À quoi sert l'État actionnaire dans l'automobile depuis quinze ans ? L'État était très présent chez Renault et il n'est intervenu dans à peu près aucune des grandes orientations stratégiques du groupe. À l'inverse, l'État intervient beaucoup dès qu'il est question d'emplois, de délocalisation d'activité… c'est-à-dire qu'il est dans un rôle tout à fait classique d'État, rôle qui ne rend nullement nécessaire sa présence comme actionnaire de l'entreprise. Prenez l'exemple très intéressant du Royaume-Uni : lorsque BAE Systems a décidé de se retirer d'Airbus, le gouvernement britannique a exigé du groupe Airbus qu'il maintienne sa production sur le sol britannique dans telle proportion, qu'il garde un centre de recherches dans la fabrication des ailes. C'est donc l'État en tant que garant de l'intérêt général, de la prospérité du pays, qui a posé ses conditions pour autoriser une opération alors qu'il n'en avait peut-être pas la possibilité. L'État s'est par conséquent battu pour les emplois et la localisation des activités de recherche sans être actionnaire.
Si l'État français, comme il l'exprime de plus en plus, est essentiellement préoccupé par l'emploi et la localisation de l'activité, il n'a nul besoin d'être actionnaire – surtout d'une entreprise comme Renault. Observez comment General Electric a négocié avec l'État français dans le cas d'Alstom. Quand vous êtes General Electric, vous ne pouvez pas vouloir prendre le contrôle d'Alstom sans qu'au moins l'État n'y acquiesce – et en l'occurrence l'État a plus qu'acquiescé…
Si l'État veut avoir une stratégie industrielle, ce qui n'a pas été son cas au cours des quinze dernières années, on peut envisager une participation au capital et imaginer les formes de cette participation dans le temps. En tout cas, la pire des solutions est celle que l'on voit à l'oeuvre dans le contexte de l'alliance Renault Nissan avec un État intrusif qui a voulu subrepticement doubler les droits de vote en créant un conflit ouvert avec les autres actionnaires et avec la totalité des administrateurs indépendants sans prévoir de plan B en cas d'échec de cette initiative.
Vous m'interrogez ensuite sur le fait de savoir si, dans le contexte d'une économie ouverte, mondialisée, il y a encore un sens à ce que l'État promeuve une stratégie industrielle nationale. La réponse est pour moi bien évidemment oui. On fait valoir que, de plus en plus, nous évoluons dans une économie de l'immatériel, du numérique ; certes, mais cette économie a besoin d'infrastructures ! Je dirai plus encore : elle a besoin d'infrastructures matérielles et immatérielles – je pense, pour ces dernières, aux infrastructures intellectuelles, qu'il s'agisse de l'enseignement supérieur ou de la recherche.
Vous avez évoqué le PIA. Il se trouve que j'ai fait partie de ses concepteurs et ce fut pour moi un rare bonheur que de travailler avec Michel Rocard et Alain Juppé tant, au quotidien, ce n'est pas ce qu'on attendrait de l'un et de l'autre qui se révèle. Nous avons commencé par considérer que les deux priorités centrales étaient transversales : l'investissement dans l'enseignement supérieur et la recherche, à savoir dans la connaissance, et la facilitation du transfert des résultats de la connaissance dans la sphère productive et industrielle. D'où les deux grands axes que nous avons d'emblée promus : à la fois le premier avec les initiatives d'excellence (Idex) et les laboratoires d'excellence (Labex) et le second avec les instituts de recherche technologique (IRT) et les sociétés d'accélération du transfert de technologies (SATT). Nous avions défini deux axes horizontaux et quatre axes verticaux qui correspondaient à des priorités sectorielles : les technologies du numérique, les technologies de la conversion énergétique, les nouvelles technologies des transports et de la mobilité et tout ce qui a trait à la santé, axes qui sont à la base d'une stratégie décisive si l'on veut se rapprocher le plus possible de la frontière technologique et être capables de construire une croissance fondée sur l'innovation soutenable et durable. Nous avons ensuite décliné ces axes en toute une série de programmes.
Une politique industrielle moderne consiste par conséquent à faire en sorte que, par exemple, l'écosystème de l'aéronautique puisse se développer avec des entreprises spécialisées de petite et de moyenne taille, qu'elles aient par conséquent un accès direct aux résultats de la recherche – d'où leur connexion avec les Instituts Carnot –, qu'elles aient un accès direct aux financements – d'où les programmes de financements innovants. Toute cette architecture, que nous avons essayé de concevoir et de mettre en oeuvre, c'était – permettez cette immodestie – une belle opération intellectuelle. C'est le bon génie français.
Vous me demandez si l'État doit peser sur les choix technologiques. Précisément, dans le cas que je viens d'évoquer, nous avons voulu donner ses chances à toute une filière technologique : nous n'avons pas fait qu'un choix mais financé plusieurs projets concurrents sur des technologies concurrentes aussi bien en matière d'énergie solaire que de stockage d'énergie. Nous avons exploré les différentes frontières – que je ne connaissais d'ailleurs pas – entre ce qu'on appelle la chimie verte, la chimie bleue, la chimie rouge, la chimie grise… La bonne méthode consiste à créer des possibilités, des capacités et à veiller en particulier à la qualité, à la dynamique des écosystèmes, à essayer de prévenir autant que possible les phénomènes de bureaucratisation progressive, de paralysie et de redondance des organismes, de saupoudrage, etc.
Dernier élément, vous m'interrogez sur le pari du diesel. Là encore, je vous répondrai de manière simple et brutale. Compte tenu du degré d'engagement de la France dans cette filière, si l'on décide d'en sortir demain, il faudra vraiment accompagner le processus sur la moyenne et longue durée. Et comme, jusqu'à présent, et je crois que vous en êtes parfaitement conscients, PSA refusait même d'envisager cette possibilité, plaidant l'excellence absolue de sa solution diesel et faisant valoir l'amélioration continue de son système après avoir résolu l'essentiel du problème, il va falloir vraiment, j'y insiste, pour éviter une catastrophe, accompagner PSA dans ce dialogue stratégique, encore une fois si vous décidez de revenir sur le choix initial de spécialisation.