Intervention de Bernard Meunier

Réunion du 24 novembre 2015 à 17h00
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Bernard Meunier, président de l'Académie des sciences :

Monsieur le président, Mesdames et Messieurs, je vous remercie de me recevoir. J'ai centré mon propos sur le problème du financement de la recherche, qui préoccupe l'Académie depuis plusieurs mois, sinon quelques années.

L'Académie des sciences s'est réformée voici une douzaine d'années, et nous élisons 50 % de nos nouveaux membres parmi des personnes âgées de moins de cinquante-cinq ans. Ce qui signifie qu'au moins la moitié de nos membres sont en prise directe avec la vie des chercheurs. Et lorsque Mme Catherine Bréchignac, M. Jean-François Bach et moi-même avons été reçu le 25 août par M. Thierry Mandon, secrétaire d'État chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche, nous lui avons fait observer que nous étions mieux informés que lui de l'état de la recherche publique. En effet, la remontée d'information s'effectue beaucoup plus vite au niveau des membres de l'Académie des sciences qu'elle ne peut se faire au travers des canaux hiérarchiques du ministère de la recherche. Nous sommes une source d'information crédible et indépendante de différents groupes d'opinion ou de pression.

Nous avons publié un rapport en septembre 2012, intitulé « Remarques et propositions sur les structures de la recherche publique en France », comportant 70 à 80 pages, et trois avis plus ciblés sur le financement de la recherche en décembre 2013, octobre 2014 et juin 2015, intitulés respectivement « Cri d'alarme de l'Académie des sciences sur le financement de la recherche », « Inquiétudes dans les laboratoires de recherche » et « Le financement de la recherche publique : un chantier urgent ». Ces titres résument bien l'état d'esprit de l'Académie sur le sujet. Ces trois avis sont des textes courts ayant pour but d'être lus par les décideurs de la politique scientifique de notre pays et doivent être considérés comme des alertes fortes.

Pour comprendre les raisons des difficultés de la recherche fondamentale en France, il est nécessaire de reprendre quelques-uns des points essentiels évoqués dans le résumé du rapport de septembre 2012. Permettez-moi de citer le début de ce rapport, qui reste d'actualité: « La recherche publique française souffre ! Elle souffre de trop de complexité, de trop de papiers à remplir, de trop peu de temps à consacrer à la recherche elle-même. Consolider l'existant, ne rien changer, ou pire, faire plaisir à toutes les chapelles qui se sont construites et consolidées au cours des trente dernières années, ce serait un poison lent qui conduirait à la paralysie des nombreux laboratoires qui essaient, coûte que coûte, de se maintenir au meilleur niveau international. »

Cette capacité de se maintenir au meilleur niveau international de certains laboratoires force d'ailleurs l'admiration de certains collègues étrangers bénéficiant d'un contexte universitaire plus facile.

Depuis trente à quarante ans, l'arrivée de l'informatique dans les laboratoires a été l'occasion de produire des milliers de formulaires que les chercheurs doivent remplir. Autrefois, la production d'une note de service sur papier comportait de nombreux freins pratiques : papier carbone, mise sous enveloppe, timbrage. Aujourd'hui, la magie de la bureautique moderne permet, en quelques clics, d'envoyer à des centaines de directeurs d'unité un formulaire à remplir, de dix ou vingt pages, qui remonte ensuite dans des « cimetières à informations » mais qui n'intéresse personne.

La vie d'un chercheur moderne est faite de traitement des courriels, de remplissage de formulaires. Je m'en suis expliqué très ouvertement avec un certain nombre de présidents d'organisme, ayant été moi-même président du CNRS voici une dizaine d'années.

Aucune tentative de simplification n'a abouti. Le nouveau secrétaire d'Etat en charge de la recherche s'occupait antérieurement de simplification administrative ; on espère qu'il continuera le même combat dans le cadre de ses nouvelles responsabilités. Faire simple au lieu de faire compliqué pourrait être le slogan de la recherche fondamentale française.

