Intervention de Didier Migaud

Réunion du 13 décembre 2012 à 9h30
Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques

Didier Migaud, Premier président de la Cour des comptes :

Monsieur le président de l'Assemblée nationale, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les députés, c'est la troisième fois que je viens présenter un rapport d'évaluation réalisé par la Cour à la demande du Comité d'évaluation et de contrôle de l'Assemblée nationale. Le sujet de la lutte contre le tabagisme répond à une préoccupation forte. Il a commencé à nourrir vos travaux au cours des dernières semaines et je sais toute l'implication de vos deux rapporteurs. La Cour vous présente aujourd'hui sa contribution à l'évaluation de cette politique publique.

Pour cela, j'ai à mes côtés M. Antoine Durrleman, président de la sixième chambre de la Cour, M. Jean-Marie Bertrand, président de chambre et rapporteur général de la Cour, M. Jean Picq, président de chambre maintenu et contre-rapporteur, Mme Marianne Levy-Rosenwald, présidente de section, M. Christian Phéline, conseiller maître, Mme Delphine Champetier de Ribes, auditrice, ainsi que Mme Esmeralda Luciolli, rapporteur. Ils m'assisteront pour répondre à vos questions.

La Cour a mis en place de nouvelles procédures et méthodologies de travail pour conduire les évaluations de politiques publiques, mission nouvelle que la Constitution lui a confiée en 2008. Ainsi, pour mener son évaluation de la politique de lutte contre le tabagisme au cours des dix dernières années, elle a décidé de s'entourer d'un groupe d'appui dont les membres ont été choisis intuitu personae pour la diversité de leurs compétences. Ce groupe, qui s'est réuni à échéances régulières tout au long du contrôle, a permis de s'assurer de la prise en compte la plus exhaustive possible des travaux d'expertise réalisés en ce domaine, d'être informé des recherches les plus abouties en France et à l'étranger, et d'identifier les pays en pointe dans la lutte contre le tabagisme.

La Cour a également exploité les résultats d'un sondage d'opinion que l'Assemblée nationale a bien voulu commander sur sa proposition à l'IFOP et que je commenterai dans quelques instants.

En tant qu'évaluateur, la Cour s'est attachée à solliciter l'ensemble des parties prenantes à un titre ou à un autre, au-delà des seuls acteurs de santé publique. Elle a ainsi recueilli le point de vue des buralistes, des fabricants de tabac et des responsables de cafés, hôtels ou restaurants. Elle a auditionné longuement et à deux reprises leurs représentants, leur a demandé de formaliser leur position par écrit s'ils le souhaitaient et leur a soumis tout ou partie de ce rapport dans la traditionnelle phase de contradiction de ses travaux. C'est, me semble-t-il, une des valeurs ajoutées de ce rapport : mettre en lumière le jeu des différents acteurs et les freins, patents ou cachés, qu'ils peuvent opposer à l'atteinte des objectifs de lutte contre le tabagisme.

Enfin, la Cour s'est attachée à prendre en compte la dimension internationale, en particulier dans ses aspects communautaires et au regard des engagements pris par la France en application de la convention cadre de lutte contre le tabac adoptée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Elle a également pris le soin d'étudier, y compris sur place s'agissant de la Grande Bretagne, les politiques publiques menées dans d'autres pays. Ces comparaisons internationales ont été particulièrement riches d'enseignements.

Je vais maintenant vous présenter les principaux enseignements qui peuvent être tirés de ce rapport et les plus importantes des trente-deux recommandations que la Cour a formulées.

Le premier enseignement est que les risques liés au tabagisme, qui constitue de très loin, avec 73 000 décès par an – soit 200 décès par jour –, la première cause de mortalité évitable en France, sont encore gravement sous-estimés par la population, alors que le tabagisme connaît désormais, après plusieurs années de baisse continue, une inquiétante progression, en particulier chez les femmes, les jeunes et les personnes en situation de précarité.

Le second enseignement est que, malgré ces enjeux, la volonté de l'État a fléchi et une véritable politique de lutte contre le tabagisme n'a pas été structurée : les acteurs sont dispersés, les initiatives parcellaires et discontinues, les objectifs visés parfois contradictoires.

