Intervention de Dominique Rousseau

Réunion du 4 décembre 2012 à 14h15
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Dominique Rousseau, professeur à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne :

Je partage le diagnostic de mes collègues quant au succès de la QPC, que je le qualifierai de juridique, de paradoxal et de fragile.

Sur le plan juridique, d'abord. Au moment de la révision constitutionnelle de 2008, la QPC est sans nul doute le point qui était le plus passé sous silence. Or, trois ans plus tard, la seule réforme véritable qui reste, et qui restera, est la question prioritaire de constitutionnalité. C'est un succès parce que les avocats comme les magistrats se sont saisis de ce nouveau moyen de droit, et même beaucoup plus rapidement qu'ils ne s'étaient saisis de la Convention européenne des droits de l'homme. Le Conseil constitutionnel, comprenant que ce seraient désormais les avocats qui lui donneraient du travail – et non plus les parlementaires – s'est donc efforcé de faire connaître auprès d'eux le mécanisme de la QPC tandis que, de leur côté, magistrats et avocats organisaient des cycles de formation.

Le doyen Vedel avait dit en 1990, lorsqu'il était question d'introduire une sorte de QPC, qu'il ne s'agissait ni d'un gadget ni d'une révolution. Je suis d'accord sur la première partie de l'affirmation, mais la réforme est peut-être bien une révolution, au moins dans la pratique du droit. Quand un avocat a une affaire de droit commercial, il ne peut plus se contenter de consulter le code de commerce, il doit aussi se référer à la Constitution et à la jurisprudence constitutionnelle. Les magistrats à qui il était même interdit de contrôler la constitutionnalité de la loi sont dans la même situation. La QPC a ainsi abouti à introduire dans notre pays une culture du droit qui lui manquait.

Mais l'étude que nous avons conduite m'amène à considérer ce succès comme paradoxal. À lire les travaux préparatoires et les débats à l'Assemblée nationale et au Sénat, il me semble que l'intention du constituant et du législateur organique était de conforter le rôle du Conseil constitutionnel comme seul juge de la constitutionnalité des lois. Or, deux ans après, selon les chiffres donnés par son secrétaire général, le Conseil constitutionnel est presque devenu le juge de l'exception et les juges administratif et judiciaire les juges constitutionnels de droit commun. Il ne s'agit pas de leur part d'une volonté de puissance ; c'est le mécanisme même de la QPC qui pousse les juges à faire du droit constitutionnel. À partir du moment où la Cour de cassation et le Conseil d'État doivent dire si la question posée par l'avocat est sérieuse, s'il y a un doute sur la constitutionnalité de la disposition législative applicable, il faut bien qu'ils fassent un premier examen de constitutionnalité.

La jurisprudence est abondante. Depuis notre rapport d'étape, la chambre criminelle de la Cour de cassation a, le 12 avril 2012, rendu deux arrêts qui donnent le ton, même s'il ne faut pas généraliser. La constitutionnalité de l'interprétation par la chambre criminelle d'un article du code pénal qui autorise la confusion des peines était contestée au nom des droits constitutionnels reconnus aux mineurs en matière pénale. La Cour de cassation a implicitement reconnu que, jusque-là, son interprétation de cet article était inconstitutionnelle, procédé aussitôt à un changement d'interprétation et considéré en conséquence que la question n'était plus sérieuse et qu'il était donc inutile de la transmettre au Conseil constitutionnel. Autrement dit, la Cour de cassation, en faisant son travail d'examen du sérieux de la question, s'est attribué le contrôle de constitutionnalité et a réduit la compétence du Conseil constitutionnel.

La réforme a ainsi donné naissance à une forme de contrôle diffus de constitutionnalité, alors qu'il s'agissait initialement de conforter le Conseil constitutionnel. Désormais, tous les juges peuvent contrôler la constitutionnalité des lois.

Mais le succès de la QPC est fragile, pour deux raisons, non pas tant à cause de la tendance à la baisse du nombre de QPC observée cette année, qu'à cause du mécanisme même du filtre. La commission des Lois a déjà réfléchi à la question et plusieurs propositions de loi organique ont été déposées, soit pour supprimer l'examen du caractère sérieux de la question, soit pour permettre au requérant de faire appel d'une décision de non-renvoi devant le Conseil constitutionnel. Il me semble que viendra le temps où il faudra revoir le mécanisme du filtre et, peut-être, c'est un point de vue personnel, confier directement au Conseil constitutionnel la charge d'examiner la recevabilité des requêtes. Si le succès est fragile, c'est en effet parce que le mécanisme même du filtre rend l'utilisation de la QPC aléatoire.

La deuxième cause de fragilité, c'est le Conseil constitutionnel lui-même, qui doit faire le grand écart : alors qu'il est pratiquement inchangé dans sa structure, il a complètement changé dans sa fonction. Sa composition est politique, son rôle est aujourd'hui juridictionnel. Cherchez l'erreur… Pour asseoir le succès de la QPC, il faudrait renforcer la légitimité juridictionnelle du Conseil constitutionnel, sans doute en augmentant le nombre de ses membres – la moyenne européenne se situe entre douze et quinze, contre neuf en France – surtout s'il lui revient d'apprécier la recevabilité des questions. Il faudrait alors créer une chambre particulière, dont les membres ne pourraient évidemment pas siéger dans l'assemblée plénière qui délibérerait au fond.

Il conviendrait également de revoir le mode de désignation des membres, en s'inspirant de Kelsen et de l'exemple des autres pays européens qui exigent des compétences et de l'expérience en matière juridique, et une majorité positive des trois cinquièmes des parlementaires pour approuver toutes les nominations. Les anciens présidents de la République n'auraient alors plus leur place dans un Conseil devenu une véritable juridiction. Une telle réforme renforcerait la crédibilité du Conseil, qui est dorénavant en relation directe avec la Cour de cassation et le Conseil d'État. C'est à cette condition que le succès démocratique de la QPC pourra être pérennisé.

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