Mesdames et messieurs les députés, je vous présente les excuses de M. Nicolas Dmitrieff, Président du groupe CNIM, qui vient d'être sollicité par le Président de la République d'Azerbaïdjan pour inaugurer à Bakou la première centrale de valorisation énergétique de déchets ménagers, laquelle a été réalisée et sera gérée par CNIM dans les vingt prochaines années.
Membre du directoire de CNIM en charge des activités « Défense et Nucléaire », je suis également président de la société Bertin Technologies, filiale de CNIM depuis 2008. À titre personnel et au nom du président Dmitrieff, je remercie vivement Mme la présidente Patricia Adam, qui, grâce à cette audition, nous permet de nous exprimer en tant que dirigeants d'une ETI française intervenant dans le domaine de la défense nationale depuis de longues années, tant en recherche et développement qu'au travers de réalisations industrielles relevant de programmes d'armement.
Après avoir rapidement présenté le groupe CNIM et sa filiale Bertin, je vous rendrai compte de nos activités dans le domaine de la défense, en vous faisant part des enjeux auxquels nous sommes confrontés en termes de conquête de marchés, d'avancée technologique et industrielle et de positionnement dans le tissu étatique et industriel français. Par ce témoignage et les propositions qui s'y réfèrent, nous souhaitons dépasser le cas particulier de CNIM et servir la cause des – encore trop rares ! – PME ou ETI qui innovent et produisent en France.
CNIM et sa filiale Bertin, c'est d'abord une très belle aventure industrielle. Né sous Napoléon III, en 1856, sous la forme du chantier naval de La Seyne-sur-Mer « Forges et Chantiers de Méditerranée », le groupe a développé dès cette époque des activités de défense, en construisant des cuirassés et, en 1917, les premiers chars lourds. Après l'épisode de la NORMED dans les années 1980, avec la séparation de l'activité de chantiers navals, le groupe CNIM s'est diversifié dans les domaines de la défense, de l'énergie et de l'environnement.
Ce groupe de taille intermédiaire, présent en bourse, s'appuie depuis plus de quarante ans sur un actionnariat familial stable, dont le président du directoire actuel est le premier représentant en termes d'actionnaire. Il intervient dans trois secteurs : l'énergie, l'environnement et « Innovation et Systèmes », que j'ai l'honneur de diriger et qui intervient plus spécialement dans le domaine de la défense.
Dans le domaine de la dissuasion, nous assurons le programme des tubes lance-missiles des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE) qui devraient les équiper dans les deux ou trois prochaines années. Depuis douze ans, nous sommes les grands équipementiers pour le Laser Mégajoule et, depuis des décennies, spécialisés dans le domaine des ponts d'assaut et de logistique pour le Génie. Au cours des deux dernières années, nous avons livré à la marine nationale les nouveaux engins de débarquement amphibie rapides (EDA-R), qui sont des équipements de batellerie intégrant les bâtiments de projection et de commandement (BPC). Enfin, Bertin fournit des équipements pour la détection biologique et chimique, des capteurs optroniques de surveillance, des logiciels de traitement de l'information pour le renseignement et des logiciels pour la sécurité des systèmes d'information.
Le groupe CNIM dispose d'un large éventail de métiers et de produits à forte valeur ajoutée, avec une stratégie qui vise la performance dans chacune des niches de marché qu'il occupe. Il entend réaliser une large part de son activité à l'export tout en maintenant en France une base technologique et industrielle forte.
CNIM réalise près de 700 millions d'euros de chiffre d'affaires et emploie 2 600 salariés dont 1 200 ingénieurs. Son carnet de commande représente 1,2 milliard d'euros et il provient en majeure partie du secteur de l'environnement grâce aux usines de traitement de déchets.
L'activité liée à la défense représente environ 15 % des 700 millions de chiffre d'affaires. Minoritaire en volumes, elle reste cependant prépondérante pour l'actionnariat du groupe comme pour les équipes, tant par la portée des applications concernées, la valeur ajoutée technologique des activités ou le volume d'emploi en France, à Bertin comme sur le site de La Seyne-sur-Mer.
Néanmoins, la volonté farouche des actionnaires, de la direction et des équipes de continuer à développer les activités du groupe dans le domaine de la défense se heurte à de nombreux obstacles, conjoncturels et structurels.