Concernant l'évaluation et le rôle de l'ex-AERES renommée HCERES, il y a peut-être matière à simplification, sachant qu'une grande partie de l'évaluation se fait directement au plus près des chercheurs, dans les organismes, ou dans les universités, que ce soit à travers le Comité national du CNRS ou à travers le Comité national des universités. Il y a probablement une redondance, car on ne peut pas dissocier l'évaluation des chercheurs de l'évaluation des équipes et des laboratoires avec, d'un côté, l'évaluation par les comités nationaux et, de l'autre, l'évaluation par l'AERES. En effet, les laboratoires sont composés d'individus, de talents.

Pour améliorer l'attractivité des métiers de la recherche, il est primordial d'améliorer les rémunérations des jeunes chercheurs pour faciliter l'embauche dans les universités et les organismes de recherche dans les dix ou douze premières années de la carrière, en particulier dans les villes où la vie, et surtout le logement, sont beaucoup plus chers qu'ailleurs.

Nous avions demandé, dans notre rapport de 2012, la reconnaissance du doctorat dans les conventions collectives afin d'affirmer la spécificité d'une formation obtenue à bac + 8. Il semble que cela commence à se mettre en place pour quelques conventions collectives. Mme Geneviève Fioraso avait beaucoup oeuvré en ce sens.

Mme Geneviève Fioraso s'était également beaucoup investie dans l'accès des titulaires d'un doctorat aux grands corps de l'État, ceux-ci étant principalement réservés aujourd'hui aux anciens élèves de Polytechnique et de l'ENA. Nous avons le sentiment qu'il manque un peu de diversité intellectuelle dans ces grands corps ; la filière Sciences-Po-ENA, par exemple, pourrait être plus ouverte à la science, en accueillant des intervenants venant présenter les grands enjeux scientifiques. Mme Geneviève Fioraso avait, à ma connaissance, obtenu un début d'ouverture du côté du corps des Mines et du corps des Ponts ; il serait souhaitable que M. Thierry Mandon poursuivre l'oeuvre engagée sur ce terrain.

S'agissant du financement de la recherche publique, j'indiquerai en préambule qu'il correspond à un besoin très variable d'un domaine à un autre. Les chercheurs en mathématiques purs sont mieux lotis, car ils n'ont pas besoin des instruments, équipements, ou petits matériels qu'on appelle des « consommables » qui, à l'inverse, sont indispensables à la recherche en chimie expérimentale ou en biologie expérimentale. L'école française de mathématiques, qui est brillante, n'a donc aucun problème pour rester au meilleur niveau international.

De même, les chercheurs dont l'activité est liée à l'utilisation de grands instruments, ceux du CERN ou encore les satellites et les grands télescopes, bénéficient du support de financement de plusieurs États dans le cadre des grands programmes internationaux.

La situation de leurs collègues en sciences expérimentales est bien plus difficile lorsqu'ils ne bénéficient pas de l'aide de grandes fondations privées ou d'associations caritatives, comme c'est possible dans le domaine médical. Ils ont notamment besoin de crédits dits « récurrents » qui permettent de démarrer une recherche originale sans avoir à rédiger de nombreuses demandes de financement.

Pour bien comprendre l'évolution des choses, je propose d'en passer par l'analyse de quelques chiffres, tirés des rapports d'activité du CNRS, qui sont désagréables à entendre, mais dont il faut prendre connaissance.

En particulier, le rapport masse salariale sur dotation de l'État (rapport MSDE) est un indicateur important ; la Cour des comptes a souhaité qu'il fasse l'objet d'un suivi par les organismes et, probablement, les universités. C'est un des indicateurs les plus difficiles à obtenir, sauf pour le CNRS.

En 1960, ce ratio MSDE était de 47 % au CNRS. Cela signifie que, à partir du 2 janvier, le directeur général du CNRS, après avoir mis de côté 47 % du budget pour payer les salaires jusqu'au 31 décembre, en conservait 53 % pour mener une politique scientifique.

En 1980, le ratio MSDE du CNRS est passé à 74 %. À la direction générale du CNRS, un certain nombre de personnes ont essayé, à l'époque, de tirer le signal d'alarme. Mais personne n'avait envie d'entendre ce chiffre.

