Intervention de Jérôme Bonnafont

Réunion du 21 octobre 2015 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Jérôme Bonnafont, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères et du développement international :

C'est pour moi une situation singulière de m'adresser à vous immédiatement après que le ministre a largement abordé ces sujets ; je m'attacherai à vous apporter les précisions demandées. L'accord sur le programme nucléaire iranien, d'abord. La France a veillé à ce qu'il soit conçu de manière à garantir le parallélisme entre le respect de ses obligations par l'Iran d'une part, la levée ou la non-levée des sanctions et leur rétablissement éventuel d'autre part. Il le fallait pour que l'accord soit crédible sur le plan de la non-prolifération et pour que l'Iran sache qu'en cas de non-respect de ses obligations, la non-levée ou le rétablissement des sanctions serait automatique, sans qu'il soit besoin d'un nouveau vote du Conseil de sécurité.

Le dimanche 18 octobre dernier a été « le jour de l'adoption » : à cette date ont été adoptés les cadres législatifs et réglementaires de la future suspension des sanctions contre l'Iran. Auparavant étaient intervenus le vote du Congrès américain – qui n'était pas acquis d'emblée – et celui du Majlis iranien, organisé selon un calendrier tel que sa propre approbation de l'accord fût postérieure à celle du Congrès.

Nous attendons maintenant le rapport que l'Agence internationale de l'énergie atomique publiera en décembre. S'il conclut au respect par l'Iran de ses obligations, la levée des sanctions commencera ; elle sera progressive et dépendra du respect des engagements pris, qu'il s'agisse des fermetures de sites, des inspections ou de la fourniture de certains documents sur l'historique des sites.

Comme plusieurs de nos partenaires occidentaux, nous avons engagé la normalisation de nos relations politiques et économiques avec l'Iran. Sur le plan politique, elle a été illustrée, en juillet dernier, par la visite du ministre des affaires étrangères en Iran à laquelle vous avez participé, madame la présidente, et par l'invitation faite au président Rohani de venir à Paris où nous l'accueillerons dans quelques semaines, après sa visite à l'Unesco le 17 novembre.

Parallèlement, des contacts économiques ont lieu dans les secteurs d'intérêt particulier pour l'Iran dans lesquels l'offre française est très fournie. Cela vaut pour le secteur de la santé, avec une visite attendue de la ministre de la santé. Cela vaut aussi pour les infrastructures, car les sanctions ont entraîné un retard de dix ans dans les investissements en Iran ; dans ce domaine, nous proposerons aux Iraniens des offres conformes aux obligations d'une croissance respectueuse des objectifs de réductions des émissions de gaz à effet de serre. Cela vaut encore pour les transports et l'aéronautique, avec, vous l'avez mentionné, des perspectives pour Airbus.

Outre cela, nous ne négligerons pas la reprise des relations culturelles, scientifiques et universitaires. Nos consulats ont exercé pendant longtemps une vigilance particulière dans l'octroi de visas aux étudiants et aux scientifiques iraniens pour ne pas permettre le développement des activités de l'Iran dans le domaine nucléaire. Nous préparons une politique de plus grande ouverture progressive afin que les étudiants iraniens retrouvent le chemin de nos universités et que la coopération avec les scientifiques d'Iran regagne en intensité dans tous les domaines autres que le nucléaire.

Reste en suspens la question compliquée du financement de ce commerce. À un tête-à-tête économique avec les États-Unis, les Iraniens préfèrent une diversité de partenaires, dont la France, et la mission d'une centaine de chefs d'entreprise conduite en Iran par le ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt et par le secrétaire d'État chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des Français de l'étranger a reçu un très bon accueil.