Depuis dix à quinze ans, l'évolution structurelle du donneur d'ordre qu'est la DGA a pénalisé l'essor de PME et ETI innovantes dans la défense. Ses objectifs étaient pourtant louables, puisque la DGA entendait tout à la fois renforcer sa compétitivité interne – via une réduction de ses coûts d'intervention – et la compétitivité de ses programmes d'armement au travers d'un projet de contractualisation serré avec les industriels concernés. Néanmoins, il est à craindre que le balancier ne soit passé du « tout technique » au « tout achat », voire même au « tout administratif et contractuel ». À nos yeux, la DGA se trouve aujourd'hui au milieu du gué, entre une position de maître d'ouvrage doté une forte maîtrise technique et une fonction d'agence d'achat d'armement.
Cela pénalise les PME et ETI innovantes à plus d'un titre : le processus de sélection de l'industriel, y compris sur des sujets à forte proportion de R&D, peut être très « nivelant » avec une logique du moins-disant et un cadre contractuel inadapté. Je pense notamment à certains contrats d'études amont assortis d'objectifs de performances drastiques.
Au-delà des procédures formelles d'appel d'offres mises en place, la prise d'initiative ou de risque sur la nature et la taille de l'industriel retenu n'est pas forcément encouragée, dans un contexte administrativement très contraint ou interprété comme devant l'être par la personne responsable. Nous avons tous besoin, pour ces programmes technologiques et industriels compliqués – souvent destinés à de très petites séries – d'une administration experte, entreprenante et agile dans l'application du code des marchés publics.
Par ailleurs, la diminution de l'expertise technique, la réduction d'effectifs de la puissance publique et la moindre prise d'initiative accélèrent la concentration des marchés et des acteurs industriels en prise directe avec le donneur d'ordre public.
Les PME et ETI innovantes se voient de plus en plus contraintes de tenter de vendre leur expertise et leurs produits aux grands maîtres d'oeuvre industriels (GMOI), avec le risque, soit de ne pas être retenues – car nous sommes souvent confrontés à des concurrents qui se situent en interne des GMOI, en France ou ailleurs – soit d'être retenues par le GMOI mais avec le risque de double peine de devoir signer un contrat bien plus contraignant que le marché public principal. On se trouve alors confronté à un contrat multicouche en termes de contraintes.
Pour les petits acteurs que nous sommes, au-delà du risque lié à cette concentration des programmes et des titulaires de marché de défense, il faut noter, que selon la nature de l'opération, de gros « clé en main » confiés à un industriel ne constituent pas toujours la solution la plus efficace en termes de résultats économiques et opérationnels.
Si je prends l'exemple du programme Laser Mégajoule (LMJ), qui représente un énorme défi technologique et industriel, je ne suis pas certain que si la puissance publique avait joué un rôle exclusif de maître d'ouvrage de type « acheteur public », le résultat tel qu'il se profile d'ores et déjà eût été aussi impressionnant en termes de conduite de projet et de réalisation.
Nous constatons tous les jours des efforts du ministère de la défense en général et de la DGA en particulier pour faire une place aux PME innovantes, grâce à différents dispositifs, dans les études amont comme dans les programmes. Cependant, nous considérons que cela reste très insuffisant et ne peut contrer d'aucune manière la lame de fond portée par une logique d'acquisition fondée sur des métaconcepts et métaprogrammes destinés aux principaux GMOI.
Parmi les autres enjeux qui s'appliquent à nombre de secteurs industriels, notamment celui de la défense et de l'aéronautique, il y a la nécessité de faire évoluer l'attitude des grands groupes vis-à-vis des PME et ETI innovantes grâce à une action résolue de l'État dans la durée. Bien qu'ayant été souvent soutenus – au moins à l'origine – par la puissance publique, les grands groupes n'ont pas forcément la culture du travail en réseau collaboratif avec des PME innovantes. Les efforts du Comité Richelieu et du Pacte défense PME visent à remédier mais tout reste à construire. Certaines initiatives sont intéressantes mais nous sommes toujours en quête de « grands frères » pour nous aider à l'international.
La plupart des GMOI continuent à considérer le « réservoir » des PME comme un moyen d'accès à de la sous-traitance de capacité, notamment en ingénierie, ou comme de la sous-traitance d'exécution et de fabrication. La puissance publique doit par conséquent jouer un rôle clé pour faire collaborer PME innovantes et grands groupes, sur des études amont comme sur des opérations d'armement, tant en France qu'en valorisation à l'international. Vision, politique industrielle forte, pragmatisme et volonté doivent caractériser l'action publique d'animation du tissu industriel de défense, en vue d'éviter qu'un oligopole de grands groupes ne régisse de manière quasi féodale les différents pans de l'industrie de défense.
Dernier sujet : l'évolution des financements de défense avec plusieurs constats et interrogations de notre part.
Comme vous avez pu le constater, CNIM et sa filiale Bertin sont présents dans nombre de domaines de défense : dissuasion, terrestre, naval, systèmes d'information et de renseignement... Par conséquent, même si notre vision des financements de défense n'est pas forcément macroéconomique, elle est panoramique en termes de technologies et d'applications de défense.
Nous ressentons directement une baisse des crédits des études amont, du fait d'une contraction de leur volume en valeur absolue et de leur moindre accessibilité à des acteurs tels que nous. Bien entendu, si elle perdurait, une telle situation risquerait de nous fragiliser durablement. Au surplus, CNIM pâtit du statut un peu ingrat des entreprises de 2 000 à 5 000 salariés : en dessous de 2 000, on bénéficie du dispositif très performant d'accompagnement spécifique des travaux de recherche et d'innovation défense (ASTRID) alors que les ETI telles que la nôtre – 2 600 salariés – ne peuvent y accéder. C'est la double peine : avec 70 millions de chiffres d'affaires dans la défense, nous n'avons évidemment pas le statut de grand groupe mais nous ne sommes pas éligibles pour autant au régime d'appui pour l'innovation duale (RAPID), qui est l'un des rares leviers pour rester au contact du financement des études amont.
Le secteur de l'armement terrestre, tant dans les études amont que pour ce qui concerne les opérations en aval, nous semble particulièrement touché et en situation de risque durable. Cela s'explique par des arguments de priorités opérationnelles, de politique industrielle étatique et de poids du lobbying des acteurs industriels de ce domaine, incomparable à celui de l'aéronautique. Cette tendance très baissière de l'armement terrestre met en danger nombre de PME et d'ETI françaises, en particulier celles qui conçoivent et fabriquent des équipements et sous-ensembles mécaniques destinés à des plateformes terrestres.
CNIM, qui est l'acteur principal en France des systèmes de franchissement de brèches – ponts d'assaut et logistiques –, peut témoigner de cette tendance, avec toutes les incertitudes qui planent sur un appel d'offres en cours, le programme « Syfral », système de franchissement de cours d'eau aérotransportable. S'il ne conduit pas à une notification dans les mois à venir, cela remettra en cause la pérennité de notre activité dans le domaine et rayera de la carte l'existence d'industriels français dans le secteur. Avec un contrat tous les dix ou quinze ans, l'activité ne peut perdurer naturellement.
En conclusion, comme bien d'autres PME et ETI innovantes, CNIM et sa filiale Bertin sont aujourd'hui confrontés dans le secteur de la défense à une situation très délicate, tant pour ce qui concerne les perspectives de marché en France qu'au plan de la complexification contractuelle et de l'ingénierie des montages industriels associés.
CNIM est cependant un groupe dont la diversification sectorielle historique lui permet d'être moins vulnérable aux cycles des différentes industries. Quant à Bertin – qui ne fait plus des Aérotrains… –, le marché de la défense lui a permis de rebondir dans les années 2000 après un dépôt de bilan en 1998, et de passer de 170 personnes à cette époque à 500 personnes dans le domaine des hautes technologies, grâce au développement de la défense et des technologies duales.
Malgré les facteurs défavorables qui pèsent sur la conjoncture dans le domaine de la défense, sous réserve que la puissance publique s'en donne les moyens tant en termes financier que contractuel, CNIM et ses équipes restent résolus à aller de l'avant dans ce secteur de pointe, en particulier pour les activités réalisées sur le sol français.