Je commencerai par souligner que le rapport que je vais vous présenter ne constitue pas un aboutissement : il a avant tout été conçu comme un document destiné à être discuté au Parlement et à faire l'objet d'une concertation avec l'ensemble des partenaires et des acteurs économiques et sociaux.
Le premier de ses axes repose sur un constat un peu paradoxal : d'un point de vue juridique, le droit du travail français est sans doute, de tous les droits européens – cela résulte d'une évolution engagée en 1982, qui s'est poursuivie avec les lois Fillon, Larcher, Bertrand, Sapin et Rebsamen –, celui qui va le plus loin en matière de renvoi à la négociation collective. Cela ne se traduit pourtant pas par une réduction du volume du code du travail, car le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État exigent que le renvoi à la négociation collective fasse l'objet d'un encadrement.
Le deuxième axe du rapport exprime le fait que la négociation collective est actuellement insatisfaisante. Non qu'elle soit inexistante : durant les treize années où j'ai été directeur général du travail, j'ai signé tous les ans le bilan de la négociation collective au niveau des branches et des entreprises, qui faisait apparaître une activité importante en la matière. Toutefois, du point de vue qualitatif, nous sommes un peu en arrière de la main en matière de négociation, les acteurs semblant avoir un peu de mal à négocier sur des points importants, tant au niveau interprofessionnel qu'au niveau des branches et des entreprises. Il existe donc un décalage entre un droit et une volonté politique – assez largement partagée – plutôt favorables à la négociation, et un retard dans les faits.
Il y a deux raisons à cela. La première réside dans l'idée que le droit du travail renvoie à la négociation collective, mais que sa lourdeur sature complètement le dialogue social et empêche la négociation en en épuisant les capacités. En réalité, ce n'est pas tant la taille du code du travail – pas si importante que l'affirment certains – que le fait qu'il se soit constitué en strates successives qui pose problème : cela lui donne une structure où le syndicaliste comme le chef d'une entreprise moyenne ont du mal, même avec la meilleure volonté du monde, à faire la part entre le « dur » et ce qui peut être soumis à négociation. Il faudrait donc envisager un travail de réécriture du code. D'autres codes présentent la même complexité technique, mais là où le code de la propriété intellectuelle, par exemple, concerne un petit nombre de spécialistes, le code du travail est par excellence le code de la vie quotidienne, à la fois pour les entreprises et les salariés.
Cela dit, il est probable que, même si l'on supprimait d'un seul coup 2 000 pages du code du travail, il ne se passerait rien de notable en matière de négociation. En effet, la France n'a pas vraiment une culture de la négociation : c'est là un point essentiel de notre rapport – que la presse a pourtant très peu évoqué – et qui constitue à mon sens la deuxième raison du retard de notre pays en la matière. Certains seront tentés d'en imputer la responsabilité à des syndicats jugés archaïques, et il faut bien reconnaître que ce que l'on appelle la « liturgie de la négociation » ne parle plus vraiment aux jeunes générations. De ce point de vue, le syndicalisme a sans doute matière à réflexion pour améliorer sa relation avec les jeunes, notamment en développant le syndicalisme de services.
Je ne suis pas certain que les entreprises possèdent non plus une culture de la négociation. À quelques exceptions près, les dirigeants des grands groupes ont, mondialisation oblige, une vision worldwide de leur groupe, où la négociation collective peut apparaître comme un folklore franco-français. Cette situation est illustrée par la place des directeurs des ressources humaines dans les comités exécutifs des grands groupes, par les conditions dans lesquelles ils sont nommés, par leurs profils, et par ce qu'en disent les conseils en stratégie qui entourent en permanence les dirigeants de ces groupes : il en ressort clairement que la question du dialogue social n'est pas prioritaire.
