Certes, les décisions prises au niveau européen, qui constituent souvent des compromis, ne vont pas toujours dans le sens des intérêts de la France ou de l'Allemagne, et il ne faut pas que cela arrive trop souvent. Je trouve positif que la Commission et les chefs d'État et de gouvernement se soient mis d'accord sur un agenda stratégique et qu'ils aient placé des sujets importants au centre de l'action commune des États de l'Union, même si l'Europe n'a évidemment pas vocation à s'occuper de tout.
Aujourd'hui, nombre de citoyens européens vont jusqu'à considérer l'Union européenne comme une partie du problème, et non comme la solution. À mon sens, cela vient en partie du fait que nous sommes parfois très injustes envers l'Union européenne, en faisant comme si les décisions tombaient du ciel – alors que les décisions sont prises par des gens, dont nous faisons partie. Le rôle des parlementaires constitue une question absolument centrale, ayant pour enjeu la démocratie. Je suis heureux de voir qu'à l'Assemblée nationale, on suit avec attention ce qui se passe au tribunal constitutionnel de Karlsruhe, mais le Bundestag n'a pas besoin de cartons rouges, verts ou jaunes, il a suffisamment d'influence. Du point de vue du droit constitutionnel, ses prérogatives sont claires : lorsque le Bundestag prend une décision, le Gouvernement allemand doit la justifier auprès du Conseil et s'il n'est pas en mesure de le faire et qu'un compromis n'est pas possible, cela doit être justifié vis-à-vis du Bundestag.
Il y a des parlements nationaux très influents sur les questions de droit européen – je pense à la Finlande et au Danemark –, qui doivent être consultés au cours des négociations européennes, et il y en a d'autres à qui le droit constitutionnel accorde moins de prérogatives sur les sujets européens. Je ne suis pas certain que nous puissions compenser cette diversité au niveau européen mais ce qui me paraît tout à fait positif, c'est que le Parlement européen et les parlements nationaux ne soient pas considérés comme des ennemis, mais comme des partenaires.
J'en viens à la question de l'évolution de l'Union économique et monétaire. À l'heure actuelle, il est quasiment exclu qu'un transfert de compétences ait lieu en direction de Bruxelles. Je pense néanmoins qu'il est très important que la coordination, actuellement non obligatoire, le devienne. Ainsi, il faut que les nobles objectifs sur lesquels nous nous sommes entendus dans le cadre de la stratégie de Lisbonne et de l'Agenda 2020 soient rendus obligatoires – je pense au taux d'emploi de 70 % pour les hommes et les femmes, à un certain montant d'investissement dans la recherche et le développement, à la mise en oeuvre d'une garantie minimum pour les retraités et d'une ligne directrice en termes qualitatifs en matière de santé, ainsi qu'à de nombreux autres sujets. Il n'est pas question ici d'harmonisation, mais de normes planchers et de lignes directrices. Ce cadre obligatoire reste encore à trouver et sa détermination doit se faire dans le cadre d'un processus démocratique : ce n'est pas le Parlement européen seul qui peut et doit agir. À mon avis – je parle en mon nom propre –, il faudrait qu'un europarlement voie le jour, réunissant des députés européens et des députés de parlements nationaux qui, au sein de la zone euro, doivent de plus en plus travailler la main dans la main. Nous n'avons pas encore tiré toutes les conséquences de la mégacrise financière et économique à laquelle nous avons été confrontés : elle implique des changements qui restent à mettre en oeuvre.
Pour répondre à Christophe Caresche, force est de constater que nous n'avançons pas sur la question des réfugiés. L'Union européenne, au sein laquelle l'Allemagne et la France travaillant en étroite coordination jouent généralement les médiateurs, devient de plus en plus hétérogène. Or, si nous souhaitons continuer à agir en équipe, nous devons aussi reconnaître que le rythme ne peut être imposé par le plus lent et le moins volontaire de la bande. Il faut donc faire un plus grand usage des flexibilités que nous offre le traité, comme nous l'avons fait pour la taxe sur les transactions financières. Si nous ne pouvons pas avancer à vingt-huit, choisissons l'option de la coopération renforcée – basée à l'évidence sur le couple franco-allemand, mais nécessitant aussi le concours d'autres partenaires.
