Intervention de Ludovic Guilcher

Réunion du 20 octobre 2015 à 18h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Ludovic Guilcher, directeur adjoint des ressources humaines du groupe Orange et directeur du programme de transformation digitale :

Le travail de la mission de M. Bruno Mettling sur la transformation numérique s'est structuré autour d'un groupe d'experts regroupant des représentants du monde du travail, notamment des responsables syndicaux et patronaux, et des personnalités qualifiées, dont la vice-présidente du Conseil national du numérique et moi-même, en tant que chargé du programme de transformation numérique interne du groupe Orange.

Dans le cadre de ce travail, nous avons été frappés par le fait que, pour la première fois, l'entreprise est en retard par rapport à la société en matière d'adoption technologique. En effet, si les entreprises ont été les premières à s'équiper des outils de communication classiques – téléphone, fax, ordinateur –, l'adoption du mobile et de sa forme élaborée au travers des réseaux sociaux s'est développée beaucoup plus vite dans la sphère privée.

D'un côté, ce décalage est porteur d'espérance, car l'intégration du numérique dans l'entreprise fait suite à une adoption technologique par les citoyens. De l'autre, il interroge très fortement les grands groupes comme les nôtres, car les nouvelles générations ont du mal à comprendre pourquoi on n'a pas réussi cette transformation – elles questionnent même notre capacité à le faire.

En premier lieu, la transformation numérique de l'entreprise vient de l'extérieur – précisément du client – et elle progresse à l'intérieur de l'entreprise en changeant progressivement les métiers. À titre d'exemple, l'utilisation croissante du téléphone mobile vient du client, mais elle est devenue possible à l'intérieur de l'entreprise et elle transforme nos métiers, grâce à des applications mobiles internes pour valider ses congés, ses notes de frais, pour se former ou encore travailler sur le réseau social interne. Ainsi, le métier au sein de l'entreprise est en train d'évoluer en fonction de la manière dont a été structurée la relation avec le client.

Deuxièmement, l'entrée dans l'ère collaborative, avec le développement des réseaux sociaux, ne vient pas de l'entreprise : elle vient de l'extérieur. Nous travaillons avec nos clients – le grand public – pour trouver des solutions aux problèmes qu'ils posent : ils se répondent entre eux via des forums, sur lesquels nous intervenons. À l'intérieur de l'entreprise, l'une des grandes transformations du numérique est l'existence de réseaux sociaux internes qui, en permettant une circulation de l'information beaucoup plus rapide, aident les grands groupes à lutter contre l'un des grands risques auxquels ils sont confrontés, à savoir le travail en silos.

Troisièmement, les données analytiques – big data – sont utilisées dans la relation clients, mais vont très vite être utilisées à l'intérieur de l'entreprise, sous réserve de trouver le chemin d'acceptation sociale. Si les entreprises ne le font pas, d'autres le feront. La question n'est donc pas de savoir s'il faut le faire, elle est de trouver le chemin pour y parvenir.

D'autres tendances se développent aujourd'hui dans l'entreprise, comme la personnalisation de la relation client – possible grâce au big data. Dans le cadre du plan stratégique d'Orange, l'un de nos cadres nous a dit que, en tant que client d'Amazon depuis un mois, il avait reçu une proposition de voyage correspondant exactement à ses envies après avoir acheté seulement un livre et un vélo, mais qu'en vingt ans de salariat dans le groupe, il n'avait jamais reçu de manière proactive une formation digitale correspondant à ses besoins. Cet exemple montre que la demande de personnalisation dérive de la manière dont le salarié l'a vécue dans sa vie de consommateur.

Le rapport de M. Bruno Mettling met en avant les impacts majeurs de la transformation numérique.

Premier impact : la diffusion massive des nouveaux outils de travail, notamment la messagerie instantanée, le mail, le réseau social interne, la vidéo présence. Ces nouveaux équipements posent la question de l'hyper-connectivité et de la multi-connectivité.

Deuxièmement, l'impact sur les métiers et les compétences. Un exemple : quand un manager du groupe Orange souhaite trouver un profil qui corresponde à ses besoins dans ses équipes, il se tourne en général vers son responsable des ressources humaines (RH), mais dans un cas sur deux, il n'a pas la réponse car nos bases de données ne sont pas assez performantes. Or 80 000 des 150 000 salariés du groupe ont un profil de compétences renseigné sur LinkedIn : ce manager peut donc aller sur LinkedIn, faire une recherche en langage naturel et trouver la bonne personne. Cela s'appelle la désintermédiation, ou l' « uberisation », de la fonction RH. Ainsi, notre métier est en train d'évoluer en raison du développement des outils. Cela est vrai pour les compétences, mais cela le sera aussi pour la formation : le jour où nous aurons l'outil adéquat, le métier du correspondant de formation, dont le rôle est de conseiller sur les formations, va lui-même évoluer. L'ingénieur formation, qui construit aujourd'hui des formations présentielles, devra bâtir des formations digitales.

Tous les métiers vont être impactés par le digital, et pas seulement les métiers en lien avec le client, autour d'une logique assez semblable, avec pour partie une désintermédiation, donc un repositionnement, et une obligation de maîtriser la donnée, faute de quoi d'autres le feront – LinkedIn est très apte à nous offrir ces services.

