Intervention de Anne Bolliet

Réunion du 18 décembre 2012 à 18h00
Délégation aux outre-mer

Anne Bolliet, inspectrice générale des finances :

Je suis heureuse d'être parmi vous et vous indique que je ne m'exprimerai pas au nom de telle ou telle administration ou de tel ou tel ministère mais en mon nom personnel, donc librement.

Je suppose que vous ne m'entendez pas ce soir en qualité de technicien de l'octroi de mer. Pour cela, vous avez auditionné les représentants de la Direction générale des douanes et de la Délégation générale à l'outre-mer (DéGéOM) qui vous ont certainement apporté les éclairages nécessaires sur le mécanisme de l'octroi de mer – qui, au demeurant, est très complexe.

Le produit de l'octroi de mer s'élève à un milliard d'euros. Si, depuis le XVIIe siècle, il représentait un impôt de rendement pour les collectivités locales – communes, conseils régionaux, département de la Guyane –, il est devenu, du fait des mécanismes qui lui ont été ajoutés au fil du temps, un outil protectionniste.

Un certain nombre d'études, en particulier le rapport Lengrand – dont l'intérêt a été si souvent salué – soulignent que l'assiette de l'octroi de mer, à savoir la marchandise, du fait de sa caractéristique et de son ancienneté, est nécessairement peu dynamique. S'agissant d'un impôt de rendement, cet aspect est préoccupant.

J'ai moi-même eu l'occasion de saluer le travail accompli dans le rapport Lengrand. Lors de mes travaux sur les conséquences de la RGPP dans les outre-mer, j'avais vivement préconisé la mise en place par la DéGéOM d'un service d'évaluation autonome consacré aux politiques publiques outre-mer. Cette mission d'évaluation a été mise en place, mais elle a mis beaucoup de temps avant d'être opérationnelle – pas moins de quatre responsables sont venus me consulter pour cela. Le rapport Lengrand fut le premier travail d'évaluation commandité par la nouvelle DéGéOM, dont il convient de saluer la faculté d'adaptation.

Selon ses propres termes, le rapport Lengrand n'a pas pour objet de procéder à une évaluation générale de l'octroi de mer mais de répondre à une commande de l'ancien gouvernement soucieux de présenter des arguments en vue de la reconduction en 2014 du dispositif par la Commission européenne – sachant que celle-ci avait déjà douté de son bien-fondé en 2008 au vu d'un certain nombre d'arguments peu convaincants présentés dans les rapports intermédiaires.

L'évaluation de la DéGéOM répondait parfaitement à cette commande visant à évaluer le mécanisme de différenciation s'appliquant à l'octroi de mer ainsi que les différentes aides à finalité régionale destinées à compenser un certain nombre de handicaps.

Le rapport Lengrand porte donc essentiellement sur la différenciation. Il n'étudie pas l'impact de l'octroi de mer en outre-mer en général et n'apporte aucune information, sauf peut-être à la marge, concernant son impact sur les finances des collectivités locales, les prix et le pouvoir d'achat dans les outre-mer. Ces trois points devront être étudiés ultérieurement.

Il serait intéressant de disposer d'une étude sur le niveau des prix, sachant qu'une telle étude nécessitera beaucoup de temps. Lors des travaux des états généraux de l'outre-mer, en 2009, dont j'étais l'un des rapporteurs, nous avions entendu les consommateurs des départements d'outre-mer, notamment de la Guyane et des Antilles. Selon eux, l'octroi de mer était un facteur d'augmentation des prix et il suffirait de le supprimer pour que les prix baissent. Je précise que les choses ne sont pas aussi simples et qu'à l'évidence, si l'octroi de mer disparaissait, on lui substituerait un autre impôt.

L'autorité de la concurrence, dans le cadre des travaux qu'elle a menés en 2009 sur les Antilles, a indiqué que l'octroi de mer n'était que l'un des éléments de renchérissement du coût de la vie.

L'octroi de mer doit donc faire l'objet d'investigations complémentaires.