Je ne suis pas en train de formuler des menaces, j'essaie simplement de réfléchir aux moyens de permettre à l'Europe d'être plus efficace, plus apte à agir. Évidemment, il est toujours préférable de tout faire ensemble, mais les crises qui secouent le monde ne peuvent attendre que les vingt-huit se mettent d'accord de façon unanime. Je suis un peu inquiet mais j'essaie de prendre du recul, parce que je sais que le fonctionnement de l'Union européenne est forcément très complexe. Cela dit, nos concitoyens attendent de nous que nous agissions, notamment sur la question des réfugiés, que nous devons voir dans son ensemble. Quand je suis arrivé à Paris aujourd'hui, j'ai dû sortir mes papiers et me soumettre à un contrôle ; vous aviez été contrôlés de la même manière lorsque vous vous êtes rendus au sommet du G7 au Schloss Elmau, en juin dernier, et je trouve cela effrayant : ce n'est pas dans cette ambiance-là que j'ai grandi. En tant que citoyen de l'Europe, quand je me rends en France, je ne veux pas être traité comme un citoyen américain, mais comme un Français. J'ai beaucoup de mal à admettre que nous ne sommes plus capables de garantir la liberté de circulation en Europe, c'est pourquoi je défendrai les accords de Schengen jusqu'au bout.
Cela va peut-être vous surprendre, monsieur Myard, mais je suis assez proche de vous sur un point : cela implique que nous protégions mieux les frontières extérieures de l'Europe, car c'est là qu'est le problème. Les anciennes règles disent que les États qui ont une frontière extérieure doivent s'en occuper, que c'est à eux de la protéger. Si l'on raisonne ainsi, l'Allemagne peut tranquillement rester assise dans son fauteuil, puisqu'elle n'a pas de frontières extérieures. Mais il faut penser à la Grèce, à l'Italie, à Malte, à Chypre et aux autres pays qui ont des frontières extérieures qu'ils ne parviennent pas à protéger comme il le faudrait. Nous devons donc faire de cette mission de protection une mission européenne, et Frontex doit pouvoir disposer des moyens nécessaires à la protection de ces frontières extérieures. Ainsi, lorsque les Grecs nous disent avoir besoin de 1 500 agents supplémentaires, il faut les leur envoyer, car les difficultés auxquelles ils sont confrontés nous concernent tous.
Nous sommes dans une phase de transition, car la Convention de Dublin ne fonctionne plus correctement, mais nous n'avons rien pour la remplacer. Cependant, nous ne pouvons pas laisser les États se débrouiller seuls. Nous avons mis très longtemps à réaliser que l'Italie ne pouvait pas à elle seule sauver tous les gens qui font naufrage en Méditerranée. Il a fallu que nous voyions des images épouvantables sur internet et à la télévision avant que nos gouvernements ne prennent la décision d'aller secourir ces gens qui se noient par milliers. L'Europe si critiquée a fini par avancer et désormais, tout le monde participe – il ne reste plus qu'à faire la même chose en mer Égée. Si l'Europe a parfois du mal à agir, ce n'est pas à cause de la Commission ou parce que le Parlement européen prend des décisions absurdes, mais simplement parce qu'il n'y a pas de consensus entre les États membres. C'est pour cela que j'en appelle à nos deux pays : nous devons rester proches l'un de l'autre, et continuer à agir la main dans la main.
J'en arrive à la Russie, sujet difficile s'il en est. Précisément pour cette raison, je me félicite de constater qu'en dépit de nos perceptions, de nos traditions et de nos attentes différentes, nous avons réussi à ne pas nous diviser sur la question de l'Ukraine. Sur ce point, nous avons deux messages. Le premier, c'est que l'annexion de la Crimée était contraire au droit international et ne pouvait pas être tolérée : il fallait réagir, ce qui n'était pas facile et s'est traduit par l'application de sanctions. Le deuxième, c'est que la réponse n'est pas entre les mains d'une personne – ni les miennes, ni celle de Harlem Désir, du président François Hollande ou de la chancelière Angela Merkel –, mais réside dans le respect des accords de Minsk par les deux parties.
