Intervention de Anne Levade

Réunion du 4 décembre 2012 à 14h15
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Anne Levade, professeure à l'université Paris-Est :

Monsieur le président, je vous remercie pour cette information. Je vais vous indiquer comment nous avons travaillé et vous exposer les premières conclusions du rapport d'étape, rendu à la fin du premier trimestre 2012.

La méthode que nous avons suivie s'inscrit naturellement dans le cadre de la lettre de mission du garde des Sceaux. Il nous fallait aussi vérifier qu'étaient remplis les trois principaux objectifs qui avaient été définis au moment de l'élaboration de la loi organique, à savoir garantir un accès étendu à ce nouveau mécanisme de contrôle, prévenir son utilisation à des fins dilatoires, enfin assurer une articulation harmonieuse entre les juridictions.

Pour ce faire, nous avons fait un double choix méthodologique.

Le premier concernait le périmètre de la jurisprudence que nous dépouillerions de façon exhaustive. L'exhaustivité nous semblait de rigueur mais sur un échantillon précis, pour rester dans les limites du faisable. Nous avons évidemment retenu toute la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ainsi que celle des juridictions suprêmes, à savoir le Conseil d'État et la Cour de cassation. Ensuite, nous avons choisi un panel de ressorts territoriaux de cours d'appel de façon à éviter les biais. C'est la raison pour laquelle nous avons écarté d'emblée les juridictions parisiennes, qui ne sont pas révélatrices du reste du pays, et retenu les ressorts d'Aix-Marseille, Bordeaux, Dijon et Versailles. Versailles présentait l'intérêt de compter un jeune tribunal administratif, celui de Montreuil. Ce choix nous a permis de constater qu'il était sollicité au titre de la QPC autant que les autres juridictions. Au sein de ces zones, nous nous sommes attachés à examiner les décisions de toutes les juridictions, judiciaires et administratives.

Le deuxième choix méthodologique a consisté à dépouiller la jurisprudence à partir de deux grilles.

La première grille d'analyse, spécifique au Conseil constitutionnel, distingue la branche du droit concernée, la nature du texte dont la disposition législative contestée est issue, le pourcentage de dispositions précédemment contrôlées dans le cadre du contrôle a priori ainsi que le type de décisions rendues. L'objectif était de dresser une typologie des décisions au fond ainsi que d'identifier la manière dont les acteurs s'étaient saisis de la QPC, c'est-à-dire quels griefs étaient soulevés, comment l'affaire était plaidée, qui la plaidait, et la façon dont le Conseil procédait.

Pour les autres juridictions, nous avons confectionné une grille unique, valable à la fois pour les juridictions de transmission, saisies au fond, et pour les juridictions suprêmes, pour ne pas introduire de distorsion entre les deux étages de juridiction. De la sorte, il était possible de voir comment les juridictions de transmission, puis de renvoi, examinaient les questions de recevabilité, et de comparer. Je rappelle que, sur la condition de caractère sérieux de la question soulevée, le législateur organique s'était interrogé sur l'opportunité de maintenir deux formulations distinctes selon le niveau de juridiction.

Cette méthodologie devait permettre d'élaborer un bilan à la fois quantitatif et qualitatif, et de déterminer si, après trois ans d'application, une révision du dispositif organique devait – ou non – être envisagée. Mais nous n'avons pas pu appliquer la méthode que nous avions prévue, car nous avons rencontré trois contraintes. Les deux premières étaient prévisibles mais nous n'avions pas anticipé la dernière.

La première était d'ordre temporel : il faisait peu de doute que la première année d'application de la QPC serait révélatrice mais ne rendrait pas compte de l'impact réel d'une réforme qui était préparée et attendue de longue date. Le nombre de QPC enregistrées cette première année n'est donc pas nécessairement représentatif de la tendance à moyen terme.

La deuxième contrainte était d'ordre substantiel. Certaines affaires emblématiques ont été soulevées d'emblée, de même que s'est produite une cristallisation du débat autour de l'articulation entre conventionnalité et constitutionnalité, et la loi organique du 10 décembre 2009 a été modifiée dès juillet 2010, afin de supprimer la formation spéciale de la Cour de cassation initialement chargée d'examiner les QPC. Dans le même temps, un premier bilan était tiré en octobre 2010 sous les auspices de la commission des Lois. Il s'agissait donc, à bien des égards, d'une année particulière.

La troisième contrainte, d'ordre matériel, tient aux conditions d'accès au corpus jurisprudentiel. Elle est en passe aujourd'hui d'être surmontée. Si nous avons reçu un très bon accueil dans la plupart des juridictions, il a été beaucoup plus difficile d'accéder à la jurisprudence de la Cour de cassation qui a refusé pendant plusieurs mois de nous communiquer les jugements qui n'avaient pas été publiés. Toutefois, quelques jours avant la remise du rapport d'étape, nous avons fini par conclure avec les différentes chambres de la Cour de Cassation des conventions nous autorisant l'accès à titre gracieux à leurs décisions.

