Intervention de Anne-Yvonne Le Dain

Réunion du 9 décembre 2015 à 11h00
Comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAnne-Yvonne Le Dain, rapporteure :

Nous avions intitulé notre rapport de novembre 2014 : « L'augmentation de l'usage de substances illicites : que fait-on ? ». Notre réflexion reste aujourd'hui d'abord tournée vers l'action. Le rapport de 2014 contenait douze propositions communes et deux propositions faisant l'objet d'avis divergents, l'une relative à l'expérimentation de salles de consommation à moindre risque et l'autre relative au régime juridique de l'usage du cannabis.

Depuis un an, la discussion du projet de loi relatif à la modernisation du système de santé et la publication des résultats de nouvelles enquêtes portant sur l'usage des substances illicites ont conforté les analyses que nous avions développées.

Le baromètre santé 2014 de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) met en évidence une augmentation de la consommation de cannabis dans la population française par rapport à 2010 : l'expérimentation est passée de 33 % à 42 % sur l'ensemble des 18-64 ans. Dans la tranche d'âge la plus exposée, celle des 18-25 ans, 28 % des individus ont fumé du cannabis au moins une fois dans l'année passée – ce qui est la définition de l' « usage actuel ». Le baromètre révèle dix-sept millions d'expérimentateurs, 4,6 millions d'usagers actuels et 1,4 million d'usagers réguliers, dont 700 000 usagers quotidiens. Ces chiffres sont énormes.

En outre, l'enquête Escapad menée auprès des jeunes de dix-sept ans en 2014 montre un retournement de tendance inquiétant : elle révèle une reprise de l'augmentation de l'usage de cannabis après une décennie de baisse, comparable à l'évolution de l'usage régulier du tabac et de l'alcool. La proportion d'usagers réguliers de cannabis est ainsi passée de 6,5 % en 2011 à 9,2 % en 2014 parmi les jeunes de dix-sept ans. Seule bonne nouvelle, l'âge moyen d'entrée dans la consommation, ou premier usage, ne s'est pas dégradé, puisqu'il est resté à quatorze ans comme en 2011. Cette variable est d'importance puisqu'une consommation précoce est particulièrement nocive et présente un gros risque d'usage problématique. Plus tôt on entre dans l'usage de stupéfiants, plus longtemps on en reste dépendant.

Les nouvelles drogues de synthèse ont connu un grand essor. C'était un concept nouveau, mais il est devenu banal. L'expérimentation de l'ecstasy a doublé entre 2011 et 2014 chez les jeunes de dix-sept ans en passant de 1,9 % à 3,8 % ; ils sont par ailleurs 1,7 % à avoir déjà consommé une nouvelle drogue de synthèse, fabriquée dans des conditions souvent dangereuses. Ce chiffre reste toutefois faible par rapport à certains pays européens.

Nous avions souhaité développer les interdictions des nouvelles drogues de synthèse par famille de molécules et renforcer les outils de suivi sur internet : nous avons été suivis sur ces deux points. En effet, aux deux arrêtés du ministre de la santé classant comme stupéfiants plusieurs substances cannabinoïdes, pour celui du 27 février 2009, puis l'ensemble des drogues de synthèse de la famille des cathinones, pour celui du 2 août 2012, s'est ajouté l'arrêté du 19 mai 2015 classant comme stupéfiants sept familles de cannabinoïdes de synthèse.

Le commerce illicite de nouveaux produits de synthèse (NPS), qui privilégie l'internet, pourrait aussi subir les effets des récentes adaptations juridiques et organisationnelles des forces de sécurité destinées à mieux lutter contre la cybercriminalité : création de la sous-direction de lutte contre la cybercriminalité, autorisation des coups d'achat et de l'enquête sous pseudonymes.

Les nombreuses initiatives locales ne peuvent suffire à assurer une véritable politique publique de prévention. Le pilotage par l'éducation nationale présente des insuffisances : il n'y a toujours pas de recensement national des interventions pratiquées en milieu scolaire. Toutefois, un projet expérimental de prévention des conduites addictives par le développement des compétences psychosociales a été lancé dans deux collèges à la rentrée 2012, faisant l'objet d'une évaluation finale scientifique en 2015 avant son éventuelle diffusion. La formation des infirmières scolaires à l'intervention précoce s'est poursuivie et une attestation de formation à la prévention des conduites addictives a été mise au point, même si ces efforts restent insuffisants.

Les policiers et gendarmes, comme formateurs anti-drogue, rapprochent leurs formations et rationalisent leurs interventions sur le territoire.

Un an après, il serait exagérément optimiste d'affirmer que l'objectif est atteint, mais il semble qu'un certain nombre d'outils se mettent progressivement en place, à un rythme plus ou moins rapide, principalement sous l'impulsion de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), qui fonctionne bien. Ces outils peuvent laisser espérer un progrès notable, notamment en matière d'évaluation et de normalisation des pratiques.

