L'IST est un institut privé qui a quarante-six ans d'expérience d'observation des questions sociales et du travail. C'est un organisme indépendant, au carrefour entre les entreprises, les organisations sociales et patronales. Mon métier d'observateur a commencé dans le journalisme d'information sociale et syndicale, et, depuis trente-six ans, j'assiste à tous les congrès de toutes les confédérations syndicales.
Si c'est en tant que directeur de l'IST que je m'exprime aujourd'hui, vous avez discrètement souligné mon engagement syndical. Je viens en effet d'entrer au Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans le groupe de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), mais c'est un engagement personnel.
L'IST travaille sur le thème du paritarisme depuis très longtemps. Notre institut, créé en 1969, doit beaucoup au courant réformiste du syndicalisme, que l'on opposait autrefois au courant révolutionnaire. Les choses ont heureusement évolué depuis et, de plus en plus souvent, nous cherchons à résoudre les inévitables conflits qui traversent la société et les entreprises par la négociation, la recherche de compromis durables et le contrat collectif, plutôt que par les grèves, les barricades, la lutte et la séquestration. Ce rappel est important, car il existe un lien étroit entre négociation et paritarisme. Le paritarisme est l'institutionnalisation de ce à quoi la négociation permet d'aboutir. C'est une particularité de notre pays : le paritarisme n'existe pas dans les autres pays européens.
Qu'est-ce que le paritarisme ? Dans le sens que nous lui attribuons, le mot n'apparaît pas avant 1961. Avant cela, le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse le définit comme un « système qui consiste à traiter tous les cultes sur un pied d'égalité », ce qui ne nous concerne évidemment pas. C'est le 19 avril 1961 qu'André Bergeron, qui venait de créer l'Unédic, écrit dans le journal de la CGT-FO que l'assurance chômage est « un succès qu'il faut porter au compte du paritarisme ». Le mot « paritarisme » est donc lancé, mais, comme souvent, il n'est pas défini. Les militants syndicaux sont en effet des pragmatiques : ils font, et c'est ensuite que les uns et les autres, notamment le législateur, essaient de donner forme à une construction empirique. La nécessité de créer un système d'assurance chômage a constitué la conclusion d'une grande négociation. Les acteurs concernés, patronat et syndicats, ont donc décidé de construire un système d'assurance chômage au sortir de la négociation. La formation professionnelle, la protection sociale, le logement, tout cela est issu de l'empirisme.
S'il est né au niveau national interprofessionnel, le paritarisme s'est surtout développé dans les branches. Celles-ci naissent elles-mêmes de façon empirique, ce qui explique que nous ayons aujourd'hui besoin de faire un « nettoyage ». Un éclaircissement a d'ailleurs été apporté sur ce point par plusieurs travaux remarquables : le rapport de votre collègue Jean-Frédéric Poisson, le précédent rapport de Jean-Denis Combrexelle d'octobre 2013 et le rapport de Patrick Quinqueton, qui a été rendu à M. François Rebsamen, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, mais qui n'a pas encore été publié.
Nous devons nous interroger sur l'utilité du paritarisme et de la négociation, sur la frontière entre la loi et le contrat, entre le rôle de la démocratie politique et celui de la démocratie sociale. Si l'on ne veut pas laisser les forces du marché s'organiser par elles-mêmes – c'est-à-dire s'en remettre à la loi du plus fort – ou laisser l'État tout régenter – c'est-à-dire donner libre cours à la bureaucratie –, il est nécessaire d'organiser la vie collective, de fixer des règles communes, d'échanger et de dialoguer.
Le dialogue social n'est donc pas une fin en soi, il a un but, une finalité économique et sociale. Il évite tout d'abord que le marché ne soit livré à lui-même ou à la tyrannie de l'État. Il apporte un savoir-faire aux partenaires, une façon de vivre ensemble, et c'est une vertu importante pour la négociation, mais aussi pour gérer les instances paritaires. Ainsi, le domaine de la prévoyance pourrait être entièrement confié aux assurances, mais il manquerait ce qu'apportent le paritarisme et l'esprit mutualiste : une capacité à travailler ensemble sur la base de la solidarité, et non pas de l'assurance.
Aussi opposés soient les intérêts, le besoin de travailler ensemble s'impose, pour rapprocher les points de vue, sans effacer les divergences. On ne sort pas indemne d'une institution paritaire dans laquelle on a siégé pendant longtemps. C'est aussi vrai pour la juridiction prud'homale, qui fonctionne depuis longtemps sur le mode du paritarisme.
Si la défiance est encore une caractéristique de notre société, l'esprit de confiance peut trouver dans le paritarisme une façon de se construire. Sur le plan politique, grâce à ses vertus centrales, cet élément de la social-démocratie évite le développement d'idées extrémistes.
Le paritarisme n'est donc pas une anecdote historique. On pourrait être tenté de tout rationaliser, d'en confier la majeure partie à l'État pour en maîtriser les coûts, pour éviter certaines malversations, notamment dans le domaine de la formation professionnelle. Sans doute faut-il corriger quelques problèmes de gestion, mais le paritarisme conserve une vertu centrale.
Quels doivent être les rôles respectifs de la loi et du contrat ? Invité, il y a bientôt deux ans, par le bureau national d'un parti politique à assister à un séminaire intitulé : « Réussir le pacte de responsabilité pour la France », j'ai participé, avec un éminent représentant de ce parti, à une discussion qui avait pour thème : « Construire la République contractuelle ». Cet énoncé m'avait laissé perplexe. En effet, la République fait la loi ; elle ne conclut pas de contrats, lesquels relèvent des partenaires sociaux. Prenons l'exemple de la formation professionnelle. En 1970, les partenaires sociaux concluent un très bel accord national interprofessionnel sur la formation professionnelle continue. L'année suivante, une loi est votée, qui reprend le contenu de cet accord. Depuis, toute loi votée dans ce domaine s'inspire fortement de la négociation, et c'est une bonne chose. À cet égard, l'étude publiée en 1936 par Pierre Laroque sur les rôles respectifs de la négociation et de la loi dans la construction de la règle sociale est toujours d'actualité. Elle souligne parfaitement les caractéristiques du système de relations sociales qui prévaut en France : la loi est préparée par la négociation, mais le rôle de la loi et celui du contractuel ne sont pas distingués. J'ajoute que la dernière loi sur la formation professionnelle a fait l'objet de soixante-dix décrets, si bien qu'elle est aujourd'hui difficile à appliquer.
C'est la négociation sociale qui construit les édifices paritaires. Mais, si on lui donne trop de places, sans l'encadrer par la loi, on risque d'être confronté au conservatisme des partenaires sociaux qui, syndicats comme patronats, préfèrent que rien ne change. Ainsi, ils trouveront toujours une justification à la nécessité de maintenir une branche qui concernait jadis 20 000 salariés et qui, aujourd'hui, n'en réunit plus que 60. Or il faudra réduire le nombre de branches. Telle est, du reste, l'une des préconisations du dernier rapport de Jean-Denis Combrexelle de septembre 2015, qui sera utilement complété, sur ce point, par le rapport précité de Patrick Quinqueton. De fait, nous n'avons pas besoin de 700 branches. Il faudra probablement réduire leur nombre à 150 ou même 100 dans les prochaines années. De même qu'il est nécessaire de resserrer le nombre des collectivités territoriales, de même il faut resserrer celui de ces « communes » du monde du travail que sont les branches, et donner à chacune d'entre elles une autonomie suffisante. Les conventions collectives ont vieilli, il faut les adapter.
Le dernier rapport de Jean-Denis Combrexelle présente un autre intérêt, celui de souligner l'importance de la négociation de branche par rapport à la négociation d'entreprise. Au cours des six derniers mois, plusieurs rapports ont été publiés sur le droit du travail. Une première fusée éclairante les a précédés : le livre de Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen. Tous ces rapports, qui n'arrivent pas par hasard, sont utiles. Ils soulèvent une question très importante, celle des rôles respectifs de l'accord national interprofessionnel, de la branche, de la négociation d'entreprise et, dans un autre registre, de la loi.
Les tenants du tout libéral sont favorables à la primauté des accords d'entreprise – un des rapports s'intitule d'ailleurs Priorité à la négociation d'entreprise. Mais restons prudents : dans notre pays, le monde du travail se compose, à parts égales, de grandes entreprises, où il est possible de négocier, et d'entreprises de moins de cinquante salariés, où le droit de négociation n'existe pas et où, de toute façon, il ne peut pas être effectif. Or les salariés de ces petites entreprises sont souvent parmi les moins favorisés au regard de la protection sociale et des avantages sociaux. Ils ont donc un grand besoin d'être protégés ; c'est la branche qui leur assurera cette protection. Au demeurant, la négociation de branche est avantageuse non seulement pour les salariés, auxquels elle assure une protection minimale – salaire minimum de branche, par exemple –, mais aussi pour les entreprises, dans la mesure où elle permet d'organiser la concurrence sur des bases communes : les règles applicables en matière de salaires, de durée et de conditions de travail ou de sécurité sont les mêmes pour toutes les entreprises rattachées à la branche. On voit donc combien il est important d'étendre cette logique, non seulement à l'ensemble du territoire national, mais aussi à l'ensemble de l'Union européenne et – ne rêvons pas trop, mais après tout, l'Organisation internationale du travail existe et doit jouer tout son rôle – au-delà des frontières européennes. Il est en effet nécessaire d'élever le niveau d'exigence sociale, y compris dans l'intérêt des entreprises.
Bien sûr, dans les grandes entreprises, on a les moyens de négocier, et la négociation doit y être renforcée. Mais, dans les petites, cette possibilité n'existe pas. C'est là que se trouve le curseur du dernier rapport de Jean-Denis Combrexelle. On voit bien, du reste, que le Gouvernement se positionne sagement, en voulant – même si le dispositif n'est pas « calé » – faire de la branche un élément non négligeable de la régulation.
En conclusion, le paritarisme, c'est du pragmatisme. Une construction naturelle qui permet à la société de respirer et de s'organiser, puisqu'il s'agit de confier aux acteurs directement concernés le soin de définir les règles qu'ils s'appliqueront. Or on est souvent beaucoup plus enclin à respecter un contrat que l'on a négocié et qui définit des règles que l'on s'est données, qu'à obéir à une loi dont on se méfie des décrets d'application. Le contrat est un acte de responsabilité. N'est-il pas, en effet, défini par le code civil comme une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s'engagent envers une ou plusieurs autres à donner, à faire ou à ne pas faire ? Du reste, les anciens militants syndicaux préféraient parler de « contrat collectif » plutôt que de « convention collective ». Il s'agissait pour eux de souligner que celui-ci est le pendant du contrat individuel, qui s'inscrit dans un rapport du fort – l'entreprise ou la société – au faible – l'individu.
Cependant, parce que le système paritaire est défaillant, il est nécessaire de réordonner tout cela. Mais attention : à chacun son métier et les vaches seront bien gardées ! La représentation nationale fait la loi ; aux partenaires sociaux de faire leur règlement. Pour des raisons historiques, nous avons toujours de grandes difficultés, à la différence des autres pays européens, à distinguer les deux domaines. Cette confusion peut être un facteur de faiblesse.