La vraie menace qui pèse actuellement sur nos artistes, celle contre laquelle nous, élus amoureux de culture, nous battons au quotidien, c’est celle qui vise, dans nos territoires, tous ceux qui ne bénéficient pas de la notoriété internationale, qui ne trouvent plus de résidence d’accueil, et qui pourraient ne plus vivre de leur art, s’ils étaient soumis aux impératifs d’une culture business ou spoliés de leurs revenus d’artistes.
Dès 1964, dans son discours d’inauguration de la Maison de la culture de Bourges, André Malraux proclamait : « Il y a cent ans, il allait à Paris trois mille personnes à un spectacle par jour. Si l’on tient compte de la télévision » – cela vous fera sourire – « il en va aujourd’hui probablement trois millions. Or quelles sont les conséquences ? Les conséquences, c’est que l’humanité tout entière est investie par d’immenses puissances de fiction et ces puissances de fiction sont aussi des puissances d’argent. […] Et nous sommes dans une civilisation qui est en train de devenir vulnérable, au fait très simple que ce qui est le plus puissant sur les rêves des hommes […] c’est le domaine du sexe et le domaine du sang. » Magnifique vision prémonitoire de notre grand ministre écrivain. Plus que jamais l’irruption, dans le domaine de la création, d’Internet et de ses puissants acteurs livre aujourd’hui nos compositeurs, interprètes, artistes, auteurs ou cinéastes à la tyrannie de la rentabilité. La force et l’honneur de notre pays sont d’avoir su imaginer de puissants moyens de régulation dans le domaine culturel : le CNC – Centre national du cinéma et de l’image animée –, les quotas en matière musicale, le prix unique du livre, la copie privée.
« Pour pouvoir créer, encore faut-il au préalable dîner », écrivait Beaumarchais : une phrase qui prend toute sa valeur au moment où est mise en avant, de façon trompeuse, la gratuité de la diffusion des oeuvres de l’esprit par des supports numériques. La réforme en cours de la directive européenne du droit d’auteur est lourde de menaces pour l’indépendance et la liberté des créateurs et, partant, pour la diversité culturelle dans son ensemble. Dans votre projet initial, pas une seule fois n’apparaissait la défense de la propriété intellectuelle. Je me réjouis que vous ayez pris la mesure de cet enjeu, en vous montrant favorable à l’adoption d’un amendement de notre groupe à l’article 2 – une longue énumération qui, à vouloir devenir exhaustive, a le défaut d’en perdre de la lisibilité. C’est pourquoi nous vous suggérons de compléter votre article 1er en précisant que « la création artistique est libre dans le respect des dispositions du code de la propriété intellectuelle ». Texte à portée symbolique plus que juridique, il deviendrait alors une déclaration forte d’intention de votre ministère, pour défendre notre culture contre les menaces qui pèsent sur le droit d’auteur, menaces notamment orchestrées par les géants de l’Internet.
Une deuxième inquiétude porte sur la liberté de création : elle touche au rayonnement culturel de la France et de notre langue. Oui, notre langue est devenue mortelle. Un combat urgent est à mener pour la défense des artistes d’expression française et la défense du français dans le monde. Je suis heureux que vous ayez accepté un amendement de l’opposition intégrant à l’article 2 « le soutien de la création d’oeuvres d’expression originale française ». Il nous faut également améliorer le fonctionnement de notre outil de diffusion culturelle à l’étranger en réfléchissant notamment à un rapprochement entre l’Institut français et le réseau des Alliances françaises. À l’heure des politiques marquées par la rationalisation budgétaire et du renforcement des synergies, il est temps pour notre pays de se doter d’un outil de promotion culturelle moins dispersé et plus efficace.
