La décentralisation culturelle, l'accès de tous à la culture, qui semblait hier une utopie du XXe siècle, est-elle aujourd'hui en voie de se réaliser ?
Notre pays s'est doté depuis le début des années soixante d'un maillage important du territoire par de nombreuses institutions culturelles, porté par une politique publique volontariste, associant l'État, représenté par le ministère de la culture et de la communication, les directions régionales des affaires culturelles (DRAC), et les collectivités territoriales. Au moment où s'engage un nouveau tournant de la décentralisation, il m'a semblé utile et nécessaire de faire le point sur ces structures culturelles décentralisées, qu'elles bénéficient d'un label ou qu'elles soient intégrées à un réseau national. Mon étude portera principalement sur l'organisation la plus généraliste, la plus développée et la mieux implantée sur tout le territoire : les scènes nationales.
La politique de création culturelle déconcentrée repose aujourd'hui sur dix labels et réseaux nationaux qui en sont les principaux acteurs. Leur présentation dans la circulaire du 31 août 2010 du ministre de la culture et de la communication sur la mise en oeuvre de la politique partenariale de l'État rappelle que l'histoire de la labellisation s'est développée parallèlement à la décentralisation théâtrale et culturelle qui a accompagné la création, puis le renforcement du ministère de la culture. Le paradoxe n'est qu'apparent : en effet, la défense et l'épanouissement d'une véritable création, répartie équitablement sur l'ensemble du territoire, en étroite interaction avec les collectivités territoriales qui en accueillent les productions, supposent une volonté gouvernementale forte et structurée.
Si les trois réseaux labellisés regroupent un ensemble d'institutions, parmi lesquelles on compte les opéras en région et les orchestres permanents, aux missions artistiques homogènes, organisées pour échanger leurs pratiques, voire développer des outils mutualisés, les sept labels sont attribués, à leur demande souvent appuyée par une collectivité territoriale, à des institutions présentant des créations multiples, du théâtre aux musiques actuelles, de la danse au cirque ou aux spectacles de rue. Elles doivent respecter un cahier des charges spécifique à chacune d'entre elles.
Ces dix structures labellisées bénéficient de près de 30 % de la dépense totale de l'action « Soutien à la création, à la production et à la diffusion du spectacle vivant » du programme « Création » de la mission « Culture », soit près de 193 millions d'euros dans le projet de loi de finances pour 2016.
Chaque structure à laquelle un label est conféré doit remplir un certain nombre d'obligations satisfaisant aux critères de la politique publique d'aide à la création mise en oeuvre au niveau national. Ces obligations varient mais s'appuient sur un socle d'engagements communs autour de trois des missions principales figurant dans leur cahier des charges, sur lesquelles je reviendrai s'agissant des scènes nationales.
Le projet de loi relatif à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine, que nous venons d'examiner en première lecture, a sécurisé et simplifié le dispositif juridique des labels en introduisant, dans son article 3, une procédure de label unifiée pour les structures. Le cahier des missions et des charges des structures labellisées ou constituées en réseau sera donc réécrit sur cette base nouvelle. Ce nouveau dispositif devrait avoir le double effet de mieux faire respecter les prescriptions attachées au label ainsi que la procédure d'agrément des dirigeants. Il incitera aussi à un engagement plus prudent. Les demandes de labellisation supplémentaires devraient être fondées sur une étude plus serrée de la capacité des structures candidates à répondre à leur cahier des charges.
J'en viens aux scènes nationales qui reflètent brillamment la longue histoire du développement de la création culturelle en région. Par leurs seules structures et leurs productions, elles résument assez bien l'ensemble des missions dévolues aux autres institutions labellisées. Leur vocation généraliste, embrassant tous les domaines de la création, leur implantation, leur capacité d'accueil et leur créativité leur confèrent véritablement un caractère unique dans le paysage culturel non seulement national mais aussi international. Il s'agit, dirions-nous, d'une « exception culturelle » de plus.
Le label « Scène nationale » n'a vu le jour qu'en 1991, mais son histoire, beaucoup plus ancienne, s'inscrit dans la volonté des pouvoirs publics, prolongeant les initiatives pionnières de grands noms du théâtre, comme Firmin Gémier ou Jean Vilar, de diffuser une création contemporaine de qualité sur l'ensemble du territoire. Développée dès l'après-guerre, cette politique de rayonnement culturel fut portée par la forte impulsion donnée par André Malraux au cours des années 1960.
La labellisation a réuni sous une même dénomination les maisons de la culture, les centres d'action culturelle et les centres de développement culturel, chacun apportant ses propres traditions. De la même façon, l'État conserve les siennes : sa participation à leur financement continue, aujourd'hui encore, de suivre un gradient décroissant, des ex-maisons de la culture aux ex-centres de développement culturel, malgré près de vingt-cinq ans de destin partagé.
Les scènes nationales, aujourd'hui au nombre de soixante et onze, sont réparties sur l'ensemble des régions métropolitaines ainsi qu'en Guadeloupe et en Martinique. Leur statut est associatif pour cinquante-sept d'entre elles, dix ayant celui d'établissement public de coopération culturelle (EPCC).
