Intervention de Claire Aubin

Réunion du 19 décembre 2012 à 14h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Claire Aubin, membre de l'Inspection générale des affaires sociales :

Merci de nous auditionner à l'occasion de la remise de notre rapport sur la santé des personnes prostituées, qui vient d'être rendu public.

En 2011, l'IGAS a inscrit le sujet de la prostitution à son programme de travail pour 2012, sa préoccupation rejoignant donc celle de la représentation nationale. Une fois cette orientation acceptée par les ministres de l'époque, nous avons été très rapidement missionnés, le Dr Emmanuelli, Mme Jourdain-Menninger, qui n'a pu être présente aujourd'hui, et moi-même, pour mener à bien cette étude. Nous avons pris contact avec Mme Bousquet et M. Geoffroy, auteurs d'un rapport d'information circonstancié sur les questions liées à la prostitution.

En accord avec eux, nous avons décidé de nous concentrer sur les enjeux sanitaires. Leur rapport d'information dressait en effet un bilan pour le moins nuancé, notamment pour ce qui est de l'accès aux soins. C'était de surcroît un domaine dans lequel on ne disposait que de très peu de données épidémiologiques. Même si le sujet est partout délicat à traiter, il existe un retard spécifique de la France en ce domaine. On peut d'ailleurs se demander pourquoi.

Vu la pénurie de données en France, le Dr Emmanuelli a procédé à une revue de la littérature scientifique internationale sur le sujet. Puis nous avons croisé les conclusions tirées des travaux menés à l'étranger avec les données concrètes dont nous disposions au travers des rapports d'activité des associations ou que nous avions pu recueillir au cours de nos nombreuses auditions et de nos nombreux déplacements sur le terrain à Paris et en région parisienne, mais aussi à Lyon, Marseille, Nice, Toulouse, Nantes et Lille. Au total, nous avons rencontré quelque 250 personnes.

Au terme de ce travail, notre premier constat est qu'il n'existe pas une prostitution, mais des prostitutions, dont les réalités sont très diverses, très contrastées. Les personnes prostituées ne constituent pas une catégorie homogène. Leurs profils sont très variés. Il y a bien sûr une grande majorité de femmes, mais il y a aussi des hommes. Les âges, les statuts aussi sont très divers, de même que le mode d'exercice : l'activité prostitutionnelle peut être exercée de manière régulière ou tout à fait occasionnelle, plus ou moins contrainte ou autonome. D'où la difficulté de concevoir une politique publique unique traitant de la prostitution. L'ensemble des politiques devrait prendre en compte de manière transversale les problématiques liées à l'activité prostitutionnelle.

On en connaît très mal les réalités, comme le soulignait déjà le rapport de la mission d'information parlementaire. L'estimation du nombre de personnes prostituées varie de un à vingt entre les autorités de police et certaines associations ! Selon les sources, elles seraient de 20 000 à 400 000. Le retard observé en France dans la connaissance du phénomène n'est sans doute pas sans lien avec l'acuité du débat, proprement idéologique, qui y a cours sur le sujet.

De l'acuité de ce débat, je veux pour preuve la difficulté d'élaborer un guide des droits des personnes prostituées. Cette initiative, lancée par l'Institut national de prévention et d'éducation sanitaire (INPES), achoppe sur la sémantique même : comment désigner dans le guide les personnes qui se prostituent ? Aucun accord ne peut être trouvé sur ce point même. De même, lors de la vaste étude « Pro Santé 2010 » que la FNARS (Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale) a conduite, avec le soutien de la Direction générale de la santé et l'Institut national de veille sanitaire, il lui a été quasiment impossible de faire travailler ensemble les acteurs associatifs ne partageant pas les mêmes orientations sur le sujet de la prostitution. Cette étude, qui avait l'ambition de rattraper le retard français en matière de connaissance du phénomène, n'a pu concerner que certains publics.

Les enjeux sanitaires reflètent la diversité des réalités de l'activité prostitutionnelle. Il existe des risques sanitaires directement liés à cette activité, comme les infections sexuellement transmissibles et les violences – auxquelles les personnes prostituées sont exposées quel que soit le type de prostitution et les conditions de son exercice. Il existe d'autres risques associés à l'activité prostitutionnelle dans la rue – il n'y a que sur ce type de prostitution qu'on parvient à rassembler quelques données épidémiologiques – sans lui être nécessairement imputables, comme des pathologies pulmonaires, des troubles alimentaires, des troubles psychologiques ou des addictions. Ces problèmes-là, qui se retrouvent chez beaucoup de personnes qui vivent dans la rue, sont plutôt liés à la précarité.

La gravité des problèmes de santé chez les personnes qui se prostituent est très variable selon les individus. Elle est fonction de leur capacité, elle-même très variable, à se prémunir contre les risques liés à leur activité. Au nombre des facteurs de risque supplémentaires, figurent l'isolement, la clandestinité avec la nécessité, réelle ou ressentie, de se cacher pour exercer son activité, et bien sûr la contrainte. Une personne sous l'emprise d'un réseau aura beaucoup plus de mal à se protéger, à refuser par exemple des rapports non protégés, et à accéder aux services de soins.

Quelle que soit leur orientation idéologique, toutes les associations sont unanimes : la loi de 2003 interdisant le racolage passif a conduit les personnes qui se prostituent à le faire dans des lieux plus reculés, ce qui rend plus difficile aux acteurs de la prévention de les rencontrer et de les aider à se soigner.