Le rapport Lengrand a emprunté beaucoup de ses informations à l'INSEE, mais il a basé son analyse sur la nomenclature douanière, n'étudiant par conséquent que les produits. Il a tenté d'analyser les conséquences de l'octroi de mer sur l'activité des services des entreprises, mais la nomenclature étant très différente, le croisement des fichiers n'était pas toujours concluant. Les auteurs du rapport expliquent longuement la difficulté de leurs travaux méthodologiques et reconnaissent que les estimations proposées n'étaient pas parfaitement fiables.

Indépendamment de ces problèmes statistiques et des limites de l'exercice, propres à toute analyse macro-économique, les auteurs du rapport indiquent que le mécanisme de l'octroi de mer compense la faible production dans les départements d'outre-mer, qu'il n'a aucun effet inflationniste et n'entraîne aucune distorsion de concurrence ou de rente sur les produits protégés par la différenciation tarifaire – ce dernier point étant un argument important pour la Commission européenne.

En revanche, et c'est un point tout aussi important, le rapport note que le mécanisme de différenciation ne produit pas d'effet protectionniste parce que le volume des importations n'a cessé d'augmenter, y compris pour les produits bénéficiant d'une différenciation tarifaire élevée. Les éléments qui ont été ajoutés au cours des dix dernières années n'ont donc pas produit les effets attendus en matière de protection des productions locales.

À cet égard, nous pouvons nous demander si, à l'aube du XXIe siècle, l'assiette basée sur les marchandises est parfaitement adaptée, tant à la nécessité d'un produit fiscal significatif qu'au mode de consommation de la population. En effet, la population des départements d'outre-mer s'est enrichie – même si d'importantes inégalités de revenus persistent – et consomme des produits de plus en plus sophistiqués qui ne sont pas fabriqués localement. Les jouets, par exemple, sont importés de pays à faible coût de production. Le mode de consommation de la population ne correspond plus aujourd'hui à la production qui est censée être protégée par l'octroi de mer.

Cette évolution doit nous amener à réfléchir sur l'avenir du dispositif à long terme. J'ai eu l'occasion d'étudier avec l'INSEE la problématique des oeufs à la Réunion. Les oeufs produits localement, qui sont naturellement plus frais et de meilleure qualité, sont protégés par la mécanique de différenciation, tandis que les oeufs importés, qui supportent un octroi de mer plus élevé, sont plus chers. Mais les productions locales se sont alignées et le prix des oeufs est devenu globalement plus élevé, ce qui incite les populations dont les revenus sont très modestes à consommer des oeufs réfrigérés. Cette situation nécessite un arbitrage politique car il s'agit de trouver un équilibre entre deux nécessités : préserver l'emploi local et offrir aux populations à faibles revenus des produits peu chers. Il est clair que nous ne pourrons, à moyen terme, faire l'impasse sur des études complémentaires.

Le rapport Lengrand est allé au-delà de la commande en proposant des améliorations techniques. Il suggère notamment que la liste des produits soit adoptée localement ou par la Commission européenne et il évoque la possibilité d'étendre l'octroi de mer aux services. Cette extension a fait l'objet de rares expertises, mais une étude complémentaire a été demandée et devrait aboutir prochainement.

Il est parfaitement légitime de s'interroger sur l'intégration des services dans l'assiette de l'octroi de mer et l'assujettissement à l'impôt des prestations de service, non seulement parce que l'assiette actuelle n'est pas évolutive mais également parce que les services représentent une part croissante de la valeur ajoutée.

Selon les chiffres de l'INSEE pour 2007, les services marchands, en excluant les services administratifs et de santé, représentent 36 % de la valeur ajoutée en Guadeloupe et en Martinique, 27 % en Guyane et 32 % à la Réunion. Il faut y ajouter la valeur ajoutée de services répertoriés comme tels par l'INSEE, à savoir les prestations de service du commerce, les transports, les postes et les télécommunications, qui représentent, selon les départements, entre 15 et 18 % de la valeur ajoutée. Les services marchands représentent donc aujourd'hui près de 50 % de la valeur ajoutée des activités de production et de services dans les départements d'outre-mer, et cette valeur ajoutée n'entre pas dans la fiscalité des collectivités territoriales.