La majorité d'entre elles se trouvent dans des villes moyennes, au coeur d'agglomérations de 50 000 à 200 000 habitants, où elles sont encore très souvent les seuls équipements à proposer une programmation permanente, pluridisciplinaire et exigeante. Elles jouent donc, à ce titre, un rôle essentiel en présentant des oeuvres et des artistes qu'elles peuvent produire ou coproduire et dont elles soutiennent activement la diffusion dans les réseaux du spectacle vivant, tant en France qu'au niveau européen et international.
Lieux accessibles et de proximité de l'art, elles ont rassemblé, lors de la saison 2013-2014, plus de 3 millions de spectateurs, dont 2,8 millions pour le spectacle vivant, au cours de 9 200 représentations de 3 950 spectacles montrant 70 disciplines ou thématiques de configurations différentes, du spectacle en salle au cabinet de curiosités.
L'ensemble des scènes nationales emploient environ 1 880 personnes dans des métiers très divers, correspondant à la diversité des fonctions et des productions. On compte donc en moyenne vingt-six salariés permanents par scène. Elles génèrent par ailleurs un volume important de salariat sous contrat à durée déterminée, représentant l'équivalent de quatre cent quatre-vingts emplois à temps plein pour les artistes ou techniciens sous statut d'intermittent du spectacle, ainsi que de nombreux emplois indirects.
Si, pour la période 2013-2014, les financements publics se sont globalement maintenus, des annonces de baisse de subventions des collectivités territoriales se sont multipliées depuis un an. Elles s'appliquent parfois fortement, comme à Chambéry. Tous les responsables auditionnés ont souligné que les financements pluriels des scènes nationales étaient structurellement fragiles s'ils n'étaient pas accompagnés d'un engagement politique fort, seul à même de maintenir un équilibre budgétaire précaire. Les villes, les agglomérations, les départements et les régions ont, pour nombre d'entre eux, répercuté une partie de la baisse des dotations de l'État sur les subventions accordées aux associations et aux structures culturelles. Si des mesures d'économie sont nécessaires, je m'étonne que la culture et la création soient trop souvent les premières concernées.
Or, si un quart des financements des scènes nationales repose sur leurs ressources propres, trois quarts proviennent des financements publics qui sont assurés, en moyenne, à 45 % par les villes, à 32 % par l'État, à 12 % par les départements et à 9 % par les régions. Ces moyennes recouvrent des réalités extrêmement différenciées, liées aux origines de chaque établissement comme à l'histoire particulière de son implantation.
En 2014, le budget global cumulé des scènes nationales était d'environ 238 millions d'euros, et le budget moyen par scène de 3,3 millions d'euros. Il convient aussi de souligner que, si peu de données précises sont disponibles, la quasi-totalité des dépenses d'une scène nationale est réinvestie dans l'économie locale par le biais de ses salariés, mais aussi des entreprises et des services qu'elle sollicite régulièrement. Le projet de loi de finances pour 2016 porte la subvention de l'État aux scènes nationales à 52,65 millions d'euros. La fourchette des financements se situe entre un montant minimal attribué stable à 330 000 euros, et un maximum qui s'élève à 3,278 millions. Il est pourtant prévu, depuis 2010, de porter le plancher de financement à 500 000 euros.
Si la part des financements de l'État n'est, en moyenne, que d'un tiers environ, ces moyens déconcentrés constituent un levier essentiel de l'action publique et ils sont la condition matérielle indispensable de la liberté réelle de programmation de chaque scène nationale. Les inquiétudes qui peuvent légitimement exister en la matière sont prises en compte par l'article 2 du projet de loi de relatif à la liberté de création. Il est important, en contrepartie, et pour garantir cette liberté, de conserver un bon niveau de financement de l'État, qui devrait permettre rapidement aux quinze scènes, pour lesquelles la subvention reste inférieure à 500 000 euros, d'atteindre l'objectif que l'État s'était lui-même fixé en 2010. Les scènes dont le budget est inférieur à 2 millions d'euros pourront alors atteindre ce dernier seuil, montant minimal indispensable pour établir une programmation solide.
Ces financements sont nécessaires pour permettre aux scènes nationales d'assurer un bloc de missions qui s'articulent autour des trois grandes responsabilités qui caractérisent tous les labels et réseaux nationaux : la responsabilité artistique, la responsabilité publique et la responsabilité professionnelle.
La responsabilité artistique s'exprime par la programmation pluridisciplinaire qui doit refléter de manière équilibrée les principaux courants de la production actuelle, en les resituant au besoin par rapport aux grandes oeuvres de référence.
La responsabilité publique se traduit par la considération spécifique portée à un territoire et à sa population.
La responsabilité professionnelle prolonge celle des premières maisons de la culture qui « venaient signifier l'utopie d'une proximité, pour chaque Français, avec le plus ambitieux et le plus actuel des arts vivants », comme l'indique le cahier des missions et des charges des scènes nationales de 2010. La carte de répartition de ces équipements généralistes présentée dans mon avis illustre parfaitement la continuité des politiques publiques et l'important maillage culturel du territoire qui a été réalisé.