Le nombre de branches professionnelles en France – on en compte actuellement 700 à 800 –, ne résulte pas du code du code du travail, mais des partenaires sociaux et surtout des organisations représentant les entreprises. Quand les gouvernements, de droite comme de gauche, renvoient à la négociation de branche, ils peuvent renvoyer à de grosses branches comme celles de la métallurgie ou de la chimie, mais aussi à des branches situées très en dessous de la taille critique : j'ai, dans le cadre de mes fonctions de directeur général du travail, présidé de nombreuses commissions de l'extension où j'ai pu constater qu'à l'évidence, certaines branches ne possédaient pas la capacité de négocier – ni du côté syndical, ni du côté patronal.
La carence en matière de culture de la négociation se fait également ressentir au niveau de l'État. Ainsi, lorsqu'un texte de loi prévoit de renvoyer certaines dispositions à la négociation collective, la consultation des partenaires sociaux, notamment des organisations professionnelles, se traduit généralement par un allongement du texte. Le passage devant le Conseil d'État a le même effet, au nom de la sécurité juridique. L'examen par le Parlement se traduit encore par des ajouts, de même que celui par le Conseil constitutionnel, qui émet des réserves d'interprétation. Chacune de ces institutions est légitime, mais le fait est que l'addition de leurs interventions aboutit à un alourdissement du texte et à une limitation des négociations.
J'en viens aux propositions contenues dans le rapport. En matière de culture et d'habitudes, je dois souligner que nous nous trouvons dans une société de défiance, alors que la négociation collective suppose l'établissement d'un rapport de confiance. Certes, on ne peut pas faire une loi qui prescrirait aux partenaires sociaux de négocier avec confiance, mais ce n'en est pas moins une condition essentielle au développement de la négociation collective. Le DRH d'une grande entreprise, dont je ne citerai pas le nom, nous a expliqué que son groupe avait décidé, pour débloquer les choses, de mettre sur la table les vrais chiffres, les vraies données et la véritable stratégie mise en oeuvre : cela a eu pour effet d'instaurer progressivement le climat de confiance recherché, qui a permis d'aboutir à une négociation collective.
La question de la formation des cadres à la négociation collective doit être posée, ainsi que celles de la préparation de la négociation et du suivi de l'accord dans un cadre minimal de confiance et de loyauté – des questions passées sous le radar de la presse, alors même que tous les acteurs concernés les estiment extrêmement importantes. De ce point de vue, l'une des différences essentielles entre la France et l'Allemagne réside dans le fait qu'outre-Rhin, il est tenu compte de ces questions essentielles – du côté patronal comme du côté syndical –, alors que dans notre pays, chacun reste figé sur des textes et des postures.
En ce qui concerne le code du travail, nous proposons une réécriture complète, basée sur la distinction entre ce qui relève du « dur » – l'ordre public –, ce qui relève de la négociation de branche et ce qui relève de la négociation d'entreprise. Pour faire cela sérieusement, il faut laisser le temps au temps : en l'occurrence, j'estime qu'un délai de quatre ans est nécessaire pour parvenir à ce que les institutions procèdent ensemble à cette réécriture en ne perdant jamais de vue l'article 34 de la Constitution, selon lequel la loi détermine les principes fondamentaux du droit du travail. Pour des raisons dont la responsabilité est partagée par tous – qu'il s'agisse des ministres successifs et de leurs administrations, du Parlement ou encore du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel –, ce principe essentiel a été un peu oublié, ce qui fait que la partie législative du code contient aujourd'hui bien d'autres choses que les grands principes du droit du travail. Or, on ne peut simplifier le code du travail que par la loi.
Cela dit, la situation économique du pays, notamment en matière d'emploi, ne nous permet pas d'attendre. Nous proposons donc de cibler dans le code du travail – à court terme, c'est-à-dire à l'horizon 2016 – un certain nombre de sujets qui nous paraissent les plus importants à la fois pour les salariés et les entreprises, et de mettre en oeuvre des réformes sur ces sujets, au moyen d'accords sur les conditions et le temps de travail, l'emploi et les salaires (ACTES). Il s'agit moins d'inverser la hiérarchie des normes que de répondre à une question simple : qu'est-ce qui relève de la loi, de la branche, et de l'accord d'entreprise ? En matière de temps de travail, ce sont par exemple les limites maximales, généralement fixées par les directives communautaires, qui relèvent de la loi ; d'autres dispositions relèvent de la branche parce qu'elles sont propres à un secteur ; enfin, il y a l'accord d'entreprise, qui occupe une place centrale.