Aider les artistes, aider la création, c’est aussi défendre 1’accès à la culture et aux pratiques culturelles. Le texte du Gouvernement ne prévoyait rien sur les enseignements artistiques : vous savez, madame la ministre, mon total engagement sur cette question et sur la question de la défense du financement des conservatoires. Votre Gouvernement, à juste titre, défend le principe de la démocratisation culturelle et en a fait une priorité. Il était dès lors paradoxal que soit supprimée, dans la loi de finances 2015, pour la première fois, la ligne budgétaire par laquelle l’État contribue au financement des conservatoires. À la suite de notre mobilisation et de celle des professionnels du secteur, vous avez, et je salue votre décision, admis qu’il s’agissait d’une erreur. À notre instigation, au cours de l’examen en commission, vous avez réaffirmé le rôle de l’État dans le cofinancement de ces structures, sans toutefois en préciser le montant : je vous demanderai, ici, de bien vouloir le faire.
Je tiens également à insister sur une autre évidence : il aurait été beaucoup plus efficace de réaffirmer le principe énoncé dans la loi de décentralisation de 2004, qui indique une claire répartition des responsabilités, en transférant le financement du troisième cycle des conservatoires aux régions : c’est la pratique en matière de formation professionnelle. Ne pas vouloir clarifier ce sujet fait prendre un risque évident : l’enseignement des arts étant un lourd investissement pour les collectivités, celles-ci préfèrent parfois, comme l’État, financer des actions de type événementiel, plus valorisantes au plan médiatique.
Les articles 5, 6 et 7, sont consacrés à la filière musicale. Vous suggérez la création d’un médiateur de la musique. Là encore, nous craignons que cette nouveauté ne soit motivée plutôt par la volonté de montrer que vous agissez, que pour répondre à une réelle demande du secteur. De plus, en l’état actuel de sa rédaction, le projet de loi pourvoit ce médiateur d’une très large compétence puisqu’il pourra être saisi par la quasi-totalité des acteurs du secteur. Il s’agit donc de l’installation d’une véritable autorité administrative indépendante aux très larges pouvoirs d’investigation et de recommandations, ce qui pose immédiatement la question des moyens qui lui seront alloués. C’est pourquoi nous préférons à ce système la création d’un observatoire, du reste réclamée par les professionnels. Votre ministère doit également mener une politique d’incitation à la poursuite de démarches de type « accord professionnel ».
On peut également regretter qu’un sujet aussi essentiel que les pratiques amateurs ait été intégré, comme par surprise, au détour d’un article déposé en commission au cours des débats. Si le rôle des pratiques amateurs est fondamental dans notre pays, rien ne justifiait une telle précipitation à légiférer sur un domaine aussi important et sensible. À ouvrir la boîte de Pandore, vous risquez fort de déstabiliser un équilibre fragile entre professionnels et amateurs.
Le deuxième grand sujet, qui aurait dû faire l’objet d’une loi à part entière, est le patrimoine. En accumulant mesurettes et changements radicaux, ce texte ne porte pas la marque d’une vision globale. Or, ce qu’attendaient les associations et les amis du patrimoine, c’est une déclaration d’amour, c’est-à-dire l’affirmation forte que le patrimoine n’est pas seulement une dépense, mais également un secteur économique à part entière, participant, via notamment le développement touristique, de la promotion de l’ensemble du territoire français. De plus, le très long article 24 consacré à la « cité historique » inquiète les acteurs du secteur, qui se demandent quelle est la raison d’être de cette réforme. On leur a dit qu’elle était devenue indispensable en raison de l’obligation de transformation des ZPPAUP en AVAP d’ici au 14 juillet 2016. Cet argument est dérisoire : il était autrement plus facile, comme je vous l’ai proposé en commission et comme je vous le proposerai de nouveau en séance publique, de maintenir ce dispositif qui a fait toutes ses preuves.
