Intervention de Dominique Libault

Réunion du 17 décembre 2015 à 9h30
Mission d'information relative au paritarisme

Dominique Libault, ancien directeur de la Sécurité sociale, directeur général de l'école nationale supérieure de Sécurité sociale, EN3S et vice-président du Haut Conseil du financement de la protection sociale, HCFPS :

Merci beaucoup de m'avoir invité à participer à votre réflexion sur le paritarisme. En matière de protection sociale, sujet que je connais un peu, le paritarisme se situe à l'articulation entre les solidarités professionnelles et la solidarité nationale. Traditionnellement, il est vu comme un instrument de pilotage des solidarités professionnelles, alors que l'État et la représentation nationale possèdent la légitimité en matière de solidarité nationale.

À la demande des pouvoirs publics, j'ai coordonné le soixante-dixième anniversaire de la sécurité sociale, dont les créateurs, en 1945, avaient bien l'ambition d'en faire un outil de solidarité nationale. Pour ma part, je plaide ardemment pour un niveau élevé de solidarité nationale en matière de protection sociale. J'ai participé à un certain nombre de réformes qui ont conduit la France à évoluer vers un système plus fortement marqué par la solidarité nationale, qu'elles aient porté sur le financement comme la contribution sociale généralisée (CSG), sur les droits comme la couverture maladie universelle (CMU) qui a introduit le principe de droit à l'assurance maladie sous condition de résidence, ou sur le pilotage comme celle des lois de financement de la sécurité sociale.

Ces trois réformes principales – financement, droit et gouvernance – sont liées. Elles ont produit une nouvelle conception de la sécurité sociale française, fondée sur une forte solidarité nationale : l'individu se voit reconnaître des droits à la protection sociale parce qu'il fait partie de la République, au-delà de son appartenance à une catégorie professionnelle. C'est l'aboutissement d'une vision des droits sociaux et d'une certaine conception de la République et du partage. Telle est la force de la solidarité nationale qui est particulièrement adaptée à notre monde contemporain où la puissance des évolutions économiques et sociales peut mettre à mal les solidarités professionnelles : imaginons ce que serait la sécurité sociale des mineurs ou des agriculteurs si elle n'était fondée que sur une solidarité professionnelle. Seule la solidarité nationale permet de concilier l'équité entre tous les citoyens et le respect des évolutions économiques et sociales. Plus on construit une sécurité sociale nationale, plus on est apte aussi à travailler sur les parcours professionnels individuels, à un moment où l'on parle beaucoup de flexisécurité. Alors que nombre de personnes passent d'un statut à l'autre au cours de leur carrière, il devient important de ne pas relier leur protection sociale à leur situation à un moment donné.

Si la solidarité nationale est très importante, il faut néanmoins la faire vivre avec d'autres formes de solidarité – professionnelle, territoriale ou familiale. C'est l'un des défis que doit relever notre société. Au moment du soixante-dixième anniversaire de la Sécurité sociale, cette réflexion a émergé : s'il faut naturellement affirmer la solidarité nationale, encore faut-il qu'elle soit vivante et incarnée dans des militants. La solidarité nationale ne doit pas seulement être un concept qui se traduise par des institutions, des mouvements financiers, des prélèvements obligatoires et des prestations de droits objectifs. Une société qui affirme ces valeurs de solidarité doit les faire vivre à tous les échelons, y compris celui des solidarités professionnelles.

Cependant, il ne faut pas voir ces solidarités professionnelles comme des territoires. Il n'y a pas, d'un côté, la solidarité nationale et, de l'autre, le territoire des solidarités professionnelles et du paritarisme. Là encore, une bonne articulation est nécessaire. Le paritarisme s'incarne naturellement là où les risques sont plutôt de nature professionnelle, où le dialogue social permet d'améliorer les protections : revenu de remplacement en cas d'accident du travail ou de maladie professionnelle, etc. Notamment en matière de prévention, les risques relèvent de la solidarité nationale, mais ils peuvent aussi être pris en charge d'une façon ou d'une autre par les branches. Du reste, ce n'est pas sans lien avec la prévoyance. Les initiatives intéressantes qui sont prises dans certaines branches en matière de solidarité ou de prévoyance portent à la fois sur la réparation et la prévention. Comme les exemples ne sont pas si nombreux, on cite souvent celui de la prévention de l'asthme du boulanger. À mon avis, il y a une place pour les partenaires sociaux dans la gestion des risques professionnels.

