Intervention de Andrzej Byrt

Réunion du 16 septembre 2015 à 10h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Andrzej Byrt, ambassadeur de la République de Pologne en France :

Monsieur Villaumé, l'Église polonaise avait décidé d'ouvrir ses portes aux migrants avant même que le pape ne s'exprime à ce sujet. Une lettre avait été adressée à tous les curés de Pologne, leur demandant d'accueillir les migrants. Cette action est en cours, l'Église cherchant à aider en priorité les réfugiés chrétiens, ce qui est normal.

La réaction de la population urbaine a été, elle aussi, très positive, davantage en tout cas que celle de la population rurale. Tel a d'ailleurs été le cas en France. Dans plusieurs villes, surtout à Varsovie, des manifestations ont eu lieu, les unes favorables aux migrants, les autres hostiles. Les premières ont rassemblé davantage de monde que les secondes. On a pu voir quelques signes d'agressivité. Certains Polonais estiment que les pays d'Europe de l'Ouest ont ouvert leurs portes du fait des relations qu'ils entretiennent depuis des décennies avec différents pays d'Afrique ou du Moyen-Orient, et du fait que leur société comprend déjà de nombreux représentants de ces pays, certains bien assimilés, d'autres pouvant constituer un danger.

Quoi qu'il en soit, il existe une histoire humaine et concrète d'assimilation dans plusieurs pays d'Europe de l'Ouest. À cet égard, la France est un modèle exemplaire : vous avez su associer ces personnes à la mission de votre Nation, les intégrer dans des fonctions politiques, économiques ou sociales importantes. Les touristes qui viennent en France peuvent observer la composition « raciale » de la population dans la rue ou dans le métro, mais ils ne réfléchissent guère, sans doute, aux mécanismes qui ont fait que la société française est aujourd'hui multicolore. Tel est le résultat de l'histoire, chacun de nos pays ayant sa propre expérience en la matière.

S'agissant de la Pologne, les trois puissances qui l'ont occupée au XIXe siècle ont déplacé différents peuples. Par conséquent, lors de sa renaissance en 1918 – la France a alors été le premier pays à reconnaître sa souveraineté –, 36 % de ses citoyens étaient issus d'autres nationalités : Ukrainiens, Lituaniens, Juifs, Allemands, Tchèques ou Russes. C'est pourquoi, lors de la signature du traité de Versailles, on a prévu une convention spéciale relative aux droits des minorités, assortie de mécanismes de contrôle mis en oeuvre sous l'égide de la Société des Nations. Un drame s'est produit à l'époque : le premier Président de la République de Pologne, ingénieur renommé, exilé en Suisse, dont il avait pris la nationalité, puis revenu en Pologne, a été assassiné par un représentant de la droite catholique. Ses opposants estimaient qu'il avait gagné les élections grâce aux minorités.

Après la Deuxième Guerre mondiale, au contraire, la Pologne est devenue un pays homogène, du fait de son déplacement de 300 kilomètres vers l'ouest, de l'expulsion des Allemands de Pologne et de celle des Polonais d'Union soviétique. Aujourd'hui, les minorités représentant moins de 1 % de la population. La grande majorité des Polonais considèrent l'arrivée de nouveaux citoyens potentiels comme un défi extrême.

La thématique de l'Europe de la défense a été relancée précisément par la Pologne lorsqu'elle préparait sa présidence de l'Union européenne du deuxième semestre de 2011 en étroite coopération, dans le cadre du Triangle de Weimar, avec la France et l'Allemagne. La Pologne veut contribuer à la formation de forces européennes. Les soldats polonais font partie de l'Eurocorps, dont l'état-major se trouve à Strasbourg. À partir de l'année prochaine, la Pologne participera aussi aux structures de commandement de l'Eurocorps.

En ce qui concerne les propositions de M. Juncker visant à créer des forces européennes séparées, le gouvernement polonais souhaite officiellement prendre part au débat et y contribuer, mais, pour le moment, nous estimons que l'OTAN, à part notre défense nationale, est le principal outil militaire qui garantit notre sécurité.