Le troisième enseignement est que les moyens de l'État ont été mobilisés de façon trop importante pour le soutien aux buralistes. Les aides dont ceux-ci ont bénéficié, très importantes au regard des sommes allouées aux autres aspects de cette politique, ont pour l'essentiel donné lieu à un pur effet d'aubaine, car le revenu des buralistes a connu une forte progression. Ce constat, combiné avec le moratoire fiscal décidé par les pouvoirs publics, met en évidence le poids toujours important des intérêts économiques et financiers qui viennent émousser les efforts de lutte contre le tabagisme.

Le quatrième et dernier enseignement est que l'action de l'État devrait être redéployée en faveur de la prévention, de l'aide à l'arrêt du tabac et du renforcement des contrôles. En effet, les multiples réglementations à visée sanitaire, qui se sont renforcées dans la période récente – interdiction de vente aux mineurs, interdiction de fumer dans les lieux publics notamment –, font l'objet d'une application souvent défaillante et de contrôles publics déficients.

Je vais revenir sur chacun de ces quatre enseignements.

Le premier concerne la méconnaissance des risques liés au tabagisme, alors que la consommation de tabac a cessé de baisser depuis 2005 et que l'on enregistre depuis 2011 une inquiétante progression du tabagisme, en particulier chez les femmes, les jeunes et les personnes en situation de précarité.

La lutte contre le tabagisme représente un enjeu de santé publique de première importance : le nombre de décès attribuables au tabac dans notre pays, estimé à 60 000 par an jusque récemment, peut désormais être évalué, comme je l'ai dit, à 73 000 selon une étude nouvellement parue menée par une épidémiologiste reconnue, Catherine Hill, à partir d'une méthodologie validée par l'OMS. Le tabac est, de loin, la première cause de décès évitables, bien plus que l'alcool – environ 30 000 décès par an –, les suicides – 10 000 décès – et les accidents de la route – 4 000 décès. Les pathologies associées au tabac – cancers, maladies cardio-vasculaires, pathologies respiratoires chroniques – sont d'une exceptionnelle gravité : un fumeur sur deux décède d'une pathologie liée au tabac.

Fumer tue. Trop de Français ignorent à quel point. Selon le sondage de l'IFOP, une personne sur quatre sous-estime la proportion de décès de fumeurs liés au tabac, en l'évaluant à moins d'un sur dix. S'agissant du nombre de décès par an, une personne sur deux estime le nombre de morts par an à 600 ou 6 000, alors que le chiffre est plus de douze fois supérieur. La méconnaissance des risques est la plus forte chez les jeunes, les femmes, les catégories socio-professionnelles les moins favorisées, ainsi que chez les fumeurs eux-mêmes. Alors que la communication est un outil indispensable à la lutte contre le tabagisme, la modestie des moyens qui lui sont affectés en limite la portée : ils sont près de dix fois moins importants que ceux consacrés à la communication sur la sécurité routière alors même que le tabac provoque un nombre de décès sans commune mesure avec les accidents de la route. La Cour recommande qu'une vigoureuse campagne pluriannuelle d'information soit engagée.

Au-delà de la santé de chaque fumeur, il s'agit d'un enjeu collectif majeur. Le tabagisme est à l'origine de dépenses de soins et de coûts indirects considérables. Les coûts liés aux décès et aux pathologies du tabac sont cependant très insuffisamment documentés. Une étude réalisée par la Caisse nationale d'assurance maladie à la demande de la Cour estime, dans une évaluation qui reste très partielle, à 12 milliards d'euros au minimum par an la charge pour le seul régime général de sécurité sociale. Mais les effets indirects et différés du tabac sur la santé, qui sont à l'évidence considérables, ne font toujours pas l'objet d'analyse fine. Les incidences négatives pour la collectivité, en prenant en compte notamment l'ensemble des pertes liées aux décès prématurés des fumeurs, ont été estimées à plus de 45 milliards d'euros, mais cette étude est déjà ancienne. Le sujet du coût du tabac mériterait d'être davantage étudié. Les lacunes en la matière mettent en évidence la faiblesse des moyens dont dispose la recherche en épidémiologie sur le tabac.

