Merci beaucoup de ces questions.
Madame la présidente, la sécurité sociale – pour ne considérer que ses aspects économiques, abstraction faite de sa dimension politique ou morale – est dans son principe un facteur fondamental de croissance. En effet, ce filet de protection, du moins s'il est suffisamment bien géré, rassure les citoyens, ce qui les encourage à arbitrer de manière optimale entre épargne et consommation. A contrario, pourquoi, en Chine, le taux d'épargne est-il proche de 50 %, après avoir dépassé ce chiffre pendant plusieurs années ? C'est qu'en dépit de l'accroissement très rapide du niveau de richesse individuelle grâce à la très forte croissance économique que connaît le pays depuis dix ou quinze ans, le consommateur a été incité à épargner une part importante de son revenu – quel qu'en soit le niveau – par l'absence de système généralisé de retraite, de couverture maladie – et, d'ailleurs, d'un enseignement supérieur qu'il soit possible de financer sur ses revenus courants, du moins pour la majeure partie de la population. Les autorités chinoises ont décidé de passer d'un système économique largement fondé sur la croissance des exportations, et qui atteignait ses limites, à un modèle faisant davantage appel à la consommation intérieure : ce basculement implique un immense chantier de réformes structurelles, notamment la création d'un filet basique de sécurité sociale.
Ma seconde conviction s'agissant des finances sociales est la suivante, monsieur le président : il est contre nature d'accumuler des déficits en matière sociale de manière constante – je ne parle pas des situations accidentelles, conjoncturelles. En particulier, l'assurance maladie correspond par essence à des dépenses courantes : son budget doit être équilibré. Financer ces dépenses à crédit, cela revient à emprunter pour acheter des biens de première nécessité : on n'imagine pas demander à son boulanger un crédit sur vingt-cinq ou trente ans que l'on fera rembourser par ses enfants ! Il s'agit d'une grave anomalie, sans doute propre à la France, en effet.
De même, un système de retraites par répartition doit par définition répartir ce qui est collecté. Certes, là encore, on peut observer un léger désajustement d'une année sur l'autre ; mais l'accumulation d'une dette sociale n'a pas de sens dans un régime par répartition. La possibilité d'un désajustement temporel implique un système de capitalisation.
Comment revenir à l'équilibre à travers les dépenses, les recettes, et à quel rythme, sans nuire excessivement à l'évolution économique ? C'est un autre sujet. Quoi qu'il en soit, l'objectif d'équilibre me paraît encore plus essentiel en matière de comptes sociaux que s'agissant du budget de l'État. Dans ce dernier domaine, dès lors que la dette reste à un niveau soutenable, on peut justifier en théorie un déséquilibre affectant les dépenses d'investissement, qui produiront des rendements économiques futurs. En revanche, on peut appliquer aux dépenses de fonctionnement le même raisonnement qu'aux finances sociales.
Les finances sociales ne sont-elles pour autant qu'un pan des finances publiques, de sorte que l'on aurait intérêt à fusionner le projet de loi de finances et le projet de loi de financement de la sécurité sociale, ou en tout cas à les soumettre l'un et l'autre à la LOLF ? C'est une question importante, monsieur Richard, mais sur laquelle je n'ai pas à ce jour de position arrêtée. Intuitivement, il me semble préférable de conserver deux instruments différents pour traiter deux ensembles aussi massifs, tout en assurant leur cohérence par la loi de programmation des finances publiques, afin d'offrir au Parlement un point de vue global, donc la possibilité d'un choix également global.
En ce qui concerne les modèles macroéconomiques, il est certain qu'aucun n'est infaillible : tous dépendent des hypothèses dont on les nourrit, concernant par exemple l'évolution des cours de change, du prix du pétrole, ou la déformation de la demande mondiale. Si certains éléments sont fondés sur l'observation du passé ou la poursuite de séries, d'autres supposent l'injection de dires d'experts. Pour que la prévision soit la plus robuste possible, il convient, j'en suis convaincu, de croiser différents types de modèles, tous fondés, naturellement, sur des données scientifiques bien établies : modèles d'équilibre économique général, modèles dynamiques et stochastiques d'équilibre général – DSGE pour Dynamic Stochastic General Equilibrium –, ou modèles se focalisant davantage sur certains aspects de l'évolution économique et de la croissance.
