Intervention de Jacques Freyssinet

Réunion du 22 octobre 2015 à 9h00
Mission d'information relative au paritarisme

Jacques Freyssinet :

Distinguons d'emblée entre le vrai paritarisme et certaines formes de pseudo-paritarisme : on ne peut parler de paritarisme au sens fort que s'agissant des institutions créées par la négociation collective. Au lendemain de la seconde guerre mondiale se sont tout d'abord constitués les régimes nationaux de retraites complémentaires, dits AGIRC et ARCCO ; l'assurance chômage a été créée en 1958 ; à partir de 1982, enfin, ont émergé différentes formes de mutualisation des fonds de la formation professionnelle continue. À cette liste des trois principales formes de paritarisme interprofessionnel, on pourrait ajouter l'association pour l'emploi des cadres, l'APEC, ainsi que d'autres instances constituées au niveau des branches professionnelles.

Tout cela diffère profondément d'une autre acception du paritarisme qui couvre les instances de gestion de la sécurité sociale, par exemple, où le nombre de représentants des organisations patronales est égal à celui des représentants d'organisations syndicales. Ces instances, qui comportent parfois d'autres représentants, sont créées par l'État et leurs compétences de gestion sont étroitement contraintes par le fait qu'il revient à l'État de fixer le régime de financement et celui des prestations. Permettez-moi dès lors de n'aborder que le paritarisme dans son sens premier.

D'autre part, il est hélas impossible d'isoler le phénomène du paritarisme qui, tout au long de son histoire, s'est trouvé pris en tenaille entre la négociation collective et l'intervention de l'État. Le paritarisme englobe des instances numériquement équilibrées où les relations sont plutôt coopératives. Dans la négociation collective, au contraire, point de paritarisme : le conflit est monnaie courante, chaque organisation défendant ses positions avant de signer ou non les textes. Traditionnellement, le patronat signe de manière homogène – quoique la CGPME n'ait pas signé le texte issu de la récente négociation sur la formation professionnelle continue. En revanche, il est très fréquent que toutes les organisations syndicales ne signent pas les accords. De plus, ce n'est pas la règle majoritaire qui s'applique : les signataires doivent atteindre un taux de représentativité d'au moins 30 % et l'opposition à l'accord ne pas dépasser un taux de 50 %. La logique de la négociation et celle du paritarisme sont donc très différentes. Or, c'est la négociation qui crée les règles du paritarisme ; les instances paritaires ne font que les appliquer – même avec une marge d'adaptation variable selon les institutions. De ce point de vue, il ne faut pas surestimer leur niveau de responsabilité.

Autre branche de la tenaille : les institutions paritaires reposant sur des financements obligatoires, elles supposent une approbation par l'État sous une forme ou sous une autre – loi de transposition en matière de formation professionnelle continue, agrément pour l'assurance chômage et arrêté d'extension ou d'élargissement pour les retraites complémentaires. Dans tous les cas, l'intervention de l'État est indispensable et n'est pas toujours passive, loin s'en faut. Ouvertes ou officieuses, les tractations entre l'État et les partenaires sociaux, signataires et non signataires, peuvent être intenses, à l'image de la bataille livrée pour aboutir à l'agrément de l'accord du 1er janvier 2001 relatif au régime d'assurance chômage, qui dura plus de six mois. Point de long fleuve tranquille en la matière : le fonctionnement des instances paritaires et leur relation avec l'État sont l'objet d'un rapport de force – tout naturel – qui empêche d'envisager une quelconque autonomie des acteurs sociaux dans les instances paritaires.