Nous nous félicitons notamment de la création d'une attestation de formation à la prévention des conduites addictives, délivrée par les responsables des structures d'addictologie et qui sera exigée des acteurs, notamment du monde associatif, qui sont en contact avec les jeunes et qui n'ont pas bénéficié d'une formation initiale ou continue à la prévention des conduites addictives. L'apparition de cette attestation constitue vraiment une bonne nouvelle, car laisser le champ libre à des personnes ou à des associations qui développent des idées personnelles serait pire que de ne rien faire.

La prise en charge sanitaire et sociale est animée par la volonté d'adapter l'addictologie aux besoins. Le dispositif actuel comprend 404 centres de soins d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), avec une file active annuelle estimée à 270 000 personnes, et 145 centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour les usagers de drogues (CAARUD), avec une file active annuelle estimée à 60 000 personnes pour un budget de 393 millions d'euros en 2015 contre 380 millions d'euros en 2013.

Renforcer l'accessibilité géographique des établissements médico-sociaux, notamment dans les territoires ruraux, ne passe pas forcément par la création de nouvelles structures, mais plutôt par des dispositifs mobiles ou des antennes avancées. Les dispositifs mobiles permettent d'atteindre les personnes concernées partout, car l'addiction touche aujourd'hui tous les territoires, pauvres ou riches, urbains ou ruraux.

Nous nous félicitons de la délégation complémentaire de 3,5 millions d'euros en 2014, destinés au déploiement de vingt antennes et de vingt consultations avancées de CSAPA, ainsi que de treize dispositifs mobiles de CAARUD et d'un engagement de poursuivre cette politique en 2015.

De même, nous approuvons le développement du réseau des consultations jeunes consommateurs (CJC), passées de 300 points de contact dans les premières années à 540 aujourd'hui et de l'engagement des pouvoirs publics en leur faveur, par des campagnes de promotion début 2015 et par la délégation de crédits supplémentaires. Cela représente un effort substantiel.

Nous nous réjouissons également du lancement par la Fédération Addiction du portail des acteurs de santé « intervenir-addictions.fr ». Ce site partenarial vise à aider les professionnels de santé de premier recours à aborder la question des addictions avec leurs patients, repérer d'éventuels usages problématiques de substances, intervenir et orienter. Il est en effet très important de ne pas laisser seuls les infirmiers, les médecins et le personnel sanitaire et social. C'est une très belle initiative.

Des efforts ont aussi été faits pour poursuivre la réduction des risques. Favorables au développement des programmes d'échange de seringues, nous approuvons les orientations poursuivies par la direction générale de la santé (DGS) consistant à améliorer l'efficacité du matériel proposé en termes de protection vis-à-vis du risque infectieux, en tenant compte des évolutions technologiques et des changements dans les pratiques d'injection, tels que le développement de l'injection de médicaments ou de nouveaux produits de synthèse. De même, nous partageons l'objectif de diversification des lieux permettant de se procurer des kits, qu'il s'agisse des pharmacies, des CAARUD, de l'envoi postal ou d'automate. Il convient en effet de s'adapter aux profils des usagers.

Il faut continuer à faire preuve de pédagogie vis-à-vis des pharmaciens car seules 1 100 pharmacies participent à la récupération des 14 millions de seringues distribuées ou vendues aux injecteurs, alors que 11 000 pharmacies participent au dispositif spécifique de récupération des déchets d'auto-soins qui permettent de récupérer les seringues utilisées par les diabétiques. L'écart est donc de un à dix, ce qui révèle l'ampleur des efforts qui restent à faire.

Nous avions privilégié l'idée de développer le partenariat avec les pharmaciens et saluons par conséquent le financement par la direction générale de la santé d'un guide de l'addictologie en pharmacie d'officine, conçu par le réseau de prévention des addictions (Respadd), ainsi que la signature en 2014 d'une convention de collaboration entre la Mildeca et le Conseil national de l'ordre des pharmaciens portant notamment sur la réduction des risques. Si des progrès restent à faire au niveau des officines, nous avançons donc sur le plan institutionnel.

Nous préconisions également d'étendre les programmes d'échange de seringues au milieu pénitentiaire mais, si la DGS, en anticipation du vote de la loi, a ouvert la concertation avec la direction de l'administration pénitentiaire sur un projet de décret en Conseil d'État destiné à fixer les modalités d'application des actions de réduction des risques spécifiquement adaptées au contexte carcéral, nous regrettons qu'aucune expérimentation ne soit en cours ni envisagée et qu'aucun calendrier prévisionnel n'ait été arrêté à ce jour.

Voilà où nous en sommes de la prévention des risques. Chacun a désormais pris conscience du problème. Mais la mise en application effective tarde un peu.