Monsieur Pueyo, lors du dernier sommet de l'OTAN, à Newport, il a été décidé de renforcer la présence des structures de l'OTAN à l'est de l'Europe, puisque c'est là que guette le danger aujourd'hui, à la suite des deux agressions russes, en Crimée et dans le Donbass. Il ne s'agit pas d'installer des bases, comme c'était le cas en Allemagne au cours de la Guerre froide. Nous avons proposé d'établir des centres d'appui logistique dans les trois pays baltes, en Pologne et en Roumanie. Dans ces centres serait entreposé du matériel militaire – des munitions, des médicaments, de la nourriture, des chars, des véhicules blindés, etc. Nous disposons de bases, où le matériel peut être déposé de manière sécurisée et conservé intact sous le contrôle de l'OTAN. Ainsi, tout serait déjà sur place dans le cas où une intervention de l'OTAN s'avérerait nécessaire.

Mais, le plus important, c'est la présence des forces de l'OTAN à travers des entraînements réguliers. Un programme d'entraînements a été préparé et il se déroule comme prévu. Des chars français ont participé à un exercice de cette nature il y a un peu plus de trois mois en Pologne.

J'en viens à notre position sur la situation en Ukraine. Dieu merci, il y a eu le format « Normandie » ! La France et l'Allemagne se sont appliquées à négocier avec les Russes l'accord de Minsk 2 et, même s'il n'est pas respecté à 100 %, c'est un succès : on est finalement parvenu à stabiliser la température politique et militaire dans cette région. Nous devons désormais attendre jusqu'à la fin de l'année et décider de ce que nous allons faire ensuite. À cet égard, les propos de notre nouveau président ont été, malheureusement, mal compris : la Pologne ne cherche pas à s'insérer entre la France et l'Allemagne. Notre président a simplement dit qu'il faudrait analyser la manière dont la situation se présenterait une fois le processus de Minsk 2 achevé.

Je pense personnellement que les Russes vont probablement réduire leur activité et leur appui aux forces séparatistes afin que l'on puisse dire à la fin de l'année que la situation est stable. Puis ils vont attendre notre réaction, c'est-à-dire voir si nous levons ou non les sanctions. Personnellement je n'exclurais pas le scénario de quelques probables provocations pour tester la réponse de l'Ukraine et le niveau du soutien de la part des pays OTAN et UE.

Selon moi, nous devrons faire face à un confit gelé. La situation sera, dans une certaine mesure, analogue à celle qui prévalait dans l'Allemagne divisée pendant la Guerre froide. Néanmoins, à l'époque, les forces qui se faisaient face étaient beaucoup plus importantes et plus résolument opposées l'une à l'autre. Nous avons vécu trois grands événements au cours de cet « état de guerre » sur le territoire de l'Allemagne : le blocus de Berlin-Ouest par les forces soviétiques et le pont aérien organisé par les Alliés en 1948-1949 ; l'intervention des forces soviétiques contre le soulèvement à Berlin-Est, qui a fait une centaine de morts en cinq jours ; la construction du mur autour de Berlin-Ouest et la fortification de la frontière entre les deux Allemagnes.

À l'est de l'Ukraine, je crois que les choses se développeront probablement d'une façon un peu différente. Il se peut que les séparatistes mènent de petites actions en continu pour tester les Ukrainiens. Pendant ce temps, où la situation économique et financière de l'Ukraine s'aggrave, les Russes se contenteront de mesurer le niveau d'engagement des pays démocratiques, en espérant qu'ils se lassent de soutenir Kiev. Plutôt qu'une guerre ouverte avec des actions militaires d'envergure, ce sera probablement une guerre des nerfs.

Monsieur Audibert Troin, j'ai cru percevoir indirectement dans vos propos l'idée selon laquelle les Polonais seraient russophobes et ne penseraient qu'à nuire aux Russes. Or s'il y a bien eu des réactions polonaises à la Révolution orange en Ukraine et à l'action russe en Géorgie, ces événements n'ont pas été déclenchés par la Pologne.

Les Russes n'agressent pas la Pologne, ni officiellement ni dans leurs médias. Il n'y a de campagne contre telle ou telle composante de l'alliance occidentale – la Pologne, la France, l'Allemagne – que s'il y a une source de conflit ou si les autorités russes en ont besoin à des fins de politique intérieure. Seuls les États-Unis sont attaqués en permanence.