Il convient d'ajouter à ce constat la tertiarisation croissante des économies ultramarines. À la Réunion, par exemple, plus de la moitié des salariés travaillent dans les services marchands. Le problème ira donc en s'accroissant.

Mais l'extension de l'octroi de mer aux services n'a jamais été expertisée par la Direction de la législation fiscale (DLF). Quant à la Douane, si elle connaît bien la marchandise d'importation, elle ne connaît rien aux services. Leur intégration à l'assiette de l'octroi de mer obligerait la Direction générale des finances publiques (DGFiP) à s'emparer de la question. Dans la mesure où les négociations auront lieu dans les mois qui viennent, je ne vois pas comment nous pourrions proposer une telle innovation à la Commission européenne. Cette extension me semblerait totalement déraisonnable en l'absence de toute étude d'impact et sans avoir expertisé la façon dont le dispositif pourrait être mis en place.

À l'évidence, le fait d'ajouter un produit fiscal sans en retrancher un autre pourrait avoir un effet inflationniste, dont il convient de se prémunir. Faudrait-il imposer tous les services, les petites entreprises autant que les grandes ? Faudrait-il préserver les TPE, comme on le fait pour l'octroi de mer appliqué à la production ? Faudrait-il prévoir une différenciation tarifaire ? Ces questions n'ont pas été étudiées.

Il serait difficile à la France de proposer à la Commission européenne la différenciation tarifaire sur les services, car nous l'avions incitée, en 2004, à accepter la différenciation sur les productions locales comme étant susceptible de compenser un certain nombre de handicaps. Or, taxer plus lourdement un cabinet d'ingénierie métropolitain qu'un cabinet local dans le but de compenser un handicap serait difficile à plaider.

La différenciation tarifaire sur les services se heurte à la question de la déductibilité de l'octroi de mer, celui-ci étant déjà payé par le prestataire de services. Ainsi un artisan qui poserait des portes et des fenêtres dans la maison d'un de ses clients paierait l'octroi de mer sur ces produits, qu'il les ait importés ou achetés à un producteur local, mais ne pourrait le facturer deux fois à son client.

En étendant l'octroi de mer aux prestations de services, nous ferions de la TVA sans le dire, tout comme M. Jourdain fait de la prose. Cette disposition nécessite de sérieuses études d'impact.

L'extension de l'octroi de mer aux services s'apparente à une taxe locale sur les activités locales. Cette TVA locale, qui ne saurait être mise en place dans un avenir proche, ne doit pas nous faire peur. En Nouvelle-Calédonie, territoire doté de l'autonomie fiscale, les autorités ont mis en place un dispositif inspiré de la TVA et visant, après une expertise de trois ans, à supprimer cinq taxes pour les remplacer par une taxe locale sur les activités (TLA) comportant des droits à déduction. Ce dispositif aurait dû s'appliquer au 1er janvier 2013, mais il a été reporté pour des raisons politiques.

Nous ne pourrons donc que plaider auprès de la Commission la reconduction du dispositif actuel, moyennant quelques améliorations suggérées dans le rapport Lengrand. Mais il serait intéressant d'expertiser pendant deux ou trois ans l'intégration des services dans l'assiette de l'octroi de mer ou – ce qui revient au même – l'instauration d'une taxe locale sur les activités, en maintenant la faculté accordée aux conseils régionaux d'en fixer le taux.

Je rappelle qu'en Guyane la TVA ne s'applique pas, même si ce dispositif est temporaire. Pourquoi ne pas nous baser sur ce département d'outre-mer pour engager une réflexion concrète sur un dispositif qui dépasserait le cadre de l'octroi de mer ? Ce serait d'autant plus opportun que, lors des états généraux de l'octroi de mer, la Guyane avait souhaité que lui soit appliquée la TVA.

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