Mais si élevé est le risque de sanction induit par l'extra-territorialité des lois américaines que notre secteur bancaire, ayant déjà payé très cher à cause de cela, est extrêmement méfiant à l'idée de financer le commerce avec l'Iran. Aussi avons-nous défini une politique en deux axes. Pour assurer la garantie juridique des exportations vers l'Iran, nous recherchons des établissements bancaires français ou étrangers pouvant mettre sur pied des circuits financiers sans liens ni avec les États-Unis ni avec le dollar américain ; c'est une entreprise extrêmement complexe. D'autre part, nous entendons régler avec les Américains la question des sanctions secondaires. La partie technique de ce travail est conduite par le Trésor en liaison avec nos partenaires allemands et britanniques ; sur le plan politique, le ministre a eu plusieurs fois l'occasion d'insister auprès du secrétaire d'Etat américain sur la nécessité d'une levée des sanctions secondaires. Jusqu'à présent, les Américains disaient attendre le jour de l'adoption de l'accord avec l'Iran pour traiter la question au fond ; il va falloir maintenant entrer dans des discussions concrètes et détaillées. M. John Kerry a certes réitéré son engagement politique à ce sujet mais des assurances seront nécessaires.

L'attitude de l'Iran en politique étrangère est un sujet de grave préoccupation pour nos partenaires de la région, et d'interrogations pour nous. Comment ne pas s'interroger sur ce que fera l'Iran quand il aura récupéré sa pleine capacité financière ? Nous prenons acte des intentions pacifiques exprimées par l'Iran dans les crises régionales, en Syrie, en Irak, au Yémen ou au Liban. Ces sujets doivent être discutés de manière approfondie et avec franchise avec l'Iran. Votre mission y contribue ; le président de la République s'est entretenu avec le président Rohani à New York et le rencontrera à nouveau ; le ministre des affaires étrangères s'entretient très régulièrement avec son collègue Javad Zarif. À l'occasion de la visite en France du président Rohani, nous créerons un mécanisme de dialogue politique permanent avec l'Iran.

La situation intérieure de l'Iran est assez compliquée. Le président Rohani et son gouvernement ont été convaincus de la nécessité d'un accord en constatant que le prix économique payé pour le raidissement de leur politique nucléaire était incommensurable avec les bénéfices potentiels qu'ils pouvaient en tirer. Ce réalisme politique fait l'objet de deux lectures opposées : celle des conservateurs classiques, pour lesquels la République islamique d'Iran n'a pas à entrer dans une négociation de cette sorte ni à passer sous les fourches Caudines de la communauté internationale. Celle, aussi, des pasdarans, qui mènent une politique quasiment autonome en Syrie et au Moyen Orient – comme l'a montré la récente visite alléguée à Moscou du général Ghassem Souleimani, chef de la force al-Qods Le président Rohani a gagné cette manche et conduit la normalisation. Parce que des élections auront lieu sous peu, il a besoin d'un progrès économique rapide pour démontrer à la population iranienne que la politique qu'il a choisie est gagnante. Cela explique la hâte du gouvernement à conclure des accords économiques avec nous et notre optimisme relatif quant à l'application des obligations figurant dans l'accord sur le programme nucléaire iranien.

La crise au Yémen est avant tout d'origine yéménite. Après la transition politique qui a eu lieu en 2011-2012, l'ancien président Ali Abdallah Saleh est resté au Yémen, avec son immense fortune. N'admettant pas son éviction, il a fait alliance avec les houthistes, et lorsque ces derniers ont décidé de partir à l'assaut du nouveau régime qui ne prenait pas assez en compte leurs revendications à leurs yeux, ils ont bénéficié de ses largesses. Rien ne nous permet de dire que l'Iran est à l'origine de cette rébellion ; cela demeure pour nous une interrogation.

À l'été 2014, les houthistes ont pris Sanaa et évincé le gouvernement yéménite légitime, dont une résolution du Conseil de sécurité a demandé le rétablissement. Dans le même temps, une coalition de dix pays emmenés par l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis a procédé à des opérations aériennes militaires très dures qui ont abouti à l'inversion du rapport de forces, et le gouvernement légitime a pu reconquérir des villes et des territoires. Le médiateur mauritanien Ismaïl Ould Cheikh Ahmed, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies au Yémen, a essayé plusieurs fois d'amener les parties à négocier.

