Le rapport que j'ai rendu partait d'un constat paradoxal. Alors qu'il est de bon ton de dire que, avec ses 3 000 pages, le code du travail sature le dialogue social et la négociation collective, et tue l'initiative, la réalité s'avère plus compliquée. Il faut donc faire attention aux faux diagnostics, d'où sont tirées des conséquences inappropriées.
Depuis les lois Auroux de 1982, une constante s'est imposée, qui a dépassé les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique : le code du travail français est l'un de ceux qui, en Europe, renvoient le plus à la négociation collective. Les lois Auroux ont ainsi créé les accords dérogatoires. Puis est venue la loi Aubry sur le temps de travail, qui a provoqué, en 1999 et 2000, un pic d'activité sur les accords d'entreprise. Ensuite, la loi Fillon de 2004 a autonomisé l'accord d'entreprise par rapport à l'accord de branche. Puis la loi Larcher de 2007 a elle aussi renvoyé à la négociation en cas de réforme importante. En 2008, la loi Bertrand a réformé les règles de la représentativité syndicale, condition nécessaire pour que les parties prenantes soient plus légitimes pour négocier. La loi Sapin de 2014 a réformé les règles de la représentativité patronale. Une loi de 2013 a également ouvert à la négociation les plans de sauvegarde de l'emploi (PSE), sujet sensible.
Je ne veux pas faire un décompte plus exact de toutes les mesures qui ont modifié le code du travail en renvoyant à la négociation. Si l'on compare avec la situation en Allemagne, le droit français renvoie en tout cas davantage à la négociation que le droit allemand. Telle est du moins la situation sur le plan juridique.
Car, en pratique, les choses sont plus nuancées et plus compliquées. Dans mes précédentes fonctions de directeur général du travail, j'ai signé pendant treize ans les bilans annuels des négociations collectives, portant sur environ mille accords de branche par an. J'aurais donc mauvaise grâce à mettre en doute ces statistiques favorables, correspondant à un volume de 40 000 à 45 000 accords d'entreprise en vigueur. Rappelons aussi que la négociation se déroule non seulement au niveau interprofessionnel, qui n'est pas inactif, mais encore au niveau d'entreprise. À ce dernier niveau, des syndicats signent des accords, quoiqu'ils n'aient pas toujours la réputation de le faire.
Même si, d'un point de vue quantitatif, le droit renvoie beaucoup à la négociation, un problème se pose sur le plan qualitatif. J'ai présidé pendant treize ans la commission d'extension des accords, compétente pour valider les accords de branche, et j'ai pu constater qu'ils ne font souvent que paraphraser le code du travail, voire qu'ils sont parfois en retrait par rapport à lui, sur des sujets comme l'égalité entre les hommes et les femmes. Il ne suffit donc pas d'ajouter des couches normatives supplémentaires pour relancer la négociation collective.
Pourquoi est-il au fond si difficile de mener des négociations collectives en France, par rapport à la situation qui prévaut en Allemagne et, a fortiori, dans les pays scandinaves ? Cette question a paru importante aux membres du groupe de travail. Parfois, cela est dû à des raisons culturelles. C'est le point que nous avons traité en premier. Je déplore que cela soit passé inaperçu aux yeux des commentateurs, qui se sont par exemple davantage attardés sur la proposition de faire prévaloir l'accord d'entreprise sur l'accord de branche. Pourtant, nous voulions justement que ce point ne soit pas mis sous le boisseau, mais réfléchir au contraire à un problème assez profond, qui se formule en termes de confiance, de loyauté, de méthode et de formation… Autant de questions qui apparaissent importantes si vous discutez avec les négociateurs.
Il est courant – c'est même, dans la presse, un « marronnier » – de rejeter sur les syndicats la faute d'un échec de la négociation collective. Certes, il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, s'agissant notamment de leur manque d'attractivité pour les jeunes générations ; leurs négociateurs appartiennent souvent à la tranche d'âge des seniors. Mais je relève aussi de grosses difficultés du côté des entreprises et du monde patronal. Les directeurs des ressources humaines n'ont souvent pas de place au sein du comité exécutif des groupes, car le dialogue social n'est pas considéré comme un sujet central. Peu présents, ils n'apparaissent que pour des raisons liées à l'efficacité du management. Dans la réflexion sur la stratégie, la négociation collective et le dialogue social ne sont pas déterminants. Du côté des entreprises moyennes, confrontées à des problèmes de commande ou même de survie, les experts en stratégie qui les conseillent ne sont pas concentrés sur la négociation, comme la consultation de leurs sites internet suffirait à vous en convaincre.
Nous insistons également sur la structuration ou restructuration des branches, sujet prioritaire pour le Gouvernement. En mettant à part les conventions agricoles, on compte quelque 750 branches… À côté de grandes branches, telles la chimie ou la métallurgie, il y a des micro-branches, comme celle des guides amazoniens. Entre ces deux extrêmes, on trouve de nombreuses branches qui ne disposent pas de l'expertise nécessaire, notamment du côté patronal, pour négocier sur des sujets comme l'égalité entre les hommes et les femmes, les qualifications ou l'épargne salariale…
Mais l'administration et les pouvoirs publics sont aussi en cause. À partir d'une loi qui veut renvoyer au dialogue social, l'Assemblée nationale, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel, habités par une certaine idée de la sécurité juridique et des relations sociales, ajoutent des normes supplémentaires, qui sont autant de verrous, loin de l'intention initiale. Ce système, qui s'est généralisé, crée en France un climat qui n'est pas favorable à la négociation. Rien n'y changerait si l'on supprimait 2 000 pages du code du travail, puisque les raisons culturelles subsisteraient. Loin de vouloir jouer au technocrate, je veux donc défendre une position dénuée de préjugés, qui est le fruit de mon expérience.