des éléments de l'architecture des systèmes allemands d'assurance maladie et de retraite, qui s'inscrivent dans un cadre institutionnel particulier. Néanmoins, les règles d'équilibre, les modes de pilotage et les mécanismes de responsabilisation mis en oeuvre en Allemagne sont riches d'enseignements. Les différences sont nettes : le niveau de prescription est notamment plus élevé en France.

Il y aura tout juste soixante-dix ans le 4 octobre prochain qu'une ordonnance du Gouvernement provisoire de la République a créé la sécurité sociale. La France d'aujourd'hui n'est plus celle de la Libération. Notre société et notre économie ont formidablement changé. Mais la sécurité sociale demeure plus que jamais l'expression privilégiée de la République et de ses valeurs. Elle est aujourd'hui menacée, fragilisée par ses déficits persistants.

Des choix doivent être faits sans tarder pour permettre d'assurer un équilibre financier durable, comme la plupart de nos voisins l'ont réussi. De premiers progrès ont été enregistrés. Mais les déficits résistent opiniâtrement. Il faut aller plus loin et plus vite. Des réformes structurelles sont possibles. Elles sont indispensables à l'adaptation de la sécurité sociale aux besoins de notre temps, dans la fidélité aux principes qui l'ont fondée.

Parmi eux, l'un est plus que jamais essentiel : la responsabilité. La responsabilisation de tous les acteurs à tous les niveaux, pour chaque euro dépensé, est le vrai bouclier de la solidarité. C'est là le message principal des constats et recommandations qu'adresse la Cour aux pouvoirs publics.

Je vous remercie de votre attention et me tiens, avec les magistrats qui m'entourent, à votre disposition pour répondre à vos questions.

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