La différence entre conjoncturel et structurel a-t-elle encore un sens ? Quant au fond, oui : une décision entraînant une dépense ou une recette exceptionnelle, qui a vocation à n'exister qu'une seule année, constitue bien un élément conjoncturel ne modifiant pas le solde structurel. Cela dit, la détermination du solde structurel lui-même dépend du taux de croissance potentiel, de l'hypothèse de rattrapage des écarts de production entre le PIB réel et le niveau de PIB que l'on pourrait atteindre si l'économie tournait à plein régime en utilisant au mieux tous les facteurs de production disponibles. Or, cette notion est assurément fragile.
S'agissant du calcul du PIB potentiel, il existe en effet des divergences significatives entre le Fonds monétaire international et l'Organisation de coopération et de développement économiques, notamment ; on peut s'accorder sur des ordres de grandeur, des fourchettes, mais chaque organisme a sa propre appréciation. La situation est d'autant plus difficile que tous concluent à une baisse du PIB potentiel du fait de la crise : les facteurs de production deviennent obsolètes par suite d'un sous-investissement de plusieurs années, et le facteur travail lui-même souffre d'une perte de qualification puisque les travailleurs tenus à l'écart du marché du travail ne peuvent suivre de près l'évolution des techniques. Tout cela ne signifie pas que le PIB potentiel ne pourra pas augmenter à nouveau, mais ce ne sera que progressivement, et à condition de stimuler l'investissement et d'accélérer la réinsertion de ces personnes sur le marché du travail, le cas échéant en les formant à nouveau, pour tenir compte de l'évolution des techniques ou de celle de l'offre de travail en fonction de la compétitivité des différents secteurs dans un pays donné, ainsi que de la demande.
Lorsque l'on s'attache à l'effort structurel consenti d'une année sur l'autre, la précision est bien plus grande et les écarts bien moindres entre les estimations issues des différents modèles macroéconomiques, même nourris de quelques dires d'experts. En d'autres termes, le Haut Conseil des finances publiques devrait être en mesure de vous indiquer avec une relative certitude si l'effort structurel consenti dans un projet de loi de finances ou dans un projet de loi de financement de la sécurité sociale est de l'ordre de 0,5 %, deux fois moindre, ou une fois et demie plus élevé. En revanche, en ce qui concerne le solde structurel, les estimations du déficit varient bien davantage – de 4 % à 1 %, 2 %, 3 % ou 6 %. Ce n'est pas une raison pour jeter le bébé avec l'eau du bain : nous avons là un instrument de mesure de ce qui est fait d'une année sur l'autre et de l'effet des dispositions que vous votez, non seulement d'une année sur l'autre mais de manière continue si ces dispositions sont réplicables.
J'en viens au problème délicat des collectivités territoriales. Je ne crois pas que le Haut Conseil des finances publiques ait à suggérer une autre politique budgétaire que celle que le Gouvernement projette et que le Parlement vote : il est là pour éclairer les conséquences des choix qui peuvent être faits, donc pour vous donner des éléments de décision. S'agissant de la baisse des dotations, je serai d'autant plus prudent et modeste que je connais beaucoup moins bien les finances locales que les commissaires ici présents. Mais il me semble que l'on a pu observer au niveau macroéconomique une croissance, difficile à expliquer de l'extérieur, des dépenses courantes et en particulier des dépenses de personnel, par l'évolution non seulement des effectifs mais aussi de la rémunération moyenne par tête. La croissance des dépenses locales n'est donc pas liée aux seuls besoins d'investissement, mais également à une évolution, peut-être inéluctable, qui met sous tension l'ensemble des finances publiques.
S'agissant des emprunts dits toxiques, si ma mémoire est bonne, le fonds d'intervention est alimenté pour partie par le budget de l'État et pour partie par les établissements de crédit, même s'ils ne sont pas créanciers de ces emprunts : la prise en charge étant forfaitaire, il y a des gagnants et des perdants. J'ai toujours jugé insupportables ces emprunts baroques, avant même que le scandale n'éclate. J'avais d'ailleurs conseillé aux ministères des finances et de l'intérieur – pas publiquement, hélas – de les interdire purement et simplement. À l'époque, on m'avait opposé le principe de libre administration des collectivités territoriales. Il est regrettable qu'une alerte publique n'ait pas été lancée et je prends ma part de responsabilité à cet égard.