Ces imprécisions ne peuvent en effet que fragiliser la lutte contre le tabagisme. Elles nourrissent de fait une suspicion, diffusée notamment par les fabricants de tabac, sur la réalité des enjeux médico-économiques du tabagisme. Certains vont jusqu'à émettre l'idée que la contribution des fumeurs à la collectivité par le biais des taxes qu'ils acquittent serait en définitive supérieure aux coûts qu'ils induisent. Au-delà des questions éthiques que soulève un tel raisonnement, la Cour appelle à ce que soit rapidement mise en place une méthode fiable et publique d'évaluation de ces coûts. Le raisonnement sur le coût du tabac dans la prise en charge de la dépense de santé doit s'inscrire dans l'enjeu plus large de la croissance des affections de longue durée (ALD), car la progression des pathologies liées au tabac en constitue l'une des explications principales. Près des trois quarts des prises en charge par l'assurance maladie des pathologies liées au tabac s'effectuent déjà dans le cadre des ALD et cette proportion continue d'augmenter.

La persistance d'une méconnaissance de la dangerosité du tabac est particulièrement inquiétante dans le contexte actuel qui voit une recrudescence du tabagisme. Si les ventes de tabac ont baissé en longue période, pour être divisées par deux entre 1991 et aujourd'hui, ce mouvement de baisse s'est interrompu depuis 2005. Les hausses de prix pratiquées depuis cette date n'ont donc pas produit l'effet attendu. Sans qu'on puisse mesurer précisément leur impact sur les volumes consommés, les achats de tabac en dehors du réseau des buralistes ont progressé et représentent désormais 20 % des achats d'ensemble. Ces achats hors réseau sont pour les trois quarts légaux. Combinés avec la stagnation des achats dans le réseau, ils conduisent à penser que la consommation de tabac s'est inscrite sur une trajectoire croissante. Ils mettent aussi en évidence la nécessité d'une meilleure coordination européenne des politiques de lutte contre le tabagisme, et notamment du maniement de l'outil fiscal, afin de ne pas créer des écarts de prix d'un pays à l'autre qui favoriseraient excessivement les achats hors réseau, légaux comme illégaux. Ce constat devrait aussi conduire la France à négocier une exception à la libre circulation des biens dans l'Union européenne permettant de limiter les importations légales de tabac, notamment par les particuliers.

Le tabagisme a de fait connu depuis 2011, selon les dernières statistiques épidémiologiques, une sensible remontée. Il touche 38 % des hommes et 30 % des femmes. Les objectifs fixés à cet égard pour 2009 par la loi de santé publique d'août 2004 sont encore très loin d'être atteints : l'écart est de 7 points pour les femmes et de 6 points pour les hommes. Notre pays se situe dans une position internationale médiocre, plus défavorable que celle de l'Allemagne, de l'Italie ou du Royaume-Uni. Un Français sur trois fume, contre un Britannique sur cinq. Certains signes sont inquiétants, comme le maintien d'une prévalence du tabac élevée chez les femmes enceintes, ainsi que la progression du tabagisme des jeunes, déjà particulièrement élevé par rapport aux autres pays européens.

Cela m'amène au deuxième enseignement de l'évaluation : cette recrudescence du tabagisme peut être mise en relation avec l'absence, depuis plusieurs années, d'une politique suffisamment volontariste et structurée pour inverser la tendance. Les acteurs sont dispersés ; les initiatives ont été parcellaires et discontinues, les objectifs visés parfois contradictoires.

Tout d'abord, les obligations internationales qui encadrent et guident les politiques de lutte contre le tabagisme sont encore insuffisamment connues et appliquées dans notre pays.

La France a pu sembler, il y a quelques années, être une « bonne élève ». Notre pays a en effet été, en octobre 2004, le premier État européen à ratifier la convention cadre de lutte contre le tabac de l'Organisation mondiale de la santé. Mais huit ans après, une partie importante des recommandations issues soit directement de la convention cadre soit des lignes directrices qui l'accompagnent ne sont pas appliquées, qu'il s'agisse du caractère spécifique à donner à cette politique, de la nécessité de sa continuité, ou des dispositions recommandées pour limiter l'attractivité des produits du tabac, telles que l'instauration d'un paquetage neutre ou l'interdiction de les exposer sur les lieux de vente. La Cour recommande que ces deux mesures soient mises en oeuvre, car elles peuvent avoir un impact significatif sur la consommation de tabac, en particulier chez les jeunes, qui sont les plus sensibles à l'effet des marques. Elle recommande également l'interdiction totale de la publicité, même sur les lieux de vente.

