Intervention de Dominique Libault

Réunion du 17 décembre 2015 à 9h30
Mission d'information relative au paritarisme

Dominique Libault, ancien directeur de la Sécurité sociale, directeur général de l'école nationale supérieure de Sécurité sociale, EN3S et vice-président du Haut Conseil du financement de la protection sociale, HCFPS :

S'agissant de la première question, je crois que nous partageons un peu le même constat, à savoir que la solidarité nationale est extrêmement importante et positive. Pour autant, nous devons absolument veiller à laisser des espaces de responsabilité aux partenaires sociaux dans la gestion du système de protection sociale, comme vous l'avez fort justement rappelé. Le fait d'assumer des responsabilités amène les partenaires sociaux à évoluer. Au sein du COR, quand on évoque des sujets à froid, chacun rappelle ses positions de principe ; en phase de négociation, quand il faut aboutir à une décision, les uns avancent d'un pas vers les autres. Tant qu'ils ne sont pas dans cette situation-là, les partenaires sociaux restent un peu sur leur quant à soi. Cela ne réduit pas l'intérêt du COR car ce sont des lieux complémentaires.

L'interdépendance des différents risques s'accroît, et les gens sont de plus en plus nombreux à changer de statut et à passer d'un régime à l'autre au cours de leur vie. Comment construire un système où chacun ait sa place ? D'une part, il faut renforcer la place accordée aux partenaires sociaux dans le processus de gestion et de pilotage de décisions de solidarité nationale. D'autre part, il faut passer à un tripartisme un peu mieux assumé et travailler réellement sur les conditions dans lesquelles intervient l'État. D'aucuns se plaignent des interventions peu ordonnées et peu prévisibles de l'État. Ces plaintes ne sont pas totalement injustifiées et, en tout état de cause, il faut des lieux pour réfléchir ensemble.

En matière de chômage, la situation n'est pas optimale. Faut-il pour autant retirer la gestion de l'assurance chômage aux partenaires sociaux ? Je ne le crois pas. En revanche, il est essentiel de trouver des lieux et des moments pour resituer ce sujet dans un cadre plus global où sera évoquée aussi l'évolution des autres formes de réponse à l'insuffisance de revenu liée à l'insuffisance d'activité. Sinon, chacun va se replier sur son territoire alors qu'il faut davantage dialoguer. Peut-être faut-il inventer d'autres lieux d'échanges que les hauts conseils ? Peut-être faut-il créer une organisation nouvelle qui nous permette d'avoir une vision plus globale des risques sociaux ?

Une autre question concernait l'exercice des droits de la personne tout au long de la vie, à travers le compte personnel d'activité. On peut tout à fait construire un compte personnel d'activité qui donne à la personne un accès à l'ensemble de ses droits, en faisant travailler ensemble des régimes à la création d'une interface. Il existe déjà de telles interfaces dans notre système social : les travaux du groupement d'intérêt public (GIP) « Modernisation des déclarations sociales » (MDS) ont donné lieu à la déclaration sociale nominative (DSN), ce qui facilite la vie des entreprises confrontées à une multiplicité des gestionnaires ; le GIP Union Retraite vise à donner à toute personne le droit à une information complète et globalisée quels que soient ses régimes d'appartenance pour la retraite. Le compte personnel d'activité doit permettre d'aller beaucoup plus loin vers une interface respectueuse des régimes.

La question de la fongibilité entre régimes est un peu plus complexe. Qu'est-ce qui est fongible dans le compte personnel d'activité ? Jusqu'à quel point donne-t-on la possibilité à la personne d'échanger des droits ? Des masses financières importantes sont en jeu puisque l'on échangerait des droits, donc des prestations, entre des régimes différents. Il faut alors prévoir des constructions financières qui permettent de gérer cette fongibilité nécessaire si l'on veut aller assez loin dans cette voie. Cela ne me semble pas complètement impossible puisqu'il existe, depuis les années 1970, une solidarité inter-régimes pour compenser les évolutions démographiques dans les systèmes de sécurité sociale. On doit pouvoir trouver des solutions pour faciliter la vie des gens, mais cela ne se fera pas d'un coup de baguette magique.

Tout ceci n'est pas sans rapport avec le dernier sujet évoqué par votre rapporteur – les nouvelles formes d'activités, l'économie collaborative – sur lequel le HCFPS va plancher en 2016 autour du thème « travail salarié, travail non salarié ». Sans anticiper sur les résultats de travaux qui ne font que débuter, je peux dire que le sujet nous interpelle de deux façons, qui sont quelque peu liées.

