Je me propose de vous exposer quelques éléments de cadrage méthodologiques, conceptuels et historiques.
Le paritarisme et les sujets qui s'y rattachent relèvent du droit du travail, lequel a une spécificité, par rapport au droit commun des contrats. En effet, la relation entre l'employeur et le salarié a pour particularité d'être inégale. Historiquement, c'est à la loi et à la négociation collective qu'il revient de corriger cette inégalité, dans des proportions et selon des méthodes qui peuvent varier d'un pays à l'autre. De ce point de vue, le contrat de travail ne peut être considéré comme un simple contrat élaboré entre deux parties.
Pour ce qui est de la France, dont l'histoire sociale reste marquée par la loi Le Chapelier, elle a très longtemps privilégié la loi sur la négociation, ainsi que je le développe dans mon ouvrage, Où va la démocratie sociale ? Alors qu'en Allemagne et en Angleterre, les syndicats sont reconnus avant l'instauration du suffrage universel, la reconnaissance des syndicats en France ne date que de 1884, soit près de quarante ans après l'instauration du suffrage universel. L'évolution ensuite sera lente : il faut attendre 1968 pour que soient reconnus les délégués syndicaux dans les entreprises, puis celle des trois niveaux - interprofessionnel, branche, entreprise – de la négociation collective. Enfin, il a fallu, avec les lois Auroux de 1982, inventer l'obligation de négocier, preuve que la négociation sociale n'était pas vraiment rentrée dans les moeurs de notre pays… Pourtant, on constate souvent que les politiques publiques en matière de travail, d'emploi, de formation professionnelle et de protection sociale gagnent à s'appuyer sur la concertation et la négociation, et que les lois sont plus durables lorsqu'elles ont été préalablement négociées.
Aujourd'hui, notre système de relations professionnelles est entré dans une période de vaste mutation. De ce point de vue, votre mission ne sera qu'une étape sur un long chemin dont le point de départ est, à mon sens, la loi Larcher du 31 janvier 2007, qui elle-même faisait suite à la crise du CPE en 2006, séquence au cours de laquelle un Premier ministre pressé s'est heurté à un immense mouvement social et a dû renoncer aux mesures qu'il proposait, avec pour conséquence l'idée qui s'impose alors que, préalablement à toute réforme du code du travail, il faut consulter les partenaires sociaux et, s'ils le souhaitent, leur offrir l'option de la négociation préalable.
Cette modification fondamentale a été suivie de beaucoup d'autres. En 2008 sont redéfinis et inscrits dans la loi les critères de la représentativité syndicale, tandis que la validité des accords collectifs est subordonnée à des conditions d'audience ; la loi de mars 2014 pose les règles de la représentativité patronale et, en août 2015, la loi Rebsamen a opéré une simplification des instances représentatives.
Il faut désormais réfléchir à la manière de poursuivre ce processus. Dans le contexte actuel, marqué par la mondialisation, la révolution numérique et le chômage de masse, il me semble qu'il faut poursuivre trois objectifs : rendre le droit du travail plus lisible pour les différents acteurs, plus efficace pour les entreprises, ce qui implique qu'il prenne mieux en compte la diversité des situations de travail, tout en restant aussi protecteur pour les salariés.
Pour en venir aux concepts, le paritarisme est un terme parmi d'autres. Il doit être mis en regard des notions de démocratie sociale, de dialogue social et de négociation collective.
Par démocratie sociale, on entend le système d'acteurs permettant de définir et de mettre en oeuvre les règles relatives aux relations professionnelles, ce qui renvoie non seulement aux acteurs de la démocratie politique – Gouvernement et Parlement – mais également aux organisations professionnelles d'employeurs et aux syndicats de salariés.
Le dialogue social désigne, au sens du BIT (Bureau international du travail), toutes les formes de dialogue entre les organisations d'employeurs et les syndicats de salariés, qu'il s'agisse du partage d'information, de la consultation, de la négociation, de la concertation, et cela à tous les niveaux.
La négociation collective est la forme privilégiée du dialogue social, dans la mesure où elle matérialise la recherche d'un équilibre des intérêts par la négociation et la signature d'un accord entre les représentants des employeurs et des salariés, qui ignoraient au départ quel serait le contenu de l'accord. Celui-ci se dessine au fur et à mesure, dans un processus de compréhension réciproque et mutuelle des acteurs, ce qui est une démarche exigeante qui suppose de la loyauté dans l'exécution des accords ainsi qu'une évaluation périodique.
Le paritarisme évoque d'abord la gestion par les organisations d'employeurs et de salariés des organismes en charge de l'assurance-chômage, des retraites complémentaires ou de la formation professionnelle continue progressivement mis en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il y a aussi un paritarisme d'incitation, comme dans le cas du réseau ANACT-ARACT – agences nationale et régionales pour l'amélioration des conditions de travail – qui promeut le changement concerté de l'organisation du travail dans les entreprises et les administrations. On parle aussi de tripartisme, lorsque l'État se trouve impliqué aux côtés des partenaires sociaux, notamment dès qu'il est question de finances – le pacte de responsabilité, par exemple, relève du tripartisme –, voire de quadripartisme dans certains domaines comme l'emploi et la formation professionnelle, lorsqu'en plus de l'État interviennent les régions.
