Notre commission est appelée à donner un avis sur les articles 3 et 4 d'une proposition de loi inspirée par ATD Quart Monde. Parler de cette association ne peut se faire sans évoquer la personnalité de celle qui succéda à son fondateur, Joseph Wrésinski, à sa présidence : Geneviève de Gaulle Anthonioz, dont le Président de la République a voulu l'entrée au Panthéon. Rescapée de la barbarie nazie et revenue du camp de concentration de Ravensbrück où elle avait été internée dans les conditions décrites dans La traversée de la nuit, dont je recommande la lecture à tous les adolescents de France, cette grande humaniste a consacré toute sa vie à combattre la misère.
En ces temps où la barbarie contemporaine provoque d'autres tragédies, il importe de mettre ses pas dans les pas de ceux qui, aujourd'hui aussi, luttent contre la misère, terreau de fanatisme et de dérives mortifères. Cette proposition est en premier lieu un hommage rendu aux organisations de la société civile qui résistent et inventent, parfois plus vite que nous le ne faisons, la société de demain. C'est un hommage rendu à des associations telles que le Secours catholique, Emmaüs France et à la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS) que préside M. Louis Gallois ; elles ont, avec ATD Quart Monde, porté cette proposition qui rassemble autour du rapporteur saisi au fond, M. Laurent Grandguillaume, une coalition de parlementaires hétéroclite et fraternelle.
Je suis très heureux que notre commission se saisisse de ce sujet. Le chômage de longue durée n'est pas qu'une affaire sociale, et nous ne pouvons nous résoudre à une économie qui, en ne se mesurant que par le produit intérieur brut, négligerait les hommes. Le texte aborde à nouveau le travail comme participation à l'oeuvre commune ; ce faisant, il décrit le chômage comme un désoeuvrement, qui induit déshumanisation et sortie de la citoyenneté. Ce que souhaite ATD Quart Monde, qui travaille avec et pour les plus démunis, c'est un texte d'émancipation, dans lequel le travail n'est pas considéré uniquement comme un moyen de subsistance mais comme une contribution à l'oeuvre collective.
L'approche retenue est radicalement différente de celle qui a conduit à des dépenses passives d'accompagnement des chômeurs de longue durée, sous de multiples formes, depuis les années 1960. Il est prévu de créer à titre expérimental, dans quatre à dix territoires pour l'instant, un écosystème permettant de proposer à toutes les personnes durablement privées d'emploi une activité utile, en contrat à durée indéterminée (CDI), rémunérée au salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) et financée par la réallocation des fonds qui aident actuellement les chômeurs de longue durée. Ces CDI seront principalement proposés par une entreprise « à but d'emploi » ; ils pourront l'être aussi par d'autres entreprises, préexistantes, du secteur de l'économie sociale et solidaire tel que défini par la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014.
Les collectivités choisies pour mener l'expérimentation devront avoir déjà mobilisé toutes les ressources locales disponibles au service du développement économique et de la lutte contre le chômage, pour optimiser l'accompagnement des entreprises à toutes les étapes de leur développement. Elles devront aussi avoir fait une priorité de l'adéquation optimale de l'offre et de la demande d'emplois : on ne saurait proposer des solutions innovantes à ces collectivités si, dans le même temps, une entreprise implantée sur le territoire considéré ne parvenait pas à pourvoir, dans l'économie marchande, les emplois qu'elle propose. Enfin, il faudra mobiliser en faveur de l'expérimentation des ressources destinées à l'indemnisation du chômage. Ces étapes préalables seront rappelées dans l'un des amendements que je vous soumettrai, mais aussi, peut-être, dans la nouvelle version de la proposition de loi, qui sera réécrite par la commission compétente au fond pour tenir compte de l'avis rendu par le Conseil d'État et des préconisations du CESE. Nous devrons aussi veiller à ce que les activités proposées ne faussent pas la concurrence avec les emplois des secteurs déjà organisés dans les territoires considérés. Enfin, toutes les personnes entrées dans ce dispositif devront pouvoir rejoindre par des passerelles le marché principal du travail le cas échéant.
Il s'agit, je le répète, d'une expérimentation. Nous ne prétendons pas, par cette proposition de loi, régler d'un coup de baguette magique l'épineuse question de la privation durable d'emploi, devenue un phénomène de masse. Les chômeurs de longue durée étaient moins d'un million en 2008 ; ils sont 2,4 millions aujourd'hui. Le traumatisme profond que suscite cet état chez les personnes concernées se double d'un immense gâchis de ressources humaines et d'activités potentielles non pourvues. Il faut aller chercher ces emplois perdus et redonner leur dignité à ceux qui en sont privés. Cette loi donnera la latitude, les moyens et la souplesse permettant de créer le laboratoire expérimental dont nous avons besoin pour observer le comportement de l'écosystème territorial ainsi modifié, le bénéfice que peuvent en tirer les personnes qui retrouveront une activité et les effets sociaux induits. En bref, nous saurons ce qui change quand chacun, sur un territoire donné, peut avoir une activité et participer à l'oeuvre commune.
Lorsque l'hypothèse d'une croissance sans emplois se précise, lorsque – c'est le cas dans ma circonscription et dans d'autres – la modernisation de l'appareil productif permet la conquête de marchés à l'exportation et la reprise de l'activité économique sans que s'ensuivent des créations d'emplois, nous devons inventer des solutions nouvelles. L'expérimentation permettra de déterminer les forces et les limites de cette proposition qui ne devrait pas être évaluée uniquement en fonction des indicateurs économiques et sociaux traditionnels, mais aussi, comme nous pouvons le faire depuis l'adoption de la loi n° 2015-411 du 13 avril 2015, issue d'une proposition de loi déposée par Mme Eva Sas au nom du groupe Écologiste, par le prisme des nouveaux indicateurs de richesse. Nous devons nous défaire de nos habitudes et secouer nos conservatismes pour oser, comme l'ont fait avant nous Bertrand Schwartz et tant d'autres, une expérimentation, et en tirer toutes les conséquences pour susciter de manière pragmatique une espérance raisonnable.