Les responsabilités en matière de lutte contre le tabagisme apparaissent diluées : elles concernent plusieurs ministères – celui de la santé certes, mais aussi celui des finances et celui de l'intérieur –, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, ainsi que différentes directions d'administration centrale, y compris au sein même du ministère de la santé, les agences sanitaires et les agences régionales de santé.

Depuis la loi Veil de 1976, qui est restée le seul texte consacré spécifiquement à la lutte contre le tabagisme, la politique menée s'est toujours inscrite dans des plans de santé à vocation plus large, notamment les plans de lutte contre le cancer. L'OMS souligne le manque de clarté et la dispersion des outils de lutte contre le tabagisme en France.

Alors que le premier plan cancer 2003-2007 prévoyait des mesures volontaristes, notamment une hausse importante de la fiscalité, l'interdiction de la vente aux mineurs et l'interdiction de fumer dans les lieux collectifs, le second plan cancer 2009-2013 qui l'a suivi marque une ambition bien moindre. Il demeure cependant à ce jour le seul dispositif national de santé publique visant à lutter contre le tabagisme. En effet, le premier plan sur les addictions 2007-2011, qui traitait du tabagisme, n'a pas été reconduit. Ni le plan « Santé des jeunes 16-25 ans » adopté en 2008 ni le plan « Périnatalité » ne font référence au tabagisme. Ces exemples illustrent la dispersion des outils, la discontinuité dans l'action, l'absence de mise en cohérence d'ensemble ainsi qu'un net fléchissement dans le volontarisme.

Dans ce contexte, les résultats des politiques de lutte contre le tabagisme au cours des dernières années sont préoccupants au vu de la récente remontée de la prévalence du tabagisme.

La Cour recommande un portage politique fort et continu – et l'Assemblée nationale, en commandant ce rapport, va en ce sens –, comme celui que connaît la sécurité routière. L'animation, par la direction générale de la santé, d'un comité interministériel permettrait de définir des objectifs, de décider des actions, d'impliquer l'ensemble des administrations et d'améliorer les capacités d'observation dont la Cour souligne les lacunes, dans le cadre d'un plan de santé publique dédié, comme le demande l'OMS.

Le troisième enseignement concerne l'efficacité des outils d'action de l'État : ceux-ci ont été mobilisés prioritairement pour un soutien de grande ampleur aux buralistes qui s'est révélé un effet d'aubaine pour la plupart.

La tabaculture française est aujourd'hui résiduelle et la fabrication de produits du tabac n'est désormais plus assurée en France que par quatre usines comptant environ 700 salariés, ce secteur industriel étant désormais complètement internationalisé. L'industrie du tabac est pour autant un acteur présent et critique à l'égard des modalités de la lutte contre le tabagisme, notamment sur l'efficacité de fortes hausses de prix : elle considère que ces hausses ont pour principal effet l'augmentation des achats hors du réseau des buralistes. Les buralistes et les fabricants de tabac ont ainsi obtenu de l'État un moratoire sur la fiscalité qui représente aujourd'hui 80 % du prix des cigarettes. Ce moratoire n'a pas empêché les fabricants de procéder à des hausses régulières de prix. Ces hausses ont certes été fiscalement et commercialement rémunératrices, selon une stratégie d'optimisation financière à la fois pour l'État, les fabricants et les buralistes, mais elles sont restées en deçà du rythme propre à modérer durablement le volume de la consommation. Or, selon la convention cadre de l'OMS, l'augmentation des prix du tabac et le levier de l'impôt doivent être considérés comme « un moyen efficace et important » des politiques de santé publique, et non pas comme un simple facteur de rendement financier. La Cour recommande de renforcer l'indépendance de la prise de décision publique et de poursuivre une politique volontariste de relèvement des prix, suffisamment marquée pour provoquer l'effet attendu pour la santé publique, c'est-à-dire une baisse effective et durable de la consommation.

