Intervention de élie Cohen

Réunion du 10 novembre 2015 à 16h30
Mission d'information sur l'offre automobile française dans une approche industrielle, énergétique et fiscale

élie Cohen, économiste :

J'ai décidé de concentrer mon exposé liminaire autour de trois sujets principaux. Je commencerai par l'effondrement de l'industrie automobile au cours des quinze dernières années. Il se trouve que j'ai publié, il y a quelques mois, vous l'avez mentionné, un livre intitulé Le décrochage industriel dont un chapitre porte précisément sur « l'effondrement de l'industrie automobile ». Je ne vous accablerai pas de données mais, dans ce livre, vous trouverez des comparaisons détaillées sur les performances, les structures de coûts, les structures de gamme, l'évolution de l'outil de production, les indicateurs de compétitivité, sur la productivité etc. dans les différents pays producteurs d'automobiles, notamment en Europe. Ma deuxième série de remarques portera sur l'affaire Volkswagen : s'agit-il d'un accident industriel du groupe ? S'agit-il d'un problème lié au diesel ? D'un problème de régulation européenne ? Vous devinez bien que c'est un peu des trois, d'où la difficulté, cette affaire révélant, au fond, un triple échec : de marché, de la régulation et un échec technologique. Enfin, je donnerai tout de même quelques perspectives.

J'en viens donc à l'effondrement de l'industrie automobile française : la violence du décrochage en matière de compétitivité, de parts de marché, de productivité, de rentabilité a été telle que cet événement macro-économique majeur peut être considéré comme l'un des facteurs de l'affaiblissement global de l'économie française au cours des quinze dernières années. L'industrie automobile représente en effet un cinquième de l'industrie manufacturière et un dixième de l'ensemble de l'économie en France. Quelques chiffres illustreront mon propos : la production automobile a baissé de 42 % en douze ans ; Renault ne produit plus que 20 % de ses véhicules en France ; 40 % de l'activité de Renault, stricto sensu, vient de Dacia et je ne parle pas de Renault en tant qu'entreprise dont les deux tiers de la valorisation viennent de Nissan – plus de la moitié du tiers restant provenant de Dacia. Il y a quelques mois, Renault – dans sa composante française – ne valait rien en termes de capitalisation boursière.

Pour mieux mesurer la violence de la dégradation de la situation, il suffit de comparer la situation de la France avec celle du Royaume-Uni. Il y a quinze ans, on considérait que l'industrie automobile était morte, Outre-Manche. Aujourd'hui on y produit plus de véhicules, avec une meilleure productivité, une meilleure rentabilité qu'en France et le solde commercial pour ce secteur est positif. À l'inverse, et pour ne prendre que cette donnée, le solde extérieur du secteur automobile, en France, était positif de 13 milliards d'euros en 2004 alors qu'il est devenu négatif : en 2012, le déficit était de 3,3 milliards d'euros. Notre déficit avec la seule Allemagne est de 7,3 milliards d'euros. Ces chiffres sont ahurissants. Même moi, en travaillant sur le sujet, je ne m'attendais pas à découvrir un tel effondrement – un effondrement silencieux de presque la moitié de notre capacité de production.

Ce n'est pas tout : différentes études montrent que nous sommes globalement en surcapacité de production à l'échelle européenne – surcapacité évaluée à l'équivalent de dix usines de type « Sochaux » ! Sur 100 sites de production automobile, 58 perdent de l'argent. En outre, quand vous accumulez des années de mauvaises performances, vous rognez sur vos investissements, sur votre effort de recherche. Une donnée va vous faire rire : entre 2003 et 2012, la croissance de l'effort de recherche de Volkswagen a été de 229 %, alors qu'il n'a été que de 8,8 % pour Renault.

Cela a abouti, dans le cas français, à ce que j'appelle l'« évidement » du coeur manufacturier, à savoir une perte de substance progressive du métier d'ensemblier mais également de la première sous-traitance, c'est-à-dire du premier rang des équipementiers mais également du deuxième rang, du troisième… Cet ensemble s'est affaissé malgré le formidable effort réalisé à partir de 2008-2009 pour éviter une débâcle complète. Valeo, qui était au bord de la faillite, a opéré un rétablissement formidable. Donc cet évidement n'est pas du tout une fatalité : la France a abandonné des pans entiers d'activité quand d'autres pays, l'Allemagne par exemple, sont parvenus à procéder à un découpage plus fin dans la chaîne de valeur pour garder une part significative de valeur sur le territoire allemand.

L'histoire de l'industrie automobile française met en évidence, au cours des quinze dernières années, un triple échec.

Le premier est celui de la stratégie marketing, de la stratégie de montée en gamme. Nos industriels se sont révélés incapables, malgré différentes tentatives, notamment chez Renault, de monter en gamme. Toutes les expériences en la matière se sont conclues par des échecs commerciaux. Quand vous avez une spécialisation plutôt « moyen » et « bas » de gamme, comme en France, mais avec des coûts intérieurs haut de gamme, il se produit, en période de crise, un étranglement de l'entreprise qui s'est en l'occurrence matérialisé par l'effondrement de Renault et de Peugeot.

Cet échec s'est trouvé aggravé par un deuxième : celui de l'internationalisation puisque nos deux groupes ont beaucoup misé sur l'Europe et notamment l'Europe du Sud. Or, à la faveur de la crise, cette région est celle qui a connu les ajustements les plus brutaux avec, pour vous donner un exemple spectaculaire, le véritable effondrement de l'Espagne qui a alors coûté très cher à nos deux producteurs. Quant au groupe Peugeot Citroën, qui s'était montré très précurseur en s'implantant en Chine – et cela bien avant de nombreux producteurs qui ont réalisé, depuis, des performances éblouissantes –, il s'est révélé incapable, par faiblesse de moyens et à cause d'erreurs stratégiques, de financer sa croissance et son développement sur place. Aussi l'Asie n'a-t-elle pas constitué le relais de croissance qu'on pouvait espérer pour les industriels de l'automobile basés en France.