En 2010, trente ans plus tard, le ratio MSDE du CNRS devient égal à 84 %. Il faut savoir que, lorsque l'État français est invité à payer sa quote-part aux grands équipements internationaux, CERN ou télescope d'Hawaï, il se retourne vers le CNRS en lui demandant de la prendre en charge sur son budget ; cela représente 5 à 7 % de la dotation d'Etat. On arrive ainsi à 90 %. Si l'on ajoute 4 à 5 % pour le financement des services centraux du CNRS, il reste 5 %. Voilà la situation réelle des laboratoires de recherche en France.

Comme la science n'est pas faite que de salaires, puisqu'il faut des équipements pour faire de la recherche expérimentale, on aboutit à des situations de chômage technique.

Prenons, comme élément de référence internationale, les instituts Max Planck, équivalents du CNRS en Allemagne : leur ratio MSDE est de 65 % actuellement. C'est ce chiffre qu'il faut viser pour retrouver la joie de chercher dans les laboratoires français.

Je ne peux pas vous fournir les chiffres correspondants pour les universités françaises. Lorsque j'évoque le sujet avec mes collègues présidents d'université, ils me disent que le chiffre de 85 à 90 % n'est sans doute pas loin de la vérité ; mais personne n'accepte de certifier ce chiffre par écrit.

On ne manque pas d'indicateurs sur la recherche, on croule même sous leur nombre ; ils sont rassemblés chaque année dans une publication de 150 pages, et beaucoup ne sont pas sérieux. Nous aurions besoin de moins d'indicateurs, mais qui fournissent une vraie information.

M. Thierry Mandon a été mis au courant de ces chiffres ; il réfléchit à des solutions, mais les contraintes budgétaires sont fortes.

Mais alors, comment finance-t-on la recherche en France, puisque les organismes et les universités n'ont pratiquement plus de crédits récurrents ? Nous sommes passés à un mode de financement par projet, via notamment l'Agence nationale de la recherche (ANR) créée il y a dix ans.

L'ANR, qui finance de la recherche fondamentale et de la recherche moins fondamentale, a vu son budget diminuer de moitié après avoir culminé autour de 800 millions d'euros. Ce que l'Académie des sciences regrette, c'est la quasi-disparition des programmes blancs, c'est-à-dire les financements de projets proposés par les chercheurs sur la base d'une idée qu'ils pensent originale, indépendamment de toute prédétermination de l'utilisation des crédits sur tel ou tel domaine. Nous tenons essentiellement à ce que ces programmes blancs restent blancs ; je me permets de préciser que le « blanc cassé » n'est pas la bonne solution. Car les programmes blancs actuels de l'ANR sont, de fait, plutôt « blancs cassés », et j'ai eu l'occasion d'en discuter directement avec le président de l'ANR, M. Michael Matlosz, qui a très bien compris ce que je voulais dire puisque, avant de devenir président, il s'était occupé des programmes blancs.

L'idéal serait probablement de consacrer 50 % des crédits de l'ANR aux programmes blancs. Car il faut que les jeunes chercheurs, que l'on recrute au CNRS, à l'université, à l'INSERM , à l'INRA, à 31, 32, 33 ou 34 ans, après leur thèse et deux ou trois années post-doctorales dans les meilleures laboratoires à l'étranger, n'aient plus autant de difficultés pour trouver le financement de leur recherche. On peut, certes, les diriger vers des recherches programmées au sein de différents groupements, mais la valeur scientifique de ces vastes opérations décroît avec le nombre des partenaires.

Cette critique peut paraître sévère, mais nous l'avons déjà émise pour ce qui concerne l'Europe, qui dispose de deux modes de financement de la recherche : la recherche programmée dans le cadre de l' « Horizon 20-20 », et les fonds alloués par le European Research Council (ERC-Conseil européen de la recherche) selon un principe équivalent à celui des programmes blancs de l'ANR. On pourrait d'ailleurs très bien imaginer que les programmes blancs de l'ANR, utilisés pour le lancement des recherches, soient relayés par les crédits de l'ERC au niveau européen ; c'est un enchaînement qui fonctionne dans les universités anglaises, suisses, allemandes, avec un taux de succès, au niveau de l'ERC, supérieur à celui de nos jeunes chercheurs français, pourtant brillants.