Les buralistes ont, en tant que préposés de l'administration, le monopole de la distribution du tabac. Ils ont bénéficié de près de 2,6 milliards d'euros d'aides entre 2004 et 2011, soit plus de 300 millions d'euros par an, notamment par le biais de deux « contrats d'avenir » successifs. Ces contrats étaient destinés à l'origine à compenser la stagnation, voire la baisse de chiffre d'affaires qui était attendue au moment où, en 2003, une hausse importante de la fiscalité a été décidée. Or, c'est l'inverse qui s'est produit : le chiffre d'affaires des buralistes a continué de progresser, et la rémunération moyenne des débitants, hors aides publiques, a progressé de près de 54 % de 2002 à 2011, dès lors que celle-ci est demeurée proportionnelle aux prix. Aides publiques comprises, la progression a été de 70 %, à comparer à une inflation de l'ordre de 20 % sur la période et au contexte général de stabilité ou de baisse de pouvoir d'achat de la plupart des catégories professionnelles. Il en a résulté, pour la plupart des bénéficiaires, un effet d'aubaine massif. Même si les débitants situés à proximité des frontières ont effectivement souffert de la progression des achats transfrontaliers qui représentent environ 15 % de la consommation – le trafic illicite étant pour sa part évalué à 5 % –, les aides n'ont pas été ciblées sur eux. Cette dépense publique nécessite d'être recentrée sur les seuls buralistes rencontrant un repli significatif de leur revenu. Dans le même temps, notre pays doit intensifier la lutte contre la contrebande de tabac et préserver le régime de limitation des acquisitions de tabac à l'étranger que risque de fragiliser un contentieux communautaire en cours.

Ce constat illustre l'incohérence de l'utilisation des moyens financiers de l'État. Alors que près de 300 millions d'aides sont chaque année consenties au bénéfice des professions potentiellement touchées à terme par la réduction attendue de la consommation du tabac, mais dont le revenu continue aujourd'hui de croître, ce sont seulement quelques dizaines de millions d'euros qui sont consacrés chaque année au financement des dispositifs de prévention du tabagisme.

Ce n'est pas la seule singularité de l'équation financière dans laquelle s'inscrit la politique de lutte contre le tabagisme.

Le tabac apporte une contribution importante au financement des comptes sociaux. Les ressources tirées de la fiscalité du tabac atteignent près de 15 milliards d'euros par an, dont 11,5 sont affectés à la sécurité sociale, essentiellement pour le financement de l'assurance maladie, laquelle supporte la charge la plus directe du tabagisme. Cette dernière se trouve donc placée dans une situation paradoxale de dépendance à l'égard d'une ressource dont le niveau est directement lié au maintien d'une addiction qu'elle est supposée combattre. Dès lors, l'arbitrage entre les objectifs immédiats de rendement financier et les impératifs de santé publique est délicat. Cette situation, conjuguée avec la pression qu'exercent les acteurs économiques du tabac, favorise des choix de court terme – dont le moratoire fiscal est une illustration – qui font perdre de vue l'essentiel : les bénéfices à long terme qui pourraient être tirés d'une forte diminution de la consommation de tabac, même d'un strict point de vue financier, dépassent largement la perte de fiscalité qui en résulterait.

Le quatrième et dernier enseignement est donc que les moyens devraient être redéployés en faveur de la prévention, de l'aide à l'arrêt du tabac et du renforcement des contrôles.

La Cour a constaté que les multiples réglementations à visée sanitaire, qui se sont renforcées dans la période récente – interdiction de vente aux mineurs, interdiction de fumer dans les lieux publics notamment –, faisaient l'objet d'une application souvent défaillante et de contrôles publics déficients. L'insuffisance des contrôles est particulièrement manifeste en matière d'interdiction de vendre du tabac aux mineurs ou de fumer dans les lieux publics : un buraliste ne risque d'être contrôlé sur place qu'une fois par siècle par les agents de la direction des douanes ; à trois exceptions près, les préfets n'ont pas fait remonter au ministère de l'intérieur le bilan qui leur avait été demandé de l'application de l'interdiction de fumer dans les lieux publics.