Ensuite, le paritarisme a subi des critiques vives et récurrentes concernant l'opacité de sa gestion d'une part et, de l'autre, son rôle dans le financement des organisations patronales et syndicales. En ces domaines, deux progrès récents sont à noter : l'accord national interprofessionnel du 17 février 2012 relatif à la modernisation et au fonctionnement du paritarisme, tout d'abord, par lequel les organisations signataires ont édicté des règles plus précises et plus strictes pour l'ensemble des institutions paritaires nationales en matière de gestion, de contrôle des comptes, de rémunération des administrateurs et de dédommagement des organismes gestionnaires. De l'avis général, cet accord a rendu la gestion financière des organisations paritaires plus rigoureuses et a clarifié leur financement indirect. Deuxièmement, la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale a créé un fonds paritaire de contribution au financement des organisations syndicales et patronales tout à fait transparent, même s'il est extrêmement complexe. Songez au titre du dernier rapport financier de l'Unédic : « Une exigence permanente de rigueur, c'est utile » – c'est dire combien les institutions paritaires tiennent à ne plus fonder leur légitimité que sur leur seule fonction sociale, mais aussi sur la rigueur de leur gestion.

D'autre part, les organisations syndicales ont parfois envisagé le paritarisme comme une modalité du syndicalisme de gestion. Dès sa création, il y a cent vingt ans, la CGT se composait des fédérations d'un côté et, de l'autre, des bourses du travail, qui fournissaient des services – de placement, par exemple – aux salariés. La fonction de service aux adhérents et aux salariés est un sujet de débat permanent dans le monde syndical. En Europe du nord, le taux de syndicalisation très élevé est en partie lié au fait que ce sont les organisations syndicales qui gèrent les fonds de chômage. On aurait pu croire que l'obtention par les syndicats français, au terme de négociations avec les organisations patronales, de retraites complémentaires, de l'indemnisation du chômage et de fonds mutualisés de financement de la formation professionnelle continue aurait apporté la preuve de l'efficacité des services qu'ils fournissent à l'ensemble des salariés ; or, les enquêtes d'opinion ne confirment aucunement cette hypothèse. Les salariés associent certes les institutions paritaires au dispositif de protection sociale dans son ensemble, mais n'y voient ni une conquête syndicale ni un service fourni. Les organisations syndicales ne parviennent pas à présenter les institutions paritaires comme le produit d'une conquête syndicale et, du même coup, à faire la preuve de leur utilité. Ainsi, il ne s'est produit aucune mobilisation syndicale lors des récentes négociations – parfois difficiles – sur l'assurance chômage et sur les retraites complémentaires. De ce point de vue, la stratégie syndicale a échoué puisque le conflit s'est cantonné à la négociation et que la préservation des acquis n'a pas suscité la mobilisation des travailleurs.

Dernier point : les trois composantes du paritarisme sont confrontées à des problèmes très différents, d'où la difficulté de conduire un débat d'ensemble sur le sujet. Les retraites complémentaires, tout d'abord, sont pilotées à très long terme – trente à cinquante ans – afin de tester la soutenabilité des régimes en accordant une grande importance aux hypothèses macroéconomiques. C'est pourquoi les régimes ont, de leur création à l'irruption de la crise en 2008, privilégié le mode de gestion consistant à constituer des réserves. Depuis 2008, le déséquilibre financier a eu pour effet de ne produire que des négociations en recul et tous les compromis ont consisté à piocher dans les réserves. Celles-ci devraient s'épuiser dans une dizaine d'années – un délai qui, en matière de retraites, est assez court. De ce fait, la soutenabilité à long terme de ces régimes est en question, et le dernier accord montre toute la difficulté qu'il y a à y apporter une réponse acceptable. D'autre part, ces régimes étant complémentaires, ils dépendent en grande partie de l'évolution des régimes de base. La réforme de 2010, par exemple, a eu un impact immédiat : les organisations syndicales, qui l'avaient unanimement combattue, ont bien dû en traduire les effets dans les régimes complémentaires. Par symétrie, les organisations patronales saisissent souvent l'occasion de négociations sur les retraites complémentaires pour tenter de faire accepter des innovations qui pourraient être à nouveau utilisées pour faire pression sur l'évolution du régime de base. C'est en particulier le cas du recul de l'âge de la retraite, et le nouveau système de bonus et de malus qui se dessine actuellement pourrait servir d'argument lors d'une future réforme du régime général.