J'en viens à présent à quelques thématiques d'actualité, au premier rang desquelles les réelles difficultés que rencontre le dialogue social dans notre pays, difficultés qui sont sociologiques avant d'être juridiques. Certains parmi les employeurs n'y voient qu'un « grand rituel », tandis qu'une partie des syndicalistes est réticente à s'engager et qu'au sein de la classe politique on dénonce un prétendu conservatisme des corps intermédiaires. Il me semble au contraire que les partenaires sociaux sont capables d'innover, comme l'a montré l'accord national interprofessionnel (ANI) de janvier 2013 sur la sécurisation de l'emploi et sur la formation professionnelle, qui soumet les plans sociaux soit à un accord négocié dans l'entreprise soit à une homologation par l'administration, là où prévalait auparavant l'information-consultation du comité d'entreprise : aujourd'hui, plus de 80 % des plans sociaux sont négociés et, dans 60 % des cas, ils font l'objet d'un accord. C'est une évolution majeure, qu'il faudra néanmoins pousser plus loin si nous voulons être en conformité avec les directives européennes, qui rendent la négociation obligatoire.
En ce sens, et c'est mon second point, le projet de loi constitutionnelle préparée sous l'égide de Michel Sapin et qui prévoyait de constitutionnaliser les articles L1 à L3 du code du travail constitue un progrès important, soutenu par le rapport dit Combrexelle et auquel je suis personnellement d'autant plus favorable qu'afin d'éviter tout contournement de la loi Larcher il étend l'obligation de consulter les partenaires sociaux aux ordonnances et aux propositions de loi. Cela empêcherait qu'éclatent de nouveau en France des crises sociales comme celles que nous avons connues en 1995 ou 2006, lorsqu'un Gouvernement, pressé par la gravité de la situation ou par la proximité d'échéances électorales, lance des réformes sociales sans recourir à la concertation ou à la négociation avec les partenaires sociaux. On peut certes objecter que le Conseil constitutionnel pourrait alors censurer des lois n'ayant, pour des motifs d'opportunité, pas fait l'objet d'une consultation préalable, mais il me semble précisément important qu'il puisse se prononcer sur la procédure, dans la mesure où les réformes concertées et négociées sont plus efficaces et plus durables que les autres.
Pour en revenir au rapport Combrexelle, partant du constat que le droit du travail est trop complexe, il réitère l'une des propositions que j'avais déjà faite en 2001 dans mon rapport sur la réduction du temps de travail et qui a été reprise dans la feuille de route présentée par la ministre chargée du travail, Mme Myriam El Khomri aux partenaires sociaux à l'issue de la conférence sociale du 19 octobre dernier. Pour rendre le droit du travail plus lisible, plus efficace mais tout aussi protecteur pour les salariés, nous préconisons de distinguer pour chaque partie du code, dans trois sous-ensembles distincts, d'une part, les principes et les mesures d'ordre public social, qui doivent s'imposer quoi qu'il arrive dans toutes les entreprises, d'autre part, les sujets qui doivent être renvoyés à la négociation parce qu'ils sont trop spécifiques pour être traités par la loi, et enfin les mesures supplétives, qui s'imposent en l'absence d'accord collectif. J'insiste sur ces dernières car ce sont elles qui permettent de conserver un droit du travail aussi protecteur qu'avant mais plus ouvert à la négociation. Quant aux points renvoyés à la négociation collective, il est évident, comme l'ont rappelé François Hollande et Manuel Valls, qu'ils devront l'être dans le respect des grands principes du droit du travail, qui relèvent en premier lieu de normes internationales - conventions de l'OIT (Organisation internationale du travail), directives européennes ou jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme – mais aussi de notre Constitution ainsi que de quelques grandes normes législatives comme le SMIC ou la durée légale du travail.
En ce qui concerne le recours référendaire, l'un des instituts auditionnés par la mission Combrexelle et dont les positions sont proches de celles des employeurs s'y est montré très favorable. J'y suis pour ma part hostile, dans la mesure où, le plus souvent, les négociations sociales ne portent plus uniquement sur des questions salariales mais englobent de manière complexe toute une série de problématiques : emploi, rémunération, intéressement, épargne salariale, formation et développement des compétences, mobilité professionnelle plan de charge et d'investissement. Or, dans des discussions complexes, seules les organisations syndicales peuvent être garantes de l'équilibre des négociations. À l'inverse, le référendum du fait des employeurs peut servir à passer en force ; quant aux syndicats, ils peuvent souhaiter s'abriter derrière cette procédure pour ne pas signer un accord.
Enfin, l'actualité nous ramène au paritarisme, avec les négociations AGIRC-ARRCO, qui viennent de se conclure par un accord préalable, et les négociations de la nouvelle convention Unédic qui devraient avoir lieu cet hiver. Le paritarisme, d'abord instauré pour la gestion des retraites complémentaires en 1947, est plus récent dans notre pays qu'en Allemagne où il remonte à Bismarck. Il est à mon sens une formidable école de négociation collective, dans la mesure où il oblige à s'interroger sur les contraintes et les marges de manoeuvre de chacun. Or il n'y a pas de bonne négociation qui puisse faire abstraction de ces questions. C'est une des raisons pour lesquelles je pense que le Gouvernement n'aurait pas pris son parti d'un échec des négociations sur les retraites complémentaires et que, s'il l'avait fallu, il aurait trouvé un moyen ou un autre de les faire aboutir, pour empêcher que la question des retraites de base soit remise sur le tapis.