En revanche, il faudrait absolument éviter que l'un et l'autre soient gérés comme des territoires car il y a des interactions entre ces phénomènes. Certains sujets professionnels ou interprofessionnels comme la retraite sont soumis à des régimes obligatoires et monopolistiques tels que celui géré par l'Association générale des institutions de retraite des cadres (AGIRC) et l'Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (ARRCO) ; d'autres, comme la protection maladie complémentaire, sont en libre concurrence. Quoi qu'il en soit, il existe des liens avec la protection sociale obligatoire, notamment en matière de financement : on fait appel à des ressources, or il existe une politique globale des ressources issues des prélèvements obligatoires. Les allégements de charges sur les bas salaires ne peuvent être effectués que dans les régimes pilotés par l'État puisque celui-ci est le seul à pouvoir compenser les recettes ainsi perdues par des ressources externes sous forme d'impôt. Aussi est-ce avec un certain amusement que j'ai entendu le président du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) demander des allégements de charges sur celles qui restent au niveau du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC), et qui dépendent entièrement du régime paritaire. En termes de ressources et de financement, il faut bien comprendre que l'État et le paritarisme produisent des effets différents.

En outre, les deux systèmes ne couvrent pas forcément les mêmes gens. C'est ainsi que les partenaires sociaux gèrent la partie assurantielle du chômage alors que l'État se charge de la solidarité par le biais de l'allocation de solidarité spécifique (ASS) et du revenu de solidarité active (RSA). En réalité, le risque social d'insuffisance de revenu lié à l'insuffisance d'activité est partagé entre plusieurs collectivités. On peut s'interroger sur la bonne articulation de la gestion de ce risque, qui est partagée entre les partenaires sociaux, l'État et les collectivités territoriales. Rappelons que l'État est comptable vis-à-vis de l'Union européenne de l'ensemble des finances publiques, et qu'il doit donc indiquer des orientations en matière de prélèvements obligatoires tels que ceux de l'AGIRC-ARRCO. L'État doit donner des orientations totalement fiables tout en respectant la gestion paritaire, ce qui n'est pas évident.

Dans la partie du domaine de la santé qui est soumis à la concurrence, si l'État n'intervient pas d'une façon ou d'une autre, ce sont les règles du marché qui prédominent. On peut l'accepter tout en sachant que si les règles du marché jouent complètement, on peut aboutir à une tarification en fonction du risque, c'est-à-dire que le coût de l'assurance santé variera très fortement selon l'âge des salariés, par exemple. En prévoyance, il pourrait même y avoir des difficultés réelles de couverture de certains risques. Comme son nom l'indique, la complémentaire santé complète la couverture de base. En tant que pilote de l'ensemble de l'économie de la santé, l'État a une légitimité pour intervenir dans le contenu des contrats dits « responsables ».

Les territoires ne sont donc pas totalement séparés, et je ne suis pas sûr que la situation soit vraiment optimale. C'est sans doute l'un des sujets de votre réflexion. À mon avis, les partenaires sociaux ont un rôle à jouer dans le pilotage dans le cadre de la solidarité nationale. Certaines lois sur la sécurité sociale de base ont en effet accru cette solidarité nationale, ce qui a entraîné des conséquences en termes de gouvernance. Il reste à améliorer l'intervention des partenaires sociaux dans la solidarité nationale et je pense qu'il est possible de le faire à trois moments.

En amont, il faut des lieux de réflexion communs sur ces sujets trop importants pour n'être pris en compte que par des administrations ou la majorité politique du moment. Des instances ont été créées pour aborder ces sujets à froid : le Conseil d'orientation des retraites (COR), puis les hauts conseils en matière d'emploi, de famille, de maladie et de financement. J'ai beaucoup contribué à la création du HCFPS dont je suis vice-président. Ce sont des lieux utiles pour la formation et la mise à disposition de connaissances.

