J'aimerais ici insister rapidement sur le sud libyen, véritable « guerre oubliée » de cette crise, mais dont il faut bien saisir les tenants et aboutissants, car c'est une des clés de la crise. Il y a deux problèmes au Sud de la Libye, qu'il faut absolument dissocier :
– le premier est politique, il concerne l'opposition des trois groupes qui y vivent aujourd'hui : Touaregs, Toubous et tribus arabes.
– le deuxième est sécuritaire : le sud libyen est un espace immense et incontrôlable, où transitent tous les trafics, de stupéfiants, d'armes, d'êtres humains. C'est aussi un lieu de passage – moins que d'implantation (les djihadistes sont aujourd'hui davantage implantés au Nord en Libye) – pour des djihadistes qui opèrent ailleurs en Afrique subsaharienne
Premier problème, un problème politique. Trois groupes majeurs se partagent le contrôle du Sud libyen.
Les Toubous, de la frontière soudanaise à la zone d'OubariSebha, les Touaregs, dans l'Ouest, entre Ghadamès au Nord jusqu'à Oubari et les tribus arabes, qui sont présentes tant à l'Ouest qu'à l'Est.
Les Touaregs, quelques dizaine de milliers d'individus sont présents dans le sud-ouest, les Toubous, environ 300 000, sont également présent au Niger et au Tchad.
Enfin, les principales tribus arabes du Sud libyen sont aussi présentes en Cyrénaique (les Zuwayya cohabitent avec les Toubous dans l'oasis de Koufra).
Sous Kadhafi, l'apparente stabilité de la région reposait sur un système de type mafieux. Dans le cadre de sa politique régionale, Tripoli hébergeait tous les groupes rebelles comme levier d'influence potentiel sur ses voisins. Par ailleurs, le guide de la Jamahiriya « parrainait » les principaux chefs de clans et prélevait sa part sur les trafics. L'ancrage du régime dans la région était basé sur la mise en concurrence des communautés.
Sa disparition en 2011 a relancé la compétition entre les groupes. Dans le Sud-ouest, plus peuplé que le Sud-Est, les communautés Touareg, Toubou et Ouled Suleiman sont en concurrence pour le contrôle des villes (Ubari, Sabha, Murzuq), des axes routiers et des ressources économiques. A Sabha, Toubous et Ouled Suleiman se livrent à des affrontements chroniques.
Depuis septembre 2014, une nouvelle ligne de clivage est apparue entre Toubous et Touaregs à Oubari, ville qui accueille une forte minorité touboue.
Au Sud-est, la région de Koufra est le théâtre d'affrontements entre Toubous et Arabes Zwai pour des raisons tant politiques qu'économiques.
L'enjeu principal de ces affrontements armés est le contrôle des routes de trafics et des installations pétrolières. Mais ils sont surtout le symptôme de reconfigurations profondes suite à la chute du régime.
La révolution a provoqué des déclassements et reclassements politiques qui ne sont pas encore stabilisés.
La lutte se caractérise notamment par une affirmation des Toubous, dotés d'une nouvelle légitimité révolutionnaire après avoir été marginalisés par le régime. Les Toubous bénéficient de ce renversement et les Touaregs ne veulent pas perdre leur place ni être privés de leurs ressources économiques. Ainsi c'est l'influence accrue des Toubous à Oubari, qui a commencé de créer des tensions avec la majorité touareg en août 2014. Par ailleurs, le Fezzan est la « dernière région à avoir rejoint la révolution, en restant le fief et le refuge des vaincus face aux persécutions de certains révolutionnaires ». Pour cette raison même, c'est une des clés de la résolution de la crise libyenne. La question de la réconciliation, qui est au coeur de la crise libyenne aujourd'hui, y est centrale
Enfin, le conflit obéit comme partout en Libye à des enjeux très locaux mais la dynamique de guerre civile depuis 2014 a accentué les rivalités car le camp de Tripoli et les autorités de Tobrouk y soutiennent des acteurs opposés
Les Touaregs sont pour la plupart alliées à Tripoli (c'est notamment grâce à leur appui qu'ils ont récupéré Al-Sharara, l'un des gisements de pétrole les plus importants du pays, en novembre 2014), tandis que les Toubous bénéficient pour la plupart de l'aide du camp adverse, celui de Tobrouk, qui réunit notamment les anciens kadhafistes. Le général Haftar est accusé de fournir du matériel de guerre aux Toubous, tandis que les autorités à Tripoli sont accusées d'armer les Touaregs depuis Sharara. Ces soutiens ont tendance à attiser dangereusement les rivalités.