Dans une lettre récente à Ban Ki-moon, les houthistes ont dit accepter que la reconnaissance du gouvernement légitime serve de base à la négociation, et un membre de ce gouvernement a également accepté d'entrer en négociation. Un faible espoir existe donc qu'une négociation s'engage. Il le faut, car le Yémen est en proie à une grave crise humanitaire provoquée par les combats qui ont fait de nombreux morts et détruit une partie du patrimoine et bon nombre des infrastructures du pays, et par l'impossibilité de faire parvenir l'aide humanitaire là où elle est indispensable. L'urgence est très grande ; nous appuyons continûment les efforts des Nations Unies visant à la signature d'un accord et nous avons adressé aux parties des messages les invitant à négocier car, car comme l'a dit le ministre, le Yémen est un pays dans lequel on ne gagne pas une guerre.

En Libye, les efforts de médiation sont les otages des extrémistes des deux bords. M. Bernadino Léon, représentant spécial de Ban Ki-moon pour la Libye, a mis au point l'accord de Skhirat, qui prévoit une formule équilibrée de transition vers un gouvernement d'unité nationale. La majorité des groupes de Tobrouk et de Tripoli donnait le sentiment d'accepter de marcher dans cette direction et M. Léon a pu les convaincre de repartir de Skhirat vers leurs bases respectives pour faire approuver l'accord. Malheureusement, les présidents des deux instances parlementaires concurrentes – le mandat de celle de Tobrouk, que nous considérons seule légitime, s'achève aujourd'hui – appartiennent aux groupes hostiles à l'accord et manoeuvrent pour empêcher un vote favorable. Toute la difficulté est donc de convaincre les modérés de ne pas céder à la pression des minorités extrémistes, en les persuadant qu'il n'est pas de victoire possible par les armes et que, si l'accord ne se fait pas, ceux qui ramasseront la mise seront les milices armées, ainsi que Daech et al-Qaïda, qui sont de plus en plus agressifs dans l'ensemble de la région. Nous sommes aidés dans cet effort par la population libyenne, très lasse de ces jeux de pouvoir et des milices. Il faut profiter des dernières semaines pendant lesquelles M. Bernardino Léon exercera ses fonctions pour tenter de consolider l'accord.

Le ministre l'a dit : si l'accord ne se faisait pas, il nous faudrait réévaluer toute notre politique à l'égard du Parlement de Tobrouk dont le mandat est venu à échéance, de Tripoli, de la lutte anti-terroriste et des possibilités de coopération avec la Libye. Si un accord partiel se fait – nous sommes en train de travailler avec l'Italie et le Royaume Uni sur la sécurité, et avec la force des Nations Unies sur la coopération générale – on verra comment s'engagent la sécurisation et la reprise de la construction d'un État libyen. Là encore, nous avons des intérêts directs dans cette affaire : l'arrêt de la propagation du terrorisme en Libye avec ses conséquences potentielles sur notre sol ; la reprise en main du territoire libyen, qui est actuellement une voie de transit pour les populations qui cherchent à gagner l'Europe.

Nous avons été heureux d'apprendre l'attribution du Prix Nobel de la paix aux représentants du Dialogue national en Tunisie, récipiendaires que le président François Hollande a, le premier des chefs d'État étrangers, reçus le 16 octobre. Nous sommes très engagés dans la sécurité et l'économie de ce pays. Sécurité et économie sont étroitement liées, puisque la dégradation de la situation économique de la Tunisie est le contrecoup des attentats de Sousse et du musée du Bardo, l'effondrement des recettes touristiques de la Tunisie provoquant faillites et chômage en cascade. Les terroristes visent évidemment à précipiter la faillite économique du gouvernement pour pouvoir démontrer l'échec de la démocratie parlementaire dans les pays arabes et musulmans. Sur le plan sécuritaire, nous oeuvrons avec le gouvernement tunisien, dans le cadre du G7, à la reconstruction des forces de police et de sécurité et à la sécurisation des zones touristiques. Sur le plan économique, nous travaillons avec les institutions financières internationales de la Tunisie pour répondre aux éventuels besoins d'urgence – le pays a ainsi demandé à bénéficier d'une exception au règlement de l'OCDE régissant l'accès aux crédits à taux concessionnels ; pour aider aux réformes structurelles qui contribuent à la création d'entreprises et d'emplois ; pour identifier les projets au lancement desquels pourraient être employés les centaines de millions d'euros disponibles pour la Tunisie dans les institutions financières internationales. Enfin, le Premier ministre tunisien est attendu à Paris au tout début de l'année 2016.

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