Le troisième échec est technologique : le grand pari, en matière de motorisation, a été celui du diesel. On a non seulement complètement raté le passage à l'hybride, mais même quand on a compris qu'avant de passer à la motorisation électrique il faudrait passer par une motorisation hybride, les entreprises n'ont pas été capables de la développer suffisamment rapidement ni de nouer les partenariats nécessaires. Ainsi chez Peugeot, la culture du diesel était si enracinée qu'on a investi beaucoup d'argent dans un hybride diesel qu'on a eu grand mal à mettre au point. Quant à Renault, son grand pari est de passer immédiatement à la motorisation électrique – vous avez tous en mémoire les projections de Carlos Ghosn sur la place de l'électrique en 2015-2020 –, or rien de tout cela ne va se réaliser.

Au cumul de ces trois échecs s'ajoute une fragilité financière permanente, compte tenu de la stratégie de coûts par rapport à la stratégie de spécialisation – j'y insiste, je ne parle pas de coûts unitaires de manière abstraite mais de coûts unitaires par rapport au type de spécialisation : on peut parfaitement avoir des coûts unitaires très élevés à condition d'avoir la spécialisation adéquate –, c'est le fameux mismatch constaté dans le cas français et qui s'est révélé dévastateur. Il suffit que je rappelle que la voiture connectée, autonome, que le véhicule à faibles émissions constituent les nouveaux fronts technologiques pour que vous constatiez immédiatement que nos deux entreprises, malgré leurs efforts, sur lesquels je reviendrai, ne sont pas du tout des leaders dans le secteur.

J'en viens à mon second point : l'affaire Volkswagen, fascinante tant elle soulève de problèmes. À mes yeux, elle révèle un triple échec : du marché, de la régulation, de la technologie.

Nous constatons un exemple considérable de fraude d'entreprise répétée sous couvert d'excellence. Certes, nous connaissons de multiples fraudes d'entreprise. Lorsque j'ai publié Penser la crise, j'ai énuméré toutes celles qui avaient été réalisées dans le domaine de la banque et de la finance. Reste que, d'une certaine manière, dans ce secteur, nous étions préparés à ce genre de phénomène, en particulier du fait du développement de toute une série de comportements limite en matière, notamment, de finance cachée. En revanche, dans le domaine de l'industrie et dans celui de l'automobile notamment, une fraude aussi longue, aussi répétée et dans autant de domaines est assez sidérante – et l'on en apprend tous les jours.

Dans ce « Volkswagengate », on note qu'à rebours de tout ce que l'on avait cru sur les vertus de la cogestion à l'allemande, sur les vertus du débat stratégique à l'allemande, sur la recherche du consensus à l'allemande… rien de tout cela n'a fonctionné. On découvre au contraire un système tyrannique, guidé par une ambition démesurée : devenir le numéro un mondial par tous les moyens ; on découvre une stratégie appliquée à marche forcée avec les différents niveaux hiérarchiques qui s'éteignent les uns après les autres, faisant disparaître toute éventuelle contestation ; on voit que le fait que des organes centraux soient en cogestion avec les syndicats ne change rien voire conduit à une omerta généralisée ; pire encore, on relève que la participation directe de l'État au conseil d'administration de l'entreprise aggrave le problème. Tout cela aboutit à une éblouissante faillite du marché.

La bonne nouvelle, néanmoins, est que si tous les systèmes de contrôle interne et externe n'ont pas fonctionné, c'est une petite organisation non gouvernementale (ONG) inconnue au bataillon qui, en mobilisant les ressources de l'expertise technique, en ayant recours à un laboratoire universitaire peu connu, a soulevé le problème. C'est assez rassurant : même dans un système qui paraissait hermétiquement contrôlé, une ouverture reste possible.

Deuxième point, cette affaire révèle une immense faillite de la régulation européenne. L'automobile est un domaine particulièrement suivi ; or on découvre que la régulation européenne a été totalement défaillante à cause d'une complicité générale pour fermer les yeux sur le fait que les normes adoptées ne pouvaient pas être respectées.

Ce qui m'amène à aborder la faillite technologique. Il est frappant de constater qu'il a fallu en permanence arbitrer entre émissions de dioxyde de carbone (CO2) et émissions d'oxydes d'azote (NOx) : à chaque fois que vous voulez réduire de manière drastique les émissions de NOx, vous alourdissez le véhicule, accroissez de ce fait la consommation de carburant et donc les émissions de CO2. Le patron Martin Winterkorn, grosso modo, a dit à ses troupes qu'il ne voulait rien savoir et les a sommées de régler le problème ; or les ingénieurs, malgré ce que je vous ai rappelé sur les considérables efforts de recherche de Volkswagen, n'y sont pas parvenus et il a donc été décidé de tricher pour masquer le phénomène.

Cette incapacité d'atteindre les objectifs fixés par la régulation américaine en matière de réduction de NOx a conduit la petite ONG à laquelle j'ai fait allusion à enquêter sur le fait de savoir pourquoi Volkswagen était capable d'afficher telles performances sur le marché américain alors qu'avec les mêmes moteurs le groupe déclarait, en Europe, des émissions plus élevées.

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