Au moment de la prise de décision, il faut consulter. Dans mes fonctions passées, j'ai contribué à instaurer la consultation des caisses de sécurité sociale sur les projets de lois et de décrets concernant leur domaine de compétence. Depuis 1994, leur consultation est obligatoire sur ces sujets, exceptés ceux qui ont trait à la haute finance. On pourrait s'interroger sur la façon d'améliorer ce processus de consultation, de concertation. S'agissant de la loi de financement de la sécurité sociale, les caisses disposent sans doute de délais trop courts pour pouvoir émettre un avis très motivé. En outre, les conseils et les caisses font une addition d'avis de chaque partenaire social alors qu'un avis commun motivé aurait plus d'impact, surtout si sa publicité était bien assurée. Il y aurait aussi matière à concertation préalable dans d'autres circonstances, notamment lorsque la France transmet ses orientations annuelles à Bruxelles.

À l'étape de la gestion, les partenaires sociaux pourraient aussi être mieux associés. Ils sont dans les conseils des caisses, que l'on n'appelle plus conseil d'administration dans la branche maladie depuis la loi de 2004. Il est important que ces conseils puissent jouer à la fois un rôle de commission de recours amiable, de commission d'action sociale et de conseil de surveillance.

D'un autre côté, l'État peut être amené à intervenir dans le registre des partenaires sociaux. À la lecture des comptes rendus de votre mission, j'ai vu que Jacques Freyssinet, président du conseil scientifique du Centre d'études de l'emploi (CEE), qualifie la relation qui existe entre l'État et les gestionnaires de « tripartisme asymétrique masqué ». C'est une assez bonne formule. Asymétrique, cette relation doit le rester : il ne s'agit certainement pas de donner un tiers des voix à l'État dans un domaine donné. Doit-elle rester masquée ? Il me semble nécessaire d'affirmer les règles de ce tripartisme asymétrique. S'agissant d'accords interprofessionnels très importants du type AGIRC-ARRCO, la phase d'extension est un peu formelle : une fois que la négociation a eu lieu, on ne va pas remettre en cause tout ou partie de ces accords. C'est très compliqué.

L'État intervient aussi par d'autres voies : exonérations sociales et fiscales ; assurance maladie complémentaire et prévoyance ; normes de droit à travers les contrats « responsables » ; discussions informelles préalables avec les partenaires sociaux dans le respect des compétences de ces derniers lorsque les sujets sont très importants. Il faut sans doute reconnaître ce tripartisme asymétrique, tout en insistant sur l'intérêt du dialogue social et la nécessité de lui laisser beaucoup d'espace.

Le lieu de ce dialogue social doit-il être l'entreprise ou la branche ? J'ai dû réfléchir, au cours de ma mission, sur la complémentaire santé et la prévoyance. Pour ma part, je trouve que la branche est un lieu très intéressant pour traiter de sujets très complexes, naturellement sous réserve d'une réduction du nombre de ces branches et d'une amélioration de leur gouvernance. Mais, vu l'ampleur de ces sujets, je crois que c'est sans doute là que peuvent avoir lieu les réflexions et les actions les plus intéressantes. En ce qui concerne la solidarité et la prévention, c'est là que les choses peuvent être organisées le mieux.

Venons-en à la décision du Conseil constitutionnel sur les clauses de désignation, qui insiste sur la liberté d'entreprendre, la liberté contractuelle. Je ne remets pas du tout en cause les motivations du Conseil constitutionnel, mais je constate que sa décision crée une situation nouvelle dans laquelle il est plus difficile d'organiser concrètement la solidarité de branche. Dans mon rapport, je préconise quelques solutions pour sauvegarder des éléments de solidarité qui me semblent importants.

S'agissant de formation et de lieux de réflexion, j'ai vu qu'un Institut des hautes études des relations sociales avait été évoqué lors de réflexions antérieures. Claude Évin préside l'Institut des hautes études de protection sociale (IHEPS) que nous avons créé ensemble il y a quelques années. Pour sa septième session, nous réfléchissons sur le thème « entreprise et protection sociale », avec des partenaires sociaux et des représentants des entreprises. Les parlementaires y sont bienvenus, et des députés ont d'ailleurs participé à quelques sessions. Ce sont aussi des lieux intéressants pour faire vivre ce dialogue et éviter une gestion sous forme de territoires disjoints l'un de l'autre, le pire qui puisse arriver.

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