Quel but poursuivez-vous à travers cette réforme ? Aujourd’hui, existent trois secteurs de protection : les secteurs sauvegardés, régis par la loi de 1962, les zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager, créées en 1979, et les aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine, créées en 2010. Les secteurs sauvegardés, au nombre d’une centaine, constituent la protection maximale. Vous prétendez qu’ils ne fonctionnent pas bien : la preuve en serait qu’ils sont au nombre de 100 alors qu’André Malraux, leur auteur, en avait prévu 400. C’est l’argument que vous nous avez donné vous-même en commission. Or votre réponse ignore la réalité du terrain. Si les secteurs sauvegardés sont restés au nombre d’une centaine, c’est parce qu’ils ont été complétés par les ZPPAUP, qui sont au nombre de 600 et qui répondent parfaitement à la préservation d’éléments architecturaux remarquables sans toutefois exiger le niveau de protection très sophistiqué des secteurs sauvegardés. La pratique a donc amélioré le dispositif prévu par la loi initiale de 1962. Vos services en sont parfaitement conscients, puisqu’ils proposent le maintien du régime du secteur sauvegardé sous le chapeau désormais unique de « cité historique ».
La faille de votre projet provient de la suppression des ZPPAUP et des AVAP. Vous fixez en effet un délai de dix ans pour leur disparition. Certes, vous nous assurez que la protection inhérente à ces secteurs sera entièrement préservée grâce à leur intégration dans les PLU. Pendant toute la préparation de la loi, vous nous avez ainsi habitués à l’expression de « PLU patrimonial » jusqu’à ce coup de théâtre de notre rapporteur soulignant en commission que ce nouveau vocable n’était pas compatible avec le code de l’urbanisme et qu’en conséquence votre projet de loi n’y ferait pas explicitement référence. Avouez qu’il est difficile de faire réforme plus confuse et incertaine. Le monde du patrimoine est donc inquiet, car il sent une grande fébrilité dans vos services, qui peinent eux-mêmes à interpréter votre volonté.
Prétendre que les ZPPAUP, qui sont des documents aujourd’hui indépendants des PLU, puissent être fondus dans les PLU relève soit d’une méconnaissance du droit de l’urbanisme, soit d’un pur mensonge. Les actuels ZPPAUP et AVAP permettent d’inclure des servitudes de valorisation bien supérieures à celles qu’autorisent le code de l’urbanisme et la jurisprudence qui s’en dégage. Prenons un seul exemple : le code de l’urbanisme interdit d’avoir des prescriptions en matière de matériaux, alors que ces prescriptions sont une disposition essentielle des ZPPAUP. Dire que les protections sont de même nature dans la « cité historique » est donc faux et votre projet de loi va créer la plus grande confusion et instabilité juridique. Les maires, soucieux de maintenir les actuelles protections du patrimoine, incluront des servitudes dans leur PLU qui dépasseront le cadre normal du code de l’urbanisme et qui, ce faisant, risqueront de faire l’objet de recours puis d’être annulées.
Si ce projet de loi est adopté en l’état, nous serions donc certains d’assister durant plusieurs années à une fragilisation très importante des protections actuelles du patrimoine. Ce risque est d’autant plus fort que la loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové – ALUR – a prévu le transfert de la compétence de l’urbanisme aux intercommunalités. Or les maires ont une connaissance fine de leur territoire. Ils adhèrent très généralement à la défense de leur patrimoine, qu’il soit exceptionnel ou même simplement anecdotique. Quand la compétence est transférée à un niveau intercommunal, ce qui devient désormais la règle, la connaissance du patrimoine de proximité s’éloigne et l’attachement affectif du maire vis-à-vis d’une histoire locale peut se trouver battu en brèche par une logique de développement économique ou de construction, voire, ne négligeons pas ce facteur, par des enjeux partisans.
Pourquoi également vouloir transférer aux maires la responsabilité de la protection patrimoniale à travers les PLU, tout en essayant par un artifice complexe de préserver la capacité de l’État à dire non ?
En réalité, c’est un mauvais cadeau fait aux élus : les quelques maires parlementaires ayant participé aux débats en commission ont tous dit, quel que soit leur bord politique, qu’il était important que la loi les protège contre les multiples pressions qui peuvent s’exercer sur eux.
Face à ces craintes, vous proposez de soumettre le règlement du PLU des cités historiques à l’approbation de la commission régionale du patrimoine et de l’architecture. Pourtant, nos expériences d’élus montrent que ce n’est pas le bon véhicule. Une ville comme Versailles…