Si en théorie il existe presque toujours une solution, dans la réalité, l'accès effectif aux soins est souvent problématique. Aux difficultés qui se rencontrent chez tous les publics précaires, notamment les étrangers sans papiers, très nombreux dans la prostitution, s'ajoutent des difficultés plus spécifiquement liées à l'activité prostitutionnelle. Les personnes qui se prostituent sont méfiantes à l'égard des institutions. Elles craignent par exemple d'être mal accueillies et discriminées dans les services sociaux ou de soins. Cette crainte n'est pas totalement infondée, comme nous l'avons constaté sur le terrain. Les personnes transsexuelles, pour la plupart étrangères sans papiers, sont confrontées à une triple discrimination, en tant qu'étranger sans papiers, en tant que prostitué et en tant que transsexuel. La difficulté pour elles est donc triple lorsque les personnels des services sociaux et de santé n'ont pas été préparés et formés à recevoir ce type de public.

Face à ces difficultés, le schéma d'intervention des associations est à peu près toujours le même, quelle que soit la nature de l'association. Elles vont vers les personnes qui se prostituent au travers d'unités mobiles, complétées la plupart du temps par un accès fixe dit « à bas seuil », c'est-à-dire où les personnes peuvent être accueillies sans rendez-vous, sans condition préalable, dans le respect si nécessaire de l'anonymat. Hélas, les moyens alloués, déjà modestes au départ, ont encore diminué. En cinq ans, les crédits d'action sociale – les seuls repérables car il n'est pas possible par exemple d'identifier dans la masse des crédits sanitaires ceux qui visent spécifiquement l'activité prostitutionnelle – ont été divisés par trois, passant de 6,7 à 2,2 millions d'euros. Une autre difficulté tient au fait que ce schéma d'intervention ne concerne que la prostitution de rue. Il faudrait essayer de l'adapter à ce que nous qualifions dans notre rapport de « face cachée de la prostitution » – celle qui se déploie par Internet et se pratique dans les hôtels, les appartements, les salons de massage – afin d'atteindre les personnes les plus exclues des actions de prévention.

Comme le relevait déjà la mission d'information parlementaire, et comme nous ne pouvons que le confirmer, la stratégie des pouvoirs publics manque de cohérence et de pilotage. Certains acteurs de terrain dans l'administration nous ont dit manquer d'une feuille de route.

Face à cette situation, quelles sont nos recommandations, étant entendu que nous nous plaçons sous l'angle exclusif des enjeux sanitaires de la prostitution ? Nous n'avons pas souhaité aborder la question de son statut juridique ni celle de la pénalisation, questions éminemment politiques qui ne relèvent pas d'une expertise technique comme la nôtre, même si nous pouvons fournir des éléments de réflexion au législateur. Nous avons avant tout voulu être pragmatiques et tenté de dépasser les querelles idéologiques.

Il est absolument nécessaire d'améliorer la connaissance de l'activité prostitutionnelle et de disposer de données objectives et étayées. À défaut, les pouvoirs publics manquent de boussole. Comment déterminer une politique dans un champ donné puis en évaluer les résultats sans connaître ce champ ? Tant qu'il n'y aura pas de corpus commun de connaissances, l'idéologie prévaudra. Sur la base d'un diagnostic étayé et partagé, il serait possible de dépassionner le débat.

Il faut privilégier une approche transversale. Ainsi les préoccupations sanitaires doivent rejoindre les préoccupations de sécurité. C'était l'une des orientations du rapport de 2010 du Conseil national du SIDA sur la lutte contre le VIH, qui n'a pas été mise en oeuvre. Une concertation serait nécessaire entre le ministère de l'Intérieur et le ministère de la Santé.

Il faut également cibler l'action en direction des publics les plus fragiles. La prostitution des mineurs, largement occultée, est encore plus mal connue que le reste. Le premier objectif devrait être de mieux connaître le phénomène pour en apprécier l'ampleur et voir d'urgence comment les services de l'aide sociale à l'enfance (ASE) pourraient réagir lorsque leur est signalé un mineur qui se prostitue car ce sont souvent des mineurs qui font déjà l'objet d'un suivi au titre de l'enfance en danger. Aujourd'hui, ces services, sans feuille de route, sont désemparés face à ces situations et manquent de moyens.

Il faudrait aussi renforcer les moyens de prévention des risques sanitaires de la prostitution, mais aussi du risque de prostitution lui-même, par le biais de l'éducation des jeunes. La loi de 2001 qui a rendu obligatoire l'éducation à la sexualité demeure très largement inappliquée. Il est d'ailleurs préoccupant que les clients de la prostitution soient de plus en plus nombreux dans les tranches d'âge jeunes.

Enfin, les pouvoirs publics devraient penser des modes d'intervention plus adaptés. Pour être utile, une action de prévention doit atteindre une certaine masse critique. Vu la restriction de leurs crédits, les associations sont obligées d'espacer leurs tournées sur le terrain, ce qui les empêche de mener un travail de fond auprès des personnes. Elles en sont réduites à des expédients ponctuels comme des distributions de matériel. L'éparpillement des moyens est la pire des solutions : mieux vaut des interventions plus ciblées intensives. Il est important aussi que les associations puissent avoir une idée de leurs moyens à horizon de quelques années. Avec des moyens pluriannuels, elles pourraient mieux programmer leurs actions.

Il faudrait enfin développer la culture de terrain des administrations responsables. Accompagner les associations dans leurs tournées de nuit est le meilleur moyen d'appréhender le phénomène prostitutionnel dans sa réalité que ne peuvent traduire les formulaires standardisés renvoyés par les acteurs associatifs à l'appui de leurs demandes de financement.

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