Prenons le cas des destructions de produits agroalimentaires retransmises à la télévision. Elles visent à montrer que les autorités russes ne se laissent pas faire par ces Occidentaux qui tentent d'envahir leur marché ! En outre, les Russes ont prétendu que les produits français, polonais ou autres n'étaient pas conformes aux règles sanitaires russes. Malgré cette campagne, j'ai quand même l'impression que les Russes laissent les produits agroalimentaires occidentaux pénétrer par différents canaux, non officiels. Les sanctions ont néanmoins un effet visible, puisque la possibilité d'acheter des produits occidentaux dans les magasins s'est sensiblement réduite.

De la même manière, lorsque les pays démocratiques, notamment la France, ont imposé à juste titre des sanctions à la Pologne communiste en 1982 après l'instauration de l'état de siège par le général Jaruzelski, les magasins étaient vides mais chacun pouvait manger, car un réseau d'approvisionnement irrégulier s'est mis en place immédiatement. La police surveillait les entrées des villes pour que les citadins n'aillent pas se procurer de la viande ailleurs, mais cela fonctionnait quand même.

Cependant, il y a une différence entre les deux pays : l'agriculture russe ne peut pas s'adapter à cette nouvelle situation aussi vite que l'agriculture polonaise. Il lui faudra un an et demi ou deux ans. En effet, alors que la Pologne a toujours gardé une agriculture privée – c'était le seul pays du bloc communiste où 85 % de la terre appartenait à des propriétaires privés.

Autre différence majeure : alors que les Polonais réclamaient encore plus de sanctions contre le régime, tel n'est pas le cas des Russes. On peut le comprendre : les deux pays sont différents et n'ont pas la même histoire. La Russie est un grand pays qui a le sens de sa mission. Et, comme chaque peuple, les Russes ont leur fierté nationale. Pour le reste, ils ont droit, eux aussi, à une vie normale, mais ils se trouvent malheureusement pris dans un piège qui a été préparé par leurs autorités.

La Russie peut-elle être un partenaire fiable au Moyen-Orient ? Personne ne peut nier que la Russie est une puissance mondiale et qu'elle le restera. Le problème est que les Russes ont commencé à fournir des armes à Bachar el-Assad. De plus, ils disposent en Syrie de leur seule base navale à l'étranger, installée à l'époque soviétique. Le territoire contrôlé par Bachar el-Assad étant réduit à une petite partie du pays, ils doivent la protéger. Sinon, ils risquent d'en être chassés.

C'est d'ailleurs une situation que M. Poutine connaît bien. Lors des manifestations à Dresde en 1989, de jeunes Allemands de l'Est ont sauté les grilles et ont pénétré sur le parvis du consulat d'URSS, où M. Poutine servait comme officier du KGB. Alors que les officiers de sécurité se sont enfuis, il a agi, seul : il est sorti, s'est tenu droit, a parlé aux manifestants de manière respectueuse mais ferme, en menaçant d'utiliser son arme s'ils continuaient à avancer. Ceux-ci ont fini par reculer. M. Poutine a lui-même raconté cette scène dans un livre.

Nous serons probablement tous amenés à parler avec la Russie. C'est un partenaire tout à fait sérieux, que nous devons considérer comme tel. Mais, dans le même temps, nous devons essayer de montrer les lignes qui ne doivent pas être dépassées. Ces lignes, ce sont les frontières. Pour la première fois en Europe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un État a agressé militairement un autre État. Les changements de frontière intervenus après la chute du mur de Berlin et dans les Balkans, avec l'éclatement violent de la fédération yougoslave, n'étaient pas de même nature.

Ce que les Russes ont fait en Ukraine est dramatique. Pourtant, ils auraient pu s'inspirer de la manière dont la France et l'Allemagne ont réglé la question de la Sarre : les deux pays ont décidé d'organiser un référendum sous leur autorité conjointe en présence d'observateurs internationaux et en ont accepté le verdict. J'espère que la Russie tirera les conséquences de ce qui se passe dans le bassin méditerranéen et qu'elle se présentera comme un partenaire susceptible de nous aider à résoudre le conflit syrien, en escomptant, en échange, que nous fermerons les yeux sur la situation à l'est de l'Europe. C'est, d'après moi, le scénario le plus probable, mais le diable se cache dans les détails. En tout cas, je pense que la Russie sera traitée comme un acteur important au Levant.

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