À quel moment une personne passe-t-elle de l'économie domestique au stade professionnel ? Actuellement les règles du jeu en matière sociale ou fiscale ne sont pas si claires que cela. Il faudrait déterminer un niveau d'échanges – et donc de revenus procurés par ceux-ci – à partir duquel l'activité devient professionnelle et doit donner lieu à des prélèvements sociaux. Et il faudrait le faire le plus rapidement possible : plus l'on tarde et plus il sera difficile de réguler ces formes d'activités en fort développement et dotées des caractéristiques propres au monde numérique. Dans l'économie traditionnelle, fondée sur des activités physiques, l'entrepreneur commençait par s'immatriculer au registre du commerce ou des métiers, dans le système d'identification du répertoire des établissements (SIRET). On identifiait l'activité avant même d'en tirer des revenus. Le numérique induit une nouvelle façon d'appréhender les activités économiques professionnelles, et le travail d'identification des revenus avec les plateformes est un sujet en soi.

Est-ce que ce sont des revenus de travailleur indépendant ou des revenus de salarié ? Il s'agit de traiter la question – vaste et complexe – du rapport entre ces personnes et lesdites plateformes, même si, vu sous l'angle de la protection sociale, l'enjeu essentiel est de faire en sorte que l'activité soit déclarée, une fois la règle du jeu définie. Notons que, depuis soixante-dix ans, la protection sociale des travailleurs indépendants s'est beaucoup rapprochée de celle des salariés. Nous ne sommes plus dans les années 1950-1960 où seuls les salariés bénéficiaient d'une telle protection. À titre personnel, je pense que nous devons regarder avec attention tout ce qui peut favoriser l'exercice de ces activités qui contribuent au développement économique. Le plus important est que ces activités soient soumises aux mêmes règles du jeu que les autres : il en va de l'égalité de la concurrence dans la sphère économique et pas seulement des ressources de la protection sociale.

Ces réflexions sont nouvelles en ce sens qu'elles s'appliquent à l'économie numérique mais nous avons eu ce type de questionnement dans le passé pour d'autres secteurs. J'ai eu à m'intéresser aux sportifs de certaines disciplines, au moment où ils sont passés de l'amateurisme au professionnalisme. La même question de graduation se posait : à partir de quel niveau les indemnités versées aux joueurs devaient-elles être considérées comme des revenus de professionnels ? À noter aussi que le législateur intervient parfois pour tracer la frontière entre travail indépendant ou salarié, dans certains domaines où elle n'est pas évidente. Je pense aux intermittents du spectacle, par exemple. Dans certains pays, les gens qui exercent ces activités sont considérés comme des travailleurs indépendants ; en France, ce sont des salariés. Du reste, l'intervention du législateur peut être différente en matière du droit du travail et de la sécurité sociale. La notion d'affiliation au régime général via les articles L. 311-2 et L. 311-3 du code de la sécurité sociale est plus large que la vision du salarié selon le droit du travail.

Madame la présidente, vous m'avez interrogé sur les conventions collectives de sécurité sociale préconisées dans mon rapport. Dans un système régi par la concurrence et le droit des obligations civiles et commerciales, comme le rappelle le Conseil constitutionnel à chaque fois qu'il prend des décisions sur ce sujet, une question se pose : dans quelle mesure peut-on enfreindre certains principes de droit de la concurrence au nom de la solidarité ? L'Europe, notamment la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), y a réfléchi depuis longtemps car elle a eu à se prononcer sur de nombreux contentieux concernant les clauses de désignation dans le domaine des assurances complémentaires santé, avant le Conseil constitutionnel. En cas de haut degré de solidarité, la CJUE admet que soit porté atteinte à certains principes du droit de la concurrence.

Le problème était l'absence de définition de la notion de « haut degré de solidarité » dans notre droit en matière de prévoyance et de complémentaire santé. Certaines branches désignaient un assureur unique sans que ce soit justifié par une prévention collective ou des actions sociales importantes, notamment en cas de faillite d'entreprises. Les accords de branche exemplaires étaient plutôt minoritaires parmi les quelque 250 accords de prévoyance et 60 accords santé signés en France.

Le concept de convention collective, en référence au droit du travail, conduit à définir, à objectiver ce qu'est un dialogue social suffisant pour produire du droit de solidarité et une norme applicable dans un univers en concurrence. À cet égard, je voudrais insister sur la différence qui existe entre la complémentaire santé et la prévoyance qui couvre des risques lourds tels que l'invalidité, l'incapacité et le décès, qui peuvent entraîner le versement de prestations très élevées. Sans une mutualisation à un niveau plus élevé que l'entreprise, les tarifications peuvent être très, voire trop, lourdes.

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