L'assurance chômage est tout à fait différente, puisqu'elle est autonome. Les prestations publiques, en effet, ne concernent que ceux qui ne bénéficient pas d'un régime complémentaire. En revanche, l'assurance chômage est entièrement soumise à la logique des cycles économiques : une récession entraîne mécaniquement la chute des recettes et l'augmentation des dépenses. La stratégie la plus logique consisterait donc à gérer les réserves non pas à très long terme, mais à l'échelle du cycle. Or, ce n'est pas le cas. Il semble que les gestionnaires du régime estiment que l'accumulation de réserves pourrait susciter la convoitise du Trésor, comme cela s'est produit dans d'autres secteurs – celui de la formation professionnelle continue, par exemple. C'est pourquoi leur méthode de gestion repose sur l'endettement. C'est pourtant une méthode très coûteuse, puisqu'une partie importante des ressources de l'assurance chômage sert à financer la charge de la dette. Sans doute était-il possible d'espérer un redressement rapide des recettes lorsque les cycles économiques étaient courts et réguliers, mais la crise de 2008 a inauguré une nouvelle ère – est-ce un cycle ou une rupture durable ? – dans laquelle la gestion par l'endettement montre ses limites. Les négociations de 2016 seront donc très dures : on n'imagine guère trouver un compromis qui prolonge la tendance à l'accroissement du déficit cumulé.

J'ajoute qu'à sa création en 1958, l'assurance chômage a été conçue comme un régime de transition de court terme entre deux emplois stables. L'indemnisation était donc de bon niveau, mais elle ne durait que huit mois, soit le temps jugé nécessaire au reclassement professionnel. Peu à peu, l'assurance chômage a changé de nature ; elle est désormais pour l'essentiel un régime de gestion socialisée de la précarité de l'emploi. Intermittents, intérimaires, activités réduites, droits rechargeables et j'en passe : la fonction traditionnelle de l'assurance chômage subsiste certes, mais elle est envahie par la fonction de socialisation du coût de l'emploi précaire. Dans un premier temps, l'assurance chômage a réagi aux stratégies de gestion de l'emploi qu'adoptaient les entreprises. Aujourd'hui, néanmoins, son évolution n'encourage-t-elle pas le développement de l'emploi précaire, dont il est bien commode de rejeter le coût sur elle ? Les négociations à venir devront se saisir de ce thème brûlant. Le Conseil d'analyse économique a récemment formulé des propositions fortes visant à éliminer les facteurs d'incitation au développement de l'emploi de très courte durée.

Troisième et dernière composante du paritarisme : la formation professionnelle continue. Dès l'origine, la bataille s'est révélée rude entre les plans de formation de l'entreprise, qui ne sont soumis qu'à la consultation du comité d'entreprise, et les fonds mutualisés. Jusqu'en 1982, la mutualisation était quasiment inexistante. Ce n'est que grâce à la conclusion – souvent sous la forte pression de l'État – des accords nationaux interprofessionnels de 1982 et 1984 que les ressources mutualisées ont augmenté. On ne saurait donc prétendre que la formation professionnelle continue relève intégralement du paritarisme : ce n'est le cas que de sa fraction mutualisée, qui est minoritaire, tandis que l'essentiel, c'est-à-dire les plans de formation, relève du pouvoir de gestion des employeurs.

D'autre part, on a souvent reproché au paritarisme son inefficacité face à l'effet amplificateur d'inégalités des dépenses de formation professionnelle continue. Cet effet est indiscutable et résulte de la logique des plans de formation. Les fonds mutualisés permettent d'atténuer en partie ces inégalités, mais en partie seulement. La création du fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels atteste de la prise en compte de ce sujet dans la négociation collective, mais la logique principale de la formation professionnelle conserve néanmoins son effet amplificateur d'inégalités – même s'il n'est pas délibéré. La capacité des fonds mutualisés à l'atténuer demeure en question.

En somme, tout raisonnement global sur le paritarisme a ses limites. D'une part, il ne peut concerner que le paritarisme stricto sensu, c'est-à-dire celui qui naît de la négociation collective. Même ainsi, les possibilités d'accord et de conflit varient profondément selon les domaines concernés.

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