Cela dit, nous devons veiller à garder ouverts les canaux de communication avec la Russie. La question se pose de savoir si elle doit être réintégrée au G7 – qui redeviendrait alors un G8. Nous sommes ouverts sur ce point, parce que nous avons besoin d'une attitude constructive de la Russie en Syrie et que nous devons nous entendre sur une position commune sur ce point : qui devons-nous combattre et bombarder ? Ce qui m'inquiète le plus en Russie, c'est la situation de la société civile en matière de politique intérieure, plus précisément l'éloignement entre la population et le pouvoir. Lorsque le président russe déclare être le défenseur des valeurs européennes, lorsqu'il affirme que l'Europe est décadente et qu'il n'admet pas que les homosexuels soient traités comme les hétérosexuels, pour moi ce sont des propos choquants : nous devons réagir pour défendre nos valeurs de façon déterminée, même si c'est difficile – surtout pour nous, Allemands, voisins de toujours de la Russie, à laquelle nous sommes liés par une histoire épouvantable. Cela dit, même si nous avons énormément fait souffrir ce pays par le passé, nous ne devons pas nous taire lorsque les droits de l'homme sont menacés. J'espère que nous réussirons, pas à pas, à faire revenir la Russie vers une attitude constructive, et c'est ce que nous essayons aujourd'hui de faire, notamment avec le Format Normandie.
Je veux vous rassurer, madame Grellier : en Allemagne, aujourd'hui comme hier, nous sommes très ouverts vis-à-vis des réfugiés. Le problème n'est pas leur nombre, mais le rythme auquel ils arrivent en Europe. Les responsables communaux font le maximum pour que ces personnes soient bien traitées, mais il y a forcément des limites matérielles à ce qu'ils peuvent faire. Notre problème, je vous le dis franchement, c'est que nous ne pouvons pas apporter de réponses à court terme. Comme la chancelière l'a dit très clairement, nous ne pouvons pas dire que nous suspendons le droit d'asile et que nous fermons les frontières. Si nous voulons lutter contre les causes de l'exode, il faut faire en sorte que les émigrés aient une perspective en Turquie ou dans les pays voisins où ils vont se réfugier. Lorsqu'on réussira à améliorer la situation dans les pays où l'émigration trouve son origine, le nombre de réfugiés diminuera. Il faut savoir qu'en Allemagne, il y a énormément de réfugiés qui arrivent de l'ouest des Balkans, mais il ne s'agit pas de personnes persécutées – même si les Roms ont encore de sérieuses difficultés –, ce sont des réfugiés économiques. Nous avons réduit la proportion de ces réfugiés économiques de 43 % à 2 % mais aujourd'hui, après les Syriens, nous voyons arriver des réfugiés d'autres pays, notamment d'Afghanistan. Nous n'avons pas de solution à court terme pour faire face à ce nouvel afflux, c'est pourquoi nous souhaitons trouver des solutions européennes. Ce serait vraiment formidable si nous réussissions au moins à mettre en oeuvre ce que l'Union européenne a décidé, à savoir la répartition de 160 000 réfugiés entre les pays européens, afin de soulager la Grèce et l'Italie.
Du point de vue de la politique extérieure, je suis tout à fait d'accord avec vous sur le fait que nous devons devenir meilleurs, plus performants, mais la clé de tout, c'est de rester unis. Nous devons le faire dans le cadre de la coopération franco-allemande et notre objectif dans cette coopération doit toujours consister à faire avancer l'Europe. En effet, la possibilité d'influence de l'Union européenne – notamment au travers de ce que peut faire la haute représentante pour les affaires extérieures – est encore limitée aujourd'hui et nous devons faire en sorte d'accroître sa capacité d'action, car l'Europe ne pourra vraiment être entendue que si elle parle d'une seule voix.