J'en viens aux salles de consommation à moindre risque. Ma position diverge sur ce point avec celle de notre collègue Laurent Marcangeli. Pour ma part, je suis en faveur de leur instauration. Les expériences étrangères semblent concluantes : à Vancouver, des résultats sanitaires très positifs ont été enregistrés ; à Amsterdam, une démarche pragmatique de tranquillité publique a prévalu, les salles ayant été ouvertes par les autorités locales pour mettre fin aux scènes ouvertes d'injection. Aux Pays-Bas, l'objectif poursuivi n'est donc ni moral, ni médical ; il s'agit bien d'assurer la tranquillité publique.

Ma proposition était d'expérimenter ces salles en France de manière courte, sur une période de dix-huit mois. En cas d'évaluation positive, le dispositif pourrait être généralisé sur le territoire national en tenant compte de l'expérience des travailleurs sociaux, de la police et de la justice des pays les pratiquant couramment.

Notre collègue Laurent Marcangeli préconisait quant à lui de refuser l'ouverture de salles de consommation à moindre risque, car ce dispositif soulevait à ses yeux d'importantes difficultés dont il fallait tenir compte : selon lui, affecter de l'argent public à un lieu dédié à l'injection risquait de brouiller le message des autorités sur la dangerosité de l'usage des drogues ; la fixation d'un lieu de consommation pourrait favoriser le trafic de stupéfiants, faisant naître des risques pour la sécurité publique ; enfin, des incertitudes concrètes pesaient sur le positionnement des forces de l'ordre aux abords de la salle.

Au bout du compte, le principe de l'expérimentation a été adopté dans la loi relative à la modernisation du système de santé. Dès la promulgation de la loi, les premières expérimentations pourront être engagées sur la base d'un cahier des charges et d'une circulaire de politique pénale actuellement en cours de rédaction. Un démarrage est prévu à Paris, à Strasbourg et à Bordeaux au cours de l'année 2016.

J'aborde enfin la question du régime juridique de l'usage de cannabis. Nous sommes tous deux d'accord sur la nécessité de réviser la loi de 1970. Depuis son adoption, l'usage de cannabis est un délit, actuellement passible d'une peine d'emprisonnement d'un an et d'une peine d'amende de 3 750 euros devant le tribunal correctionnel. Trois options de réforme sont possibles : la contravention judiciaire de troisième classe d'un montant maximal de 450 euros, dans le respect de l'individualisation des peines ; la contravention forfaitaire du type infraction sécurité routière comparable à une sanction administrative ; la légalisation totale ou restreinte à l'espace privé avec l'institution d'une offre réglementée du produit sous le contrôle de l'État.

Notre collègue Laurent Marcangeli voulait transformer le délit d'usage de cannabis en une contravention de troisième catégorie, ce qui correspond à la position adoptée par le Sénat. Il estime en effet que cette solution a pour avantage de maintenir l'interdit, de supprimer la condamnation à de l'emprisonnement, de maintenir l'individualisation de la peine et de permettre un traitement adapté de la récidive, notamment l'orientation vers le soin.

Pour ma part, je proposais de légaliser l'usage individuel du cannabis dans l'espace privé et pour les personnes majeures, et d'instituer une offre réglementée du produit sous le contrôle de l'État. Cette solution a pour avantage à mes yeux de permettre d'instaurer un contrôle de la qualité du produit par l'État – car la qualité des substances en circulation s'est fortement dégradée –, d'affaiblir les réseaux criminels par réduction de la demande, de procurer des recettes fiscales affectées à la prévention et au soin, et de permettre aux forces de sécurité de redéployer des moyens sur la lutte contre le trafic.

Lors de l'examen du projet de loi relatif à la modernisation du système de santé, le Sénat a proposé la transformation du délit d'usage de cannabis en contravention de troisième classe. L'Assemblée nationale a supprimé cette mesure dans l'attente des propositions du Gouvernement. J'avais moi-même déposé des amendements visant à établir une contravention dont la répression aurait été placée sous le contrôle du procureur de la République, étape vers une légalisation. D'autres pays ont déjà institué celle-ci, la Cour suprême du Mexique a rendu une décision en ce sens et le premier ministre du Canada vient de l'annoncer dans son pays.

La Mildeca nous a confirmé qu'un groupe de travail avait été mandaté par le Premier ministre afin d'examiner une éventuelle réforme sur ce sujet. Il semble difficile de concilier une contravention de troisième classe avec le maintien de certains éléments de l'individualisation de la peine comme le traitement de la récidive ou l'orientation sanitaire des consommateurs dépendants, notamment des jeunes. Je souligne à cet égard que le rôle de l'éducation nationale doit faire l'objet d'une attention particulière.

Les agences régionales de santé (ARS) ont en charge les questions d'addictologie. Elles jouent un rôle tutelle et doivent développer leur coopération, au niveau territorial, avec les rectorats et avec la Mildeca. Cette dernière, à la suite d'un renouvellement de ses instances, bénéficie d'une nouvelle dynamique et développe des campagnes contre les substances addictives, qu'il s'agisse de tabac, de drogue ou d'alcool. Ces campagnes utilisent tant le canal de la télévision que des réseaux sociaux, où ses efforts sont plus ciblés.

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