Voilà pourquoi le rapport d'étape ne comporte pas de données quantitatives relatives aux juridictions ordinaires et ne suit pas le plan qui sera retenu pour le rapport définitif.

En substance, la première conclusion du rapport est le succès rencontré par la QPC. Il tient d'abord à une mise en application immédiate et généralisée dans les deux ordres de juridiction, même s'il est logique que le juge judiciaire ait été plus fréquemment sollicité. Le comité de suivi a constaté une diversification immédiate des QPC quant à leur champ d'application matériel : toutes les branches du droit ont été concernées et tous les types de norme, qu'il s'agisse de lois antérieures ou postérieures à 1958, de lois du pays de la Nouvelle-Calédonie ou des dispositions ayant fait l'objet ou non d'un contrôle a priori.

Cette diversification révèle une appropriation effective par les acteurs, notamment par les justiciables et leurs conseils, qui peut se mesurer par le nombre d'affaires, la diversité des justiciables – des personnes physiques dans trois quarts des cas et des personnes morales pour le quart restant – ; et celle des conseils. Un cinquième des affaires sont plaidées conjointement par des avocats à la Cour et des avocats aux Conseils, les quatre cinquièmes étant plaidés à parts quasi égales par chacune des deux branches de la profession, avec un petit avantage aux avocats aux Conseils.

De la même manière, les acteurs se sont bien approprié la réforme sur le fond. La lecture des décisions et des mémoires déposés montre une connaissance minimale généralisée du droit constitutionnel, même si les éléments qui sont soulevés pour fonder une QPC sont très hétérogènes. Souvent, le critère de l'applicabilité de la disposition au litige est négligé, voire pas abordé, tandis que le sérieux de la question fait l'objet de longs développements.

Venons-en aux juridictions du filtre. Elles sont tributaires de la manière dont les questions leur sont posées. La première année, beaucoup de motifs identiques ont été soulevés devant les juridictions du fond, de sorte qu'un mécanisme de régulation s'est spontanément mis en place. Les jugements et arrêts sont le plus souvent calqués sur la structure du mémoire présenté par le justiciable, ce qui signifie que la question du sérieux est prédominante et qu'il y a parfois une tendance au pré-jugement de constitutionnalité de la part des juridictions du filtre et des juridictions suprêmes. Cela étant, et contrairement à ce qu'on avait pu penser, il n'y a pas de différence significative entre la Cour de cassation et le Conseil d'État dans leur manière d'aborder les QPC. Le psychodrame autour de l'affaire Melki et du contrôle de conventionnalité ne s'est pas traduit par des approches méthodologiques distinctes.

Quant au Conseil constitutionnel, il a, lui aussi, utilisé toute la palette des solutions qui étaient à sa disposition : conformité, conformité sous réserve, abrogation totale ou partielle avec ou sans effet différé, non-lieu à statuer. De même, il a invoqué la plupart des griefs possibles dans le cadre du contrôle de l'article 61-1 de la Constitution. Parallèlement, il a prouvé sa volonté d'expliciter la réforme et de circonscrire clairement ce qui pouvait, ou non, être considéré comme des droits et libertés garantis par la Constitution, ce que n'est pas, par exemple, la reconnaissance des langues régionales mentionnée à l'article 75-1 de la Constitution. En outre, le Conseil a procédé à des modifications organisationnelles et procédurales pour traiter les QPC.

Des travaux que nous avons menés, il ressort que la mise en application de la réforme a été maîtrisée, comme l'atteste le respect des délais imposés par le législateur organique. Le délai moyen est même significativement en deçà du plafond de six mois – trois mois pour la Cour de Cassation ou le Conseil d'État, puis trois mois pour le Conseil constitutionnel.

La jurisprudence constitutionnelle a aussi définitivement réglé la question de l'articulation entre conventionnalité et constitutionnalité, ce qui explique sans doute que les mémoires sur les QPC sont désormais à peu près muets sur les questions de conventionnalité.

Enfin, le dispositif procédural au sein du Conseil constitutionnel a évolué. Le Conseil a ainsi adopté un règlement intérieur relatif à la QPC permettant de satisfaire aux exigences du droit au procès équitable.

Au terme de cette première année et compte tenu des contraintes qui ont été les nôtres, il nous a semblé que cinq questions au moins devraient être abordées dans le rapport final : la pertinence du double filtre, notamment les conditions de recevabilité et surtout la formulation de la condition de caractère sérieux des questions ; l'articulation effective entre conventionnalité et constitutionnalité qui mérite d'être appréciée sur un plus long terme ; la place effective de la QPC dans le cadre d'une procédure juridictionnelle – il faut un peu de recul pour apprécier l'utilisation, à mon avis marginale, de la QPC à des fins dilatoires – ; la mutation du contrôle de constitutionnalité et l'équilibre entre contrôle a priori et a posteriori ; enfin, l'incidence sur la protection et la garantie des droits et libertés.

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