Comment redonner des moyens à l'ANR ? Dans notre dernier avis du mois de juin 2015, l'Académie indiquait que le crédit impôt-recherche est une excellente chose s'il est utilisé raisonnablement et correctement. Mais l'Académie n'est pas convaincue de la pertinence d'inclure, par exemple, dans son périmètre les recherches sur les produits dérivés bancaires ou les produits d'assurance. Les premiers sont à l'origine, comme on le sait, de la dernière grande crise de l'économie mondiale, et devant des banquiers, je les avais désignés comme des « objets de destruction massive de PIB ».

Si l'on restreignait le périmètre du crédit impôt-recherche, tout en y maintenant les jeunes entreprises innovantes, ainsi que les grandes entreprises qui font l'effort de conserver leurs laboratoires de recherche sur le territoire national, on pourrait imaginer de libérer un montant, certes difficile à évaluer, en raison de la complexité des transferts à opérer, mais qui pourrait atteindre deux cents, trois cents, quatre cents, quatre cent cinquante millions d'euros. Ils pourraient abonder les programmes blancs de l'ANR, et cela ferait respirer le système de recherche français, changerait l'ambiance dans les laboratoires, et enclencherait une dynamique vers la recherche fondamentale.

Je rappellerai une chose importante : il n'y a aucune recherche appliquée qui ne soit pas issue d'une recherche fondamentale brillante. La difficulté n'est pas dans le choix entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée mais dans le choix entre la bonne recherche fondamentale et celle qui se croît bonne ; de même qu'on peut distinguer la bonne recherche appliquée de celle qui se croit bonne. Cela met en jeu une évaluation difficile, mais qui doit être faite de manière courageuse, sinon on navigue sur de l'a priori, en donnant des à-coups pour s'orienter exclusivement vers la recherche appliquée ou vers la recherche fondamentale ; en fait, les deux sont nécessaires mais sur la base d'une sélection qui permet aux jeunes générations de chercheurs de donner le meilleur d'eux-mêmes.

La recherche fondamentale de qualité, et la recherche appliquée de qualité sont des indicateurs essentiels pour le développement économique des pays. Je rappelle un chiffre : dans les années 1985-1990, on comptait dans les biotechnologies, dont on commençait à parler dans les médias à l'époque, 5 000 emplois en France et en Europe, alors que les États-Unis en étaient déjà à 200 000 emplois. Aujourd'hui, il est évident que la France occupe une bonne position dans le secteur numérique ; les Français y ont une excellente réputation, et créent des produits ; mais, dans la réalité, tout le matériel informatique utilisé en France a été conçu aux États-Unis et fabriqué en Asie, et la France voit sa part de marché réduite à quelques logiciels. Cela montre que des batailles ont été perdues, et j'en donnerai un autre exemple : aujourd'hui, tous les appareils utilisés dans un hôpital en France (IRM, scanner ou autres) sont produits, depuis l'absorption de la CGR par General Electric Medical Systems devenu GE Healthcare, par des consortiums internationaux sans participation française ; de même, les lits médicalisés ne sont plus produits par des constructeurs français, qui ont tous été rachetées par des groupes étrangers. Et pourtant, la France dispose du savoir-faire et des ingénieurs nécessaires, puisqu'elle sait fabriquer des avions, par exemple, qui sont d'un degré de complexité supérieur à un IRM.

Cela montre qu'il faut débrider notre système pour maintenir une recherche fondamentale et une recherche appliquée à haut niveau, pour développer notre industrie, et ne plus enregistrer les pertes que nous constatons dans beaucoup de secteurs. L'histoire a montré que nous en étions capables. Dans le domaine médical, la France est en mesure de produire autre chose que des accessoires comme des serviettes ; même les seringues jetables sont actuellement fabriquées à l'étranger.

En conclusion, nous avons besoin d'une stratégie créant une nouvelle dynamique positive de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée afin de favoriser l'évolution économique de notre pays. Je vous prie de m'excuser si certains de mes propos ont pu paraître un peu brutaux ; en tout cas, ils sont sincères.

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