Chaque cas est un cas d'espèce, mais il faut probablement distinguer deux types de collectivités. D'une part, les petites collectivités qui n'avaient pas les moyens d'analyser, de juger et de comprendre ce dont il retournait et à qui l'on a fait valoir la possibilité d'accroître leurs dépenses sans effet immédiat sur le budget – ce qui aurait assurément dû alerter les responsables, car on fabrique rarement de l'argent à partir de rien. D'autre part, les grandes, qui ont parfois cherché des services financiers de conseil en structuration d'emprunt et lançaient des appels d'offres mentionnant explicitement des emprunts structurés dont la charge d'intérêts soit faible ou nulle au cours des deux ou trois premières années, souvent avant des échéances électorales. Dans certains cas, la banque est entièrement à blâmer ; dans d'autres, elle n'aurait peut-être pas dû se laisser entraîner dans une concurrence absurde au point de fournir un produit inadapté, mais la responsabilité des collectivités de l'époque est engagée.
Pour toutes ces raisons, le sujet est extrêmement délicat. Un dispositif dans lequel les banques paient un peu et les collectivités paient une partie, tandis que l'État les aide à sortir de ces emprunts dans les meilleures conditions possibles, est sans doute la meilleure issue. Mais, je le répète, je le dis avec prudence et, je l'espère, modestie.
L'équilibre entre la maîtrise des dépenses et celle des recettes relève d'un choix éminemment politique qui ne peut que vous appartenir. À cette fin, le Haut Conseil peut et doit vous apporter des éléments permettant de juger de l'effet macroéconomique de telle ou telle mesure. De manière générale, on sait qu'au niveau de dépenses où nous sommes, l'effet négatif d'une réduction des dépenses est supérieur à celui d'une hausse des recettes. Toutefois, ce qui est vrai globalement ne l'est pas toujours dans le détail. Ce point justifie donc une confrontation, assez complexe au demeurant, fondée sur la mise en oeuvre de différents modèles macroéconomiques et sur la vérification de diverses hypothèses.
En outre, tout dépend des circonstances : une très forte baisse du prix du pétrole, donc des produits pétroliers, comme celle que nous connaissons cette année améliore le pouvoir d'achat des ménages et, toutes choses égales par ailleurs, les flux de trésorerie des entreprises, ce qui devrait soutenir la demande de consommation comme d'investissement. Mais de tels éléments sont généralement considérés par les ménages et les entreprises comme temporaires, non sans raison, de sorte qu'ils ont des effets beaucoup moins marqués sur la consommation et l'investissement qu'une mesure qui semble plus pérenne car plus structurelle. Ainsi, la légère augmentation de la fiscalité des produits pétroliers – la hausse de 2 centimes de la taxe sur le diesel – adoptée en loi de finances pour 2015 a sans doute sur la croissance et la consommation un effet négatif limité. Néanmoins, je le répète, tout cela peut varier selon le contexte et mérite d'être vérifié.
La relation entre croissance et emploi est complexe. C'est toujours avec retard que l'accélération de la croissance se traduit par la reprise du marché de l'emploi, car il existe souvent dans les entreprises, de manière cachée, des facteurs de production inexploités. Ainsi, les entreprises ont tendance à réagir à la hausse de la demande en faisant travailler à plein temps l'ensemble du personnel et en utilisant mieux le capital. C'est seulement, sauf cas d'obsolescence, lorsque les capacités de production sont pleinement utilisées ou lorsque l'on prévoit qu'elles vont l'être que le multiplicateur d'investissement entre en jeu : commandes d'investissement, créations ou améliorations de l'emploi chez les fabricants de biens en capital, de biens d'investissement ; bref, un cercle vertueux se crée.
En outre, la manière dont la croissance se traduit par des emplois varie assez fortement selon les secteurs d'activité et selon que les entreprises y sont ou non suffisamment compétitives pour que la demande, française ou étrangère, puisse être largement satisfaite en France. Enfin, cette année, il est un facteur qui joue beaucoup aux États-Unis – moins en Europe, sauf dans certains pays, mais cela peut changer : la variation du taux de participation à la population active. La France est peu concernée : son système de protection sociale en cas de chômage étant l'un des plus généreux au monde, l'incitation à la reprise d'emploi y est plus faible.
L'économie collaborative, comme de manière générale l'économie non apparente, complique l'évaluation de la croissance. Elle peut aussi réduire l'assiette de l'impôt. C'est donc un phénomène qu'il convient de suivre de près. Elle est difficile à mesurer, puisque, par définition, elle n'est pas déclarée. Quant au choix des moyens de la combattre, il relève des pouvoirs publics.