Dans ces conditions, ce sont les associations antitabac qui, par leurs actions judiciaires et dans la mesure de leurs moyens limités, veillent à l'application de la réglementation. La revue de jurisprudence à laquelle la Cour a fait procéder dans le cadre de cette évaluation est à cet égard une première. Elle est particulièrement instructive sur la diversité et l'ampleur des manquements que ces associations ont pu relever et faire condamner.

Si la France dispose en définitive d'un arsenal réglementaire très développé, supérieur à celui de bien d'autres pays, l'efficacité de ce dispositif est réduite du fait de l'absence de contrôles et de sanctions effectives, qui, une fois de plus, contraste avec l'implication des administrations de l'État dans la politique de sécurité routière. Cette situation contraste également avec celle qui prévaut au Royaume-Uni. La crédibilité de l'ensemble des actions de lutte contre le tabagisme ne peut en être que gravement affectée.

La prévention du tabagisme et l'aide à l'arrêt du tabac constituent un enjeu essentiel qui est resté très insuffisamment pris en compte. J'ai déjà évoqué les dépenses pour l'organisation de campagnes de communication vers le grand public. Plus généralement, une attention très insuffisante est portée à la prévention de l'entrée dans le tabagisme, en particulier chez les jeunes : les services de santé scolaire sont dépourvus d'outils et en demeurent à des initiatives isolées. Quant à l'aide à l'arrêt du tabac, elle pâtit d'une offre de consultations spécialisées mal identifiée et qui pourrait être démultipliée si des personnels paramédicaux formés à cet effet pouvaient également contribuer à la prise en charge des actions de sevrage tabagique, comme au Royaume-Uni ou au Québec. La prise en charge des substituts nicotiniques par l'assurance maladie fait l'objet d'une expérimentation à la fois limitée dans son champ et hésitante dans son ciblage. Cette prise en charge pourrait s'intégrer, comme cela est notamment le cas en Grande-Bretagne, dans une stratégie d'ensemble mettant en cohérence une politique de prix élevés, une réglementation rigoureuse, rigoureusement appliquée et méthodiquement contrôlée, des campagnes de communication actives. Dans ce contexte, une aide au sevrage prise en charge par l'assurance maladie pourrait trouver sa place dans le cadre d'un accompagnement spécifique organisé autour d'un réseau de consultations spécialisées et des professionnels de santé libéraux de premier recours, médecins et pharmaciens, vers lesquels les lignes d'assistance téléphonique dédiées à l'information sur le tabac pourraient renvoyer, ce qui n'est actuellement pas le cas en France.

C'est de fait par une telle politique alliant pédagogie, aide concrète et personnalisée, contrôle très strict et systématique de l'application de la réglementation, que le Royaume-Uni est parvenu à réduire de près de dix points le niveau de consommation du tabac en dix ans : la proportion de fumeurs dans l'ensemble de la population y est passée de 30 % à 20 % ; près de 800 000 fumeurs sont entrés, en 2010, dans le dispositif d'aide à l'arrêt du tabac, particulièrement accessible et efficace.

Devant les inquiétants reculs qu'elle a constatés, la Cour met en lumière l'impérieuse nécessité de passer de politiques seulement juxtaposées à une politique renouvelée de lutte contre le tabagisme, coordonnée, visible, définie dans une loi de santé publique et conduite comme telle dans la durée. Cette inscription de l'effort dans le temps long est incontournable, eu égard à l'échelle de temps nécessaire pour modifier en profondeur les comportements et obtenir des résultats pérennes. La Cour cherche ainsi à contribuer au nouvel élan qu'appelle une action qui a donné d'indiscutables résultats depuis la loi Veil de 1976 et la loi Évin de 1991, mais qui s'est essoufflée. Le précédent de la sécurité routière illustre la possibilité d'un retournement collectif du comportement et de la perception dominante. Même si l'une des caractéristiques de la lutte contre le tabagisme est l'absence de lien univoque entre les divers outils de l'action publique et leur incidence propre sur la baisse de l'addiction, c'est avec le souci de vous permettre de disposer d'un large éventail de propositions susceptibles de contribuer à une relance de la politique de lutte contre le tabagisme que la Cour a conduit son évaluation.

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