Au rôle d'exemplarité joué de manière déterminante par les scènes nationales pour l'aménagement culturel du territoire s'est donc progressivement substituée une responsabilité nouvelle d'entraînement, d'animation et de référence pour le vaste paysage de la création et de la diffusion artistiques qui les environne.
Vous le constatez : le cahier des missions et des charges des scènes nationales est riche en éléments qui, pour chacun d'entre eux, suffiraient à définir les activités d'un établissement à part entière. Le responsable d'une scène nationale – on compte aujourd'hui dix-huit directrices, soit 25 % de femmes, et cinquante-trois directeurs pour soixante et onze scènes nationales – est choisi sur la base d'un projet culturel et artistique intégré par la direction au contrat d'objectifs négocié pour une durée de quatre ans avec les partenaires publics. Ce dernier doit être évaluable et donc comporter des objectifs qui le soient. Définis conjointement par les différentes parties, ils portent sur la programmation mais aussi sur les partenariats artistiques, la fréquentation et la connaissance du public, l'impact territorial, l'organisation professionnelle, les outils de travail, ou encore sur l'activité de création ou de résidence, les efforts de diffusion territoriale, nationale et internationale ou le respect des grands équilibres financiers. Le risque, soulevé par tous les responsables auditionnés, est grand que cette accumulation, cet empilement des objectifs et des missions, portés avec constance par les différents partenaires publics, les rendent rapidement soit contradictoires, soit inapplicables, soit les deux, et que toute évaluation devienne quelque peu délicate. Dans de telles conditions, il est probable que l'on ne tienne finalement pas vraiment compte de ces injonctions multiples.
Le désir légitime d'une équipe municipale que le théâtre dont dispose sa scène nationale affiche régulièrement complet n'est pas toujours compatible avec une programmation devant permettre l'expression des approches « plus singulières » que lui fixe, par ailleurs, le cahier des missions et des charges des scènes nationales de 2010. Il conviendrait donc, à cet égard, de s'en tenir à un cadre compatible avec une structure dont les moyens financiers et humains sont à l'échelle du territoire qu'elle anime et restent forcément limités. Les résultats obtenus sur ces missions sont d'ailleurs suffisamment riches pour qu'il soit inutile d'en amplifier excessivement les objectifs.
Ainsi, en matière d'action culturelle comme d'éducation artistique, les scènes nationales s'attellent au défi de favoriser l'égalité des chances, de développer le goût de l'art et de « donner les clés aux plus jeunes pour qu'ils se forgent un esprit critique et se construisent un jugement esthétique », toujours suivant le cahier des missions et des charges des scènes nationales. Elles s'associent également aux enseignements de spécialités et donc à l'enseignement artistique cette fois. De tels résultats en termes de production et de soutien à la création conduisent à souligner la pertinence d'une réflexion rapportée lors d'une audition : « C'est la province qui finance les spectacles à Paris. » Il faudrait y ajouter la banlieue parisienne.
Je voudrais terminer en faisant l'éloge de la diversité que portent les scènes nationales. Mon rapport rend compte des auditions et des rencontres passionnantes que j'ai faites en le préparant. Même s'il m'est difficile, dans le temps dont je dispose, de les présenter maintenant de façon détaillée, j'ai choisi d'évoquer deux axes de réflexion.
L'un porte sur les scènes des villes moyennes relativement éloignées de grands centres de culture, d'agglomérations dotées d'universités ou disposant d'un public accédant à la « culture cultivée ». Elles constituent le territoire idéal de rayonnement, à la fois géographique et humain, d'une scène nationale dont la vocation première est de permettre l'accès de tous aux formes et aux créations artistiques les plus variées.
L'autre concerne le cas particulier de la banlieue parisienne et de la création dans les villes nouvelles proches de Paris, mais aussi dans les départements de la petite couronne et leurs préfectures. Comme les premiers centres dramatiques, les scènes nationales ont été, dès leur implantation, pensées dans ces cadres en devenir, avec l'objectif de leur associer une image artistique assez éloignée de la planification plutôt technocratique qui les avait vues naître. Si les scènes nationales implantées en région ont à dépasser un éloignement géographique des lieux de culture, l'éloignement revêt, près de Paris, de façon plus marquée, un caractère social. Il s'agit de s'adresser à des publics nouveaux, nombreux, mais sur des territoires relativement moins étendus et plus accessibles.
En conclusion je constate, comme le soulignait le président de l'association des scènes nationales, M. Jean-Paul Angot, se faisant le porte-parole de ses camarades, selon la belle expression qu'ils aiment utiliser, que les soixante et onze scènes nationales représentent donc bien soixante et onze projets artistiques, et non une tuyauterie en réseau uniquement chargée de diffuser des productions. La participation de l'État à cette diversité, bien que modeste, est plus que jamais nécessaire, mais elle doit pouvoir compter sur le soutien, dans la durée, des engagements pris par les différents partenaires territoriaux.