L'importance de l'accord d'entreprise s'explique par deux préoccupations. La société moderne est tellement complexe qu'il est devenu impossible de légiférer de façon précise sur tous les secteurs de la société et toutes les entreprises. La loi de 2011 relative à la création de la prime dividendes posait la question de la remontée des bénéfices à l'intérieur des grands groupes ; or, au sein même du CAC40, les groupes se trouvent dans des positions tellement différentes qu'il s'est révélé extrêmement difficile de mettre au point un texte prévoyant d'appréhender de façon uniforme la situation de tous. Comme on le voit, la loi ne peut plus aller aussi loin dans le détail qu'elle le faisait auparavant.
La même difficulté se pose au sujet des salariés. De nos jours, les jeunes ont besoin que le droit du travail prenne en compte au plus près leurs choix de vie, notamment en matière d'organisation du temps de travail. De même, je pourrais citer le rapport remis récemment par le DRH d'Orange, Bruno Mettling, sur les effets de la transformation numérique sur le monde du travail.
Afin que la régulation se fasse dans les meilleures conditions possibles au sein des entreprises, le rapport propose que les accords ACTES soient conclus à court ou moyen terme, par voie d'accord majoritaire.
En matière de dialogue social territorial, le groupe de travail a considéré que la négociation territoriale, pour importante qu'elle soit, se situe pour le moment en marge, en quelque sorte « à côté » du droit. Dès lors, le plus grand service qu'on puisse lui rendre est de ne pas chercher à l'encadrer par des dispositions législatives. Des points extrêmement importants pour les salariés sont déterminés dans le cadre de cette négociation territoriale – notamment en matière de crèches ou de cantines, ou même de dispositifs relatifs à l'emploi – et puisque le système fonctionne plutôt bien, nous ne devons pas chercher à légiférer trop tôt en la matière.
Il est une question délicate qui passionne les juristes, celle du rapport existant entre la négociation collective et le contrat de travail. Dans le cadre de mes études de droit, j'ai toujours entendu dire que le droit du travail s'était construit pour compenser l'inégalité de base entre un employeur et un salarié, par la mise en place de protections collectives. À l'origine uniquement prévues par la loi, ces protections collectives ont commencé à apparaître dans les accords collectifs négociés avec les syndicats, après 1936 et au cours des années 1950. L'idée était que le salarié, placé en situation défavorable par rapport à son employeur quand il négocie avec celui-ci, voit ses intérêts mieux défendus par des protections collectives que par des protections individuelles.
Quand il a fallu réviser la directive de l'Union européenne sur le temps de travail, MM. Gérard Larcher, Xavier Bertrand et Michel Sapin ont tous dit la même chose à nos voisins européens qui défendaient une logique d'opt out, selon laquelle il était possible de dépasser les maxima en matière de temps de travail par la voie du contrat de travail : pour les ministres français, l'intérêt des salariés passait forcément par l'accord collectif, plus protecteur que le contrat individuel.
Aujourd'hui, il semble paradoxal d'entendre dire, par des acteurs faisant profession de défendre les salariés, que la meilleure protection est le contrat de travail. Afin d'éviter de déclencher une guerre de religions sur cette question, j'ai considéré que c'était aujourd'hui le contrat de travail qui prévalait – du moins dans la jurisprudence de la Cour de cassation – et j'ai proposé qu'en ce qui concerne les accords visant à protéger l'emploi au sein d'une entreprise, on parte du principe que l'emploi correspond à l'intérêt général et que, dès lors, les accords défendant l'intérêt général de l'ensemble des salariés doivent prévaloir sur le contrat de travail. Peut-être posera-t-on à nouveau, dans cinq, dix ou quinze ans, la question du rapport entre les accords collectifs et le contrat de travail, mais dans l'immédiat, l'intérêt général des salariés et la survie de l'entreprise doivent primer sur les autres aspects.