En outre, tout doit se faire de manière transversale. Pour construire une formation présentielle, l'ingénieur formation prévoit une slide, des créneaux avec les différents intervenants, et transmet tout cela à la personne qui organise l'intervention des animateurs, la location de la salle, la logistique. Mais s'il veut organiser une formation digitale, il se met autour de la table avec une personne des systèmes d'information, un ergonome designer, et il fait un massive open online course (MOOC). Il a donc acquis un vocabulaire qu'il n'avait pas auparavant et la capacité à dialoguer. On pourrait reprendre cet exemple pour le marketing, la relation client – nous devons chatter avec nos clients… Bref, les métiers sont profondément et durablement impactés par l'arrivée du digital.

Troisièmement, l'évolution numérique a un impact sur l'organisation du travail, ce qui renvoie à deux sujets : le développement du travail à distance et le mode collaboratif.

Le travail à distance, qui présente un intérêt dans l'optique du principe de mixité, bouleverse de manière importante la façon dont les équipes sont encadrées. Mais à chaque fois qu'il est appliqué, nous constatons qu'il augmente la productivité, le bonheur au travail, la satisfaction du salarié, sans compter qu'il améliore le bilan carbone. Sous réserve qu'il soit mis en place dans de bonnes conditions, c'est-à-dire dans une logique collective, où l'ensemble de l'organisation du travail est repensé. Nous y voyons une voie très intéressante.

Le travail en mode collaboratif nous amène à repenser les espaces de travail. Après avoir été critiqués par les organisations syndicales sur l'open space, nous arrivons aujourd'hui à une voie intermédiaire, avec des bureaux individuels et des espaces ouverts, cette reconfiguration permettant la coexistence dans une même journée de temps individuels et de temps collectifs.

Quatrièmement, le numérique a un impact sur le management. C'est l'impact le plus lourd, le plus compliqué, et il nécessite un management participatif. Nous nous sommes rendu compte que sept des dix agences Orange les plus performantes étaient dirigées par des femmes – alors qu'elles n'en dirigent que 30 %. L'explication est que le management féminin est beaucoup plus participatif, collaboratif, en particulier parce que les femmes arrivées à ce niveau ont davantage souffert que les hommes – elles ont dû concilier leur vie privée et leur vie professionnelle –, si bien qu'elles sont plus attentives aux difficultés rencontrées par leurs collaborateurs. Or une des caractéristiques du monde digital est la dimension participative et collaborative. Il existe donc un lien assez fort entre l'esprit digital et le mode de management.

Dernier impact de la transformation numérique : les nouvelles formes de travail hors salariat. Le fait qu'une certaine catégorie de population souhaite avoir un statut différent de celui de salarié est une question importante pour la fonction RH, car elle devra s'habituer à gérer des personnes en free-lance et des intérimaires, comme elle gère des contrats à durée indéterminée (CDI) et des contrats à durée déterminée (CDD). Il s'agit là d'une révolution copernicienne. Cela étant dit, ce discours est selon moi encore réservé à une certaine élite. En effet, dans un pays où 25 % des jeunes sont au chômage et 20 % d'une classe d'âge n'a pas le baccalauréat, il me semble exagéré de penser que l'obsession de chaque jeune est d'avoir un statut d'intermittent. En revanche, les personnes les plus demandées sur le marché du travail sont demandeuses de ce type de relation au travail, qui amène à passer d'un projet à un autre sans être forcément rattachées à un CDI. C'est un défi pour nous, pas encore pour le pays.

Face à ce constat, le rapport formule trente-six préconisations.

La première est l'éducation au numérique, qui doit commencer à l'école, mais se poursuivre au sein des entreprises. Chez Orange, le président Stéphane Richard a souhaité qu'un passeport digital soit proposé à chaque salarié pour s'éduquer au numérique, afin de ne pas risquer d'en laisser au bord de la route : nous avons une obligation de résultat en la matière et nous avons mis les moyens pour former les salariés, et ce n'est qu'un début.

Le rapport insiste sur l'intégration du numérique parmi les savoirs fondamentaux dès l'école. À noter qu'il n'existe ni agrégation ni CAPES d'informatique. Aujourd'hui, ce sont en général des professeurs de mathématiques qui enseignent l'informatique au collège et au lycée ; or on pourrait envisager une formation dédiée pour envoyer un signe positif.

Le deuxième volet de mesures concerne la qualité de vie au travail, avec le droit à la déconnexion sous ses différentes formes : le droit à la déconnexion hors du temps de travail, l'organisation d'un temps de déconnexion pendant le temps de travail, mais aussi le devoir de déconnexion – car si le salarié n'a pas la volonté de se déconnecter, il manque un élément dans cette dimension de coresponsabilité. On retrouve aussi les mesures favorables au développement du travail à distance.

Un troisième volet de mesures porte sur l'adaptation du droit social, avec comme mesure phare la sécurisation du forfait jours. Le forfait jours est en effet le statut le mieux adapté au monde du numérique, en particulier aux start-up, en organisant un temps de travail ne nécessitant pas d'être mesuré précisément et des temps de repos. Or il est remis en cause par la jurisprudence récente de la Cour de cassation.

Le quatrième volet de mesures concerne le développement de l'emploi non salarié, en lien avec la protection sociale des salariés. Le compte formation est une première réponse, mais il ne traite pas toute la protection sociale, loin de là.

En conclusion, le thème « digital et mixité » a été peu évoqué lors de ces travaux, mais le groupe Orange y travaille beaucoup. Nous sommes convaincus que nous avons un modèle européen à construire sur cette question. Il n'existe pas de modèle américain, le monde digital américain étant dominé par la gent masculine, en raison des voies de sélection.

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