C'est dire le décalage de la politique française en matière éducative, à ce moment-là, avec les perspectives européennes. En effet, en janvier 2011, le jour même d'entrée en vigueur de cette loi, la Commission européenne, dans une communication faite au Parlement européen, proposait les différents aspects d'une politique contre l'abandon scolaire. On y trouvait des préconisations centrées sur l'école visant à améliorer le climat scolaire : création d'environnements d'apprentissage favorables, meilleure coopération avec les parents à l'aide de systèmes d'alerte rapide, meilleure orientation, tutorat et – j'y insiste – soutien financier aux familles. Nulle trace de sanction contre celles-ci.
Ma deuxième remarque, c'est que la présente initiative s'inscrit dans un calendrier, puisque nous examinerons dans quelques semaines un grand projet de loi sur la refondation de l'école, qui proposera des outils aux équipes éducatives et pédagogiques pour prévenir deux maux de notre système éducatif, souvent corrélés : l'absentéisme et le décrochage scolaire. Dans ce contexte, maintenir à tout prix la loi Ciotti, stigmatisante et inefficace, n'aurait aucun sens. Actuellement, la suspension des allocations familiales ne se produit qu'une fois constatée, au cours de deux mois différents dans une même année scolaire, l'absence d'un élève au moins quatre demi-journées dans le mois sans motif légitime ni excuse valable. La sanction n'intervient qu'en dernier recours, à l'issue d'un processus qui permet à la famille de faire connaître ses observations.
Ce dispositif, socialement orienté, est très peu opérationnel. Le 16 octobre 2003, M. Christian Jacob, alors ministre délégué à la famille, l'avait déjà signalé au Sénat, où il déclarait que « le droit en vigueur se caractérise par un dispositif administratif de suspension des prestations familiales dont l'application s'est révélée à la fois inefficace et inéquitable ». En effet, les familles avec un seul enfant, qui ne perçoivent pas d'allocations, ou celles affiliées à la mutualité sociale agricole, ne sont pas concernées soit, au total, un tiers des élèves. Ne le sont guère plus les familles aisées, pour lesquelles les prestations familiales ne représentent qu'une ressource minime.
Autant dire que la loi Ciotti cible les familles les plus nombreuses, les plus pauvres, et les familles monoparentales. D'ailleurs, elle ne sanctionne pas seulement les parents, mais l'ensemble de la fratrie, ajoutant l'injustice à l'inégalité entre les familles. C'est pourquoi, en juin 2010, le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale s'y est opposé. Par la suite, le 5 novembre 2010, le conseil d'administration de la Caisse nationale d'allocations familiales a émis sur le projet de décret d'application de la loi un avis défavorable, exprimé notamment par les représentants de l'Union nationale des associations familiales.
La ministre a pointé le 19 décembre dernier en commission l'inefficacité du dispositif, confirmée par les chiffres du rapport. En 2010-2011, la suspension des allocations a incité l'élève à retourner à l'école dans 78 cas sur 171 et en 2011-2012 dans 142 cas sur 649. Autrement dit, le taux d'échec de la sanction était l'an dernier de 70 %. En outre, au plan national, le taux d'absentéisme a progressé entre 2009-2010 et 2010-2011, première année de mise en oeuvre de la loi Ciotti.
En réalité, celle-ci était d'emblée vouée à l'échec, car elle n'explique l'absentéisme que par une défaillance de l'autorité parentale, alors que tous les parents souhaitent la réussite de leur enfant et que l'absentéisme résulte de causes multiples. La première est l'ennui ou la souffrance d'élèves qui ne disposent pas des bases nécessaires pour maîtriser les matières générales et à qui l'on fait comprendre, au collège comme au lycée, qu'ils n'ont pas leur place dans les bonnes filières. Les autres causes sont l'orientation ; la violence et le harcèlement qui selon le délégué ministériel chargé de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire, Éric Debarbieux, expliquent le comportement de 20 à 25 % des élèves absentéistes ; enfin l'environnement social et familial. Sur ces facteurs, la loi du 28 septembre 2010 n'a qu'une faible prise.
En outre, son application se heurte à des difficultés pratiques. Le dispositif n'est pas adapté aux lycées professionnels, où le taux d'absentéisme a atteint 14,8 % en 2010-2011 contre 2,6 % dans les collèges et 6,9 % dans les lycées généraux. Dans un lycée professionnel sur dix, il a dépassé 40 % en janvier 2011. Selon les témoignages recueillis par la mission permanente d'évaluation de la politique de prévention de la délinquance, il faudrait, pour appliquer les textes à la lettre, que les proviseurs ou leurs équipes signalent parfois aux autorités académiques l'absence de la quasi-totalité des élèves, ce qui est matériellement impossible.
La proposition de loi prévoit également de supprimer le CRP, créé par la loi du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances. La loi du 28 septembre 2010 avait modifié le dispositif qui encadre le contrat en supprimant la possibilité pour les présidents de conseils généraux de demander la suspension des allocations en cas d'absentéisme scolaire. La loi Ciotti a rendu le CRP caduc en privant les conseils généraux de toute initiative réelle en matière d'absentéisme.