Nous nous sommes demandé comment un pays sans Président de la République, qui n'est pas gouverné, n'a pas de Parlement, avec une prévision de croissance zéro, 1,2 million de réfugiés syriens s'ajoutant à 400 000 Palestiniens, des coupures d'électricité quotidiennes, des problèmes d'eau et un ramassage des ordures qui n'est plus assuré dans les grandes villes, peut encore tenir ?
Nos interlocuteurs ont souvent parlé de résilience lors de nos auditions à Paris. Je suis parti au Liban en me demandant pour ma part si l'on était face à un miracle, grâce à une sorte de formule libanaise miraculeuse, qui permettrait au pays de tenir, ou à un mirage.
Au moment de notre retour, une partie de la classe politique nourrissait quelques espoirs dans l'Assemblée générale des Nations unies. Tammam Salam espérait, dans ses contacts aux Nations Unies avec l'Iran, l'Arabie saoudite, la France et la communauté internationale remettre la question du blocage institutionnel libanais au premier rang des préoccupations.
Or, vu l'intensification des conflits entre Saoudiens et Iraniens en Syrie, au Yémen et à peu près partout autour du Liban, la question n'est plus prioritaire. Elle ne suscite pas de mobilisation des acteurs extérieurs clés et il y a peu de raisons permettant d'espérer que Saoudiens et Iraniens s'entendent enfin pour débloquer la situation.
Celle-ci est très préoccupante. D'autant qu'au sein des chrétiens maronites, tous se renvoient la responsabilité. Le général Aoun est le dirigeant le plus populaire parmi les chrétiens, sa popularité s'étendant même au-delà d'eux, mais il est lié au Hezbollah dans le cadre du courant du 8 mars et il refuse, ce qui est difficilement recevable, que le Parlement choisisse un Président. Il conteste en effet la légitimité de ce Parlement, tout en souhaitant qu'il se transforme en Assemblée constituante pour modifier la constitution et organiser un référendum. En face de lui, Samir Geagea et Sami Gemayel, qui font partie du courant du 14 mars et sont alliés du Courant du Futur, proche de l'Arabie saoudite, se divisent aussi sur le profil du bon Président. L'un estime qu'il revient à la communauté internationale de débloquer la situation, l'autre plaide pour un Président « technique ». Il y a un blocage au coeur du camp maronite, ce que le patriarche a d'ailleurs reconnu, constatant qu'il est très difficile, même pour une puissance étrangère, y compris la France, de mettre tout le monde autour de la table et de trouver une solution.
Le plus frappant a été pour nous l'immense décalage entre les préoccupations de la classe politique et celles de la population libanaise, des milieux économiques et de la société civile. Celle-ci s'est organisée de façon nouvelle au travers d'un collectif qui s'appelle « You stink » – « Vous puez » en français –, fondé d'abord sur la protestation contre le non-ramassage des ordures, qui est le produit, non seulement du blocage institutionnel, mais aussi du caractère totalement clientéliste du système politique libanais – lequel a conduit à ce qu'on n'ait pu ouvrir les décharges nécessaires, ni renouveler les contrats et les concessions.
Les problèmes de fourniture d'électricité continuent à s'aggraver, sans que personne ne prenne les décisions pour débloquer la situation, sachant que les 24 membres du Conseil des ministres doivent s'exprimer à l'unanimité. La société civile proteste donc et les milieux économiques s'inquiètent. Le Président de la Banque centrale libanaise – qui est avec l'armée la seule institution qui résiste et qui est respectée – nous disait que, non seulement on aura une croissance zéro en 2016, mais qu'en plus, les financements internationaux ne sont pas mobilisables à cause du blocage du gouvernement. L'Agence française de développement (AFD) a ainsi été conduite à annuler une série de financements pour des projets de développement, notamment en matière de traitement ou de distribution des eaux, alors que ces projets sont jugés prioritaires par les gouvernements libanais et français.
Cette situation institutionnelle compliquée laisse peu d'espoir à court terme sur la capacité de la société et des acteurs libanais à trouver une solution, ou sur celle des acteurs extérieurs à forcer une décision.
Sur le plan sécuritaire, nous avons eu une discussion intéressante avec le numéro deux de la Force internationale des Nations unies au Liban (FINUL), le général Grintchenko. La FINUL est présente au Sud Liban, où elle a une capacité d'observation de la présence du Hezbollah – elle a confirmé que beaucoup des membres de cette organisation étaient sur le théâtre syrien, que des corps étaient régulièrement rapatriés et que le conflit syrien lui coûtait cher. On constate aussi des mouvements sur le plateau du Golan, entre la Syrie et Israël, et les hypothèses selon lesquelles cette frontière serait plus poreuse qu'on l'imaginait sont confirmées.
Le contrat DONAS entre les Saoudiens, les Français et les Libanais, qui prévoit que nous fournissons des armes financées par les premiers pour les forces armées libanaises, commence à peine à être mis en oeuvre. Ce point fait l'objet de beaucoup d'attention de la part de l'armée libanaise, qui est sous-équipée et a développé un programme capacitaire, notamment pour faire face à des conflits violents avec Jabhat al-Nosra ou Daech.
Sur le plan humanitaire, le HCR a estimé que l'aide actuelle ne suffit pas. On n'est capable de couvrir que 40 à 50 % des besoins. Les réfugiés qui ne peuvent pas vivre correctement ni rentrer chez eux iront assez naturellement ailleurs. L'Union européenne a décidé un plan supplémentaire d'aide d'un milliard d'euros et la France de 100 millions, ce qui sera à l'évidence insuffisant. La question centrale qui se pose à la communauté internationale, à l'Europe et à la France est de savoir comment faire en sorte que les réfugiés syriens, dont certains occupent des postes de travail à la place de Libanais, même s'ils n'ont pas le droit de travailler, qui ont besoin de pouvoir être soignés et dont les enfants doivent être scolarisés, puissent vivre correctement sur place le temps que le conflit syrien trouve une issue.
Enfin, sur le plan économique, tous nos interlocuteurs nous ont dit que la croissance zéro pouvait précipiter une dégradation encore plus forte et très inquiétante de la situation au Liban. Tant que le blocage institutionnel n'est pas levé, il est difficile de trouver des solutions : il est vain de proposer des financements de l'AFD s'ils ne sont pas consommés. Reste que les opportunités de développement sont considérables, comme l'exploration d'un certain nombre de forages en mer dans la zone de souveraineté.
Le blocage institutionnel, fondé sur le différend entre l'Arabie saoudite et l'Iran et sur la séparation de la communauté chrétienne, détermine tout. Au moment de notre séjour, la visite du Président de la République était annoncée dans la presse, mais non confirmée. On s'est posé la question de savoir s'il était opportun qu'il y aille maintenant dès lors que nous ne sommes pas nécessairement en mesure de forcer une solution.
Objectivement, nous sommes revenus très préoccupés par le blocage institutionnel et surtout par la déconnexion, qui nous a paru croissante, entre la classe politique et la population.