Le deuxième problème qui se pose au Sud est de nature sécuritaire
Le sud libyen est un lieu de transit pour tous les trafics qui prospèrent dans la région, mais aussi pour des groupes terroristes.
Les déplacements des terroristes entre le Sud de la Libye et la Bande Sahélo-Saharienne sont facilités par un corridor stratégique : la Passe de Salvador. Elle est située à la triple frontière de l'Algérie, du Niger et de la Libye. C'est une zone d'une importance majeure, la France y a implanté une base avancée à Madama, située à 100 kilomètres de la frontière libyenne, pour lutter contre la menace djihadiste. Les groupes terroristes parviennent néanmoins à déjouer la surveillance aérienne en formant « de petits convois de un, deux ou trois pick-up pour ne pas être repérés. Certains se déplacent même à dos de chameau. »
Le Sud n'est pas aujourd'hui une zone d'implantation mais de transit des djihadistes. Mais il y a deux risques majeurs :
– d'abord, des groupes terroristes, dont Daech, chercheraient à s'implanter dans ces territoires (notamment vers Koufra) afin de profiter de la manne que représente l'ensemble des trafics dans la zone.
– ensuite, et surtout, la dimension sahélienne de l'affaire ne doit pas être oubliée. Il existe des risques de reflux et d'implantation d'extrémistes depuis le Mali, qui pourraient tendre à faire du Sud libyen une zone de refuge, tout en tissant, et c'est la le vrai risque, celui d'une jonction Nord-Sud, des liens avec les islamistes de Benghazi et de Derna. Le Sud de la Libye est donc un enjeu régional fondamental pour le Tchad, soutien de la France au sein de l'opération Barkhane, qui craint de ne pouvoir faire face aux attaques terroristes. Elle est un enjeu important pour le Niger et le Mali, qui eux aussi doivent faire face à Boko Haram.
Que pouvons-nous en tirer comme conclusion ?
Tout d'abord, et pour ce qui est de la guerre entre Toubous, Touaregs et tribus arabes, il est possible d'inverser la tendance au déchirement, en favorisant le dialogue entre ces communautés. Les Libyens n'ont d'ailleurs pas attendu pour tenter la signature d'accords locaux. C'est un processus difficile, car les exactions commises contre les vaincus du régime ont bouleversé le paysage politique. Il y a urgence, car la situation humanitaire et sécuritaire est de plus en plus alarmante dans le Sud. L'aide peine à arriver jusque dans ces zones reculées.
Ensuite, il faut aussi impérativement intégrer d'avantage l'ensemble de ces communautés au dialogue national. Cette intégration et le maintien de bonnes relations avec les différents communautés est d'autant plus capitale qu'il est impossible d'espérer contrôler les frontières, ni lutter efficacement contre les terroristes, sans les avoir à nos côtés. La France peut ici jouer un rôle important car elle entretient de bonnes relations, pour certaines très anciennes, avec toutes les communautés au Sud de la Libye.
Enfin, nous partageons les inquiétudes des pays voisins de la Libye, car ce pays pourrait faire basculer le désordre stable du Sahel. Notre pays prend toute sa part dans la lutte contre le terrorisme et pour la stabilisation de la région sahélo-saharienne, mais elle y est bien seule, il faut donc d'une part, mobiliser nos partenaires européens sur le sujet, et d'autre part, pousser à la suite du dispositif Barkhane et en lien avec la force africaine en attente et les pays de la région, à la création d'une instance de concertation sur la sécurité dans la zone sahélo-saharienne au sens large à l'image de l'organisation de la sécurité en Europe.