Intervention de Pascal Duchadeuil

Réunion du 20 janvier 2016 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pascal Duchadeuil, président de la cinquième chambre de la Cour des comptes :

Cette enquête sur le parcours des jeunes « décrocheurs » a été un travail long. Sept régions, huit académies et, au sein de celles-ci, sept bassins d'emploi ont fait l'objet d'investigations approfondies.

Pour définir la notion de jeunes sans qualification, la Cour s'est appuyée sur le code de l'éducation : ce sont les jeunes qui sortent du système éducatif sans diplôme ou sans titre professionnel. Deux grandes catégories sont donc concernées : d'une part, les décrocheurs à proprement parler, c'est-à-dire ceux qui, à partir de seize ans – âge auquel se termine la scolarité obligatoire –, sortent du système éducatif sans qualification, et pour lesquels des dispositifs spécifiques de « raccrochage » sont prévus ; d'autre part, les jeunes sans qualification de dix-huit à vingt-cinq ans, pour lesquels il existe des dispositifs spécifiques ou généraux visant à assurer leur insertion sur le marché du travail.

Pour vous présenter les principaux enseignements de cette enquête, je suis entouré de l'équipe de contrôle, issue de deux chambres de la Cour – la troisième, compétente pour l'éducation, et la cinquième, compétente pour l'emploi et la formation professionnelle.

Les sorties sans qualification du système scolaire sont en relative diminution ; mais le phénomène reste très préoccupant du point de vue de l'accès à l'emploi. Le flux de jeunes sortant chaque année sans qualification du système scolaire peut être estimé pour la France métropolitaine à 103 000 jeunes en moyenne sur les années 2010 à 2012, soit 15 % des sortants. Cet indicateur évolue à la baisse, ce qui est heureux.

Si l'on raisonne maintenant, non pas en flux, mais en stock, la population des jeunes sans qualification est estimée par la Cour, pour la métropole toujours, à environ 480 000 jeunes pour la catégorie des dix-huit à vingt-quatre ans, soit 9 % des jeunes de cette tranche d'âge. La tendance est là aussi à la baisse. Les dernières données consolidées, qui remontent à décembre 2015, confirment ces estimations.

La France se situe par ailleurs dans la moyenne européenne : avec un taux de « sortants précoces » de 9 %, nous nous situons à peu près au même niveau que l'Allemagne, qui est à 9,5 %.

Toutefois, les difficultés d'insertion des jeunes les moins qualifiés se sont fortement accentuées au cours des dix dernières années. Le taux de chômage des jeunes sortis depuis un à quatre ans du système éducatif atteint ainsi presque 50 % pour les jeunes non diplômés, tandis que celui des diplômés de l'enseignement supérieur se situe à moins de 10 %. C'est un écart très important, et de surcroît durable, puisque le taux de chômage des jeunes sortis du système éducatif sans diplôme depuis cinq à dix ans atteint 33 %.

Il n'y a pas de politique unique visant ces jeunes sortis sans qualification du système scolaire, mais plusieurs réponses juxtaposées. Il existe quatre acteurs principaux. Le ministère chargé de l'éducation nationale a mis en place les plateformes de suivi et d'appui aux décrocheurs (PSAD), qui sont des instances de coordination des acteurs locaux. Le ministère chargé de l'emploi alloue des moyens budgétaires à la politique d'aide aux jeunes sans qualification, mais ils sont englobés dans le programme 102 Accès et retour à l'emploi. Les régions sont des acteurs essentiels, puisque 45 % des jeunes qui participent aux programmes régionaux de formation professionnelle continue n'ont aucune qualification. Enfin, il y a les partenaires sociaux : l'accord national interprofessionnel (ANI) du 7 avril 2011 visait tout particulièrement les décrocheurs, avec un dispositif confié aux missions locales.

Il faut souligner deux faits nouveaux.

La « garantie pour la jeunesse » adoptée par l'Union européenne en avril 2013 impose à chaque État membre de proposer à l'ensemble des jeunes une solution d'insertion dans les quatre mois qui suivent leur sortie du système éducatif : cela peut être un emploi, une formation continue, un apprentissage ou un stage. Ce nouvel instrument s'appuie en particulier sur l'initiative pour l'emploi des jeunes (IEJ). Dans ce cadre, la France a décidé de développer un dispositif innovant, la « garantie jeunes ».

Par ailleurs, la loi du 8 juillet 2013 pour la refondation de l'école invente un « droit au retour » : tout élève n'ayant pas atteint un niveau de formation de niveau V à l'issue de sa scolarité obligatoire doit pouvoir suivre une formation sous statut scolaire, soit en apprentissage, soit en tant que stagiaire de la formation professionnelle.

Ces évolutions renforcent la nécessité d'une meilleure convergence des interventions publiques. Aujourd'hui, aucune instance spécifique ne coordonne les politiques destinées aux jeunes sans qualification. De nombreuses initiatives au niveau régional cherchent à pallier cette absence. Mais la prise en charge de ces jeunes résulte surtout d'un ensemble de décisions individuelles, prises sans régulation d'ensemble, et sans qu'il soit possible de vérifier qu'une solution est effectivement proposée aux jeunes ou de garantir l'efficacité et la cohérence des parcours.

Vous pourrez voir, à la page 31 du rapport, un schéma des multiples dispositifs destinés à prendre en charge les jeunes sans qualification. Il vous paraîtra sans doute extraordinairement confus. Il est pourtant très simplifié par rapport à la complexité de l'organisation actuelle – celle-ci atteint des niveaux rares… En se limitant aux jeunes déjà éloignés du système éducatif, on trouve ainsi le contrat d'insertion dans la vie sociale (CIVIS), l'ANI jeunes décrocheurs, le projet personnalisé d'accès à l'emploi (PPAE), la garantie jeunes, les formations organisées par les régions ou par Pôle emploi, les écoles de la deuxième chance, l'établissement public d'insertion de la défense (EPIDe), les formules d'alternance, les emplois aidés, les emplois d'avenir, les structures d'insertion par l'activité économique… Tout cela compose un paysage particulièrement éclaté.

Ce constat amène la Cour à recommander la mise en place d'outils de convergence, qui pourraient prendre la forme de contrats de programme régionaux, associant l'État, la région, Pôle emploi, le réseau des missions locales et les partenaires sociaux.

Sur le plan opérationnel, une instance partenariale locale pourrait aussi être mise en place, non pour gérer des dossiers individuels, mais pour vérifier globalement que l'offre est bien adaptée à la demande, pour réguler l'orientation des jeunes sans qualification sur la base de critères partagés, et enfin pour s'assurer que des réponses adéquates leur ont bien été proposées.

Les dépenses publiques en faveur des jeunes de seize à vingt-cinq ans sans qualification représentent environ 1,9 milliard d'euros. La part de l'État est de 50 %, celle des régions de 25 %, le reste étant partagé entre les partenaires sociaux, Pôle emploi et les autres collectivités. Cette multiplicité des financements engendre de réelles difficultés de gestion pour les structures, par exemple les missions locales et les écoles de la deuxième chance, qui sont confrontées à la superposition des sources de financement.

La Cour a constaté, notamment par des visites de terrain, que le dispositif de raccrochage scolaire est correctement organisé, mais perfectible, notamment parce qu'il donne aux jeunes peu de solutions en dehors d'un simple retour à l'école.

Les plateformes de suivi et d'appui aux décrocheurs (PSAD) jouent un rôle intéressant en améliorant la collaboration entre les institutions locales à l'échelle d'un territoire. Dans les faits, toutefois, l'éducation nationale reste le maître d'oeuvre de ce dispositif : 78 % des responsables de plateformes sont issus de l'éducation nationale. On note inversement une faible présence de certaines structures, comme les centres de formation d'apprentis (CFA).

En 2011, le ministère de l'éducation nationale a mis en place une base de données, le système interministériel d'échange d'informations (SIEI), afin de repérer les élèves qui devraient être scolarisés, mais qui n'apparaissent plus dans les bases « élèves ». Le périmètre du SIEI est incomplet : il ne recoupe pas les bases de données de l'agence du service civique, des écoles de la deuxième chance, des centres EPIDe et des formations pré-qualifiantes des régions. Il n'est pas non plus connecté au système d'information du ministère de la défense, qui organise les journées défense et citoyenneté (JDC) – pourtant un moment privilégié pour repérer les décrocheurs. Selon le ministère de l'éducation nationale, près de la moitié des jeunes en situation de décrochage ne sont pas identifiés par le SIEI.

En outre, il y a par la suite une déperdition importante : la part des jeunes reçus en entretien n'est que d'un tiers parmi les décrocheurs potentiels repérés.

Une autre difficulté est que les jeunes sortant du système éducatif et accueillis dans le cadre des PSAD sont prioritairement orientés vers des solutions de simple retour en milieu scolaire. Or ce sont des jeunes qui ont, dans la plupart des cas, fui l'institution scolaire, et ont donc probablement une envie plus que limitée d'y retourner… On leur propose des places vacantes dans l'institution scolaire, mais aussi des actions de remobilisation ou des solutions de « deuxième chance », mais celles-ci sont quantitativement peu importantes.

L'enquête de la Cour montre que la tranche d'âge de seize à dix-huit ans constitue une véritable zone d'ombre. Elle est particulièrement difficile à prendre en charge : déliés de l'obligation scolaire, les jeunes de cet âge ont rarement un projet professionnel et ils sont mal pris en compte par les dispositifs d'insertion, qui s'adressent plutôt aux jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans : en 2013, par exemple, 1 % seulement des jeunes en emploi d'avenir et 3 % des jeunes ayant conclu un contrat de professionnalisation avaient moins de dix-huit ans. Il y a là un véritable problème.

L'apprentissage est ouvert aux jeunes n'ayant obtenu aucun diplôme : c'est la situation d'un tiers des jeunes qui entrent en apprentissage. Toutefois, un accès direct à l'apprentissage est souvent difficile pour un jeune décrocheur, parce qu'il n'a pas les acquis nécessaires. Des dispositifs de pré-apprentissage ont donc été mis en place pour permettre une remise à niveau.

Pour les jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans, les missions locales et Pôle emploi constituent les principales portes d'entrée vers les dispositifs d'insertion. Les missions locales accueillent chaque année plus de 500 000 jeunes dans le cadre d'un premier contact : 45 % d'entre eux, c'est-à-dire 240 000 personnes, n'ont aucune qualification. De même, parmi les 600 000 jeunes inscrits en 2013 depuis plus de trois mois à Pôle emploi, près de la moitié étaient sans formation ou peu qualifiés.

Il existe deux types de dispositifs vers lesquels ces jeunes sont orientés.

Les premiers sont réservés à des jeunes sans qualification, tels que le CIVIS renforcé, les écoles de la deuxième chance, ou l'EPIDe. Le nombre de jeunes accueillis par chacun de ces dispositifs varie énormément : 80 000 jeunes pour le CIVIS, 23 000 pour l'ANI jeunes décrocheurs, 9 700 pour les écoles de la deuxième chance, 2 500 pour l'EPIDe. Il existe donc aussi une différenciation des publics. Le coût unitaire varie beaucoup : 1 400 euros par jeune concerné pour le CIVIS, 1 300 euros pour l'ANI jeunes décrocheurs, 8 700 euros pour les écoles de la deuxième chance et 23 900 euros pour l'EPIDe. Tout dépend bien sûr de l'intensité de l'encadrement et de la nature des prestations offertes.

Les seconds sont des dispositifs de droit commun, qui ne sont pas réservés aux jeunes sans qualification, mais auxquels ceux-ci peuvent néanmoins accéder. On retrouve la même hétérogénéité : ainsi, le coût unitaire est de 4 400 euros pour les formations organisées par les régions, 6 600 euros pour les contrats de professionnalisation, 11 700 euros pour l'insertion par l'activité économique, 18 200 euros pour l'apprentissage, 24 000 euros pour les emplois d'avenir.

Vous trouverez en annexe du rapport, sans doute pour la première fois dans un document public, un inventaire exhaustif des caractéristiques – objectifs, effectifs concernés, indicateurs d'efficacité, coûts globaux, coûts unitaires – des vingt-deux dispositifs sur lesquels nous avons travaillé. Il va de soi qu'aucun acteur local ne peut prétendre les connaître tous.

La définition du besoin d'accompagnement et de formation devrait faire l'objet d'un diagnostic approfondi pour chaque jeune, ce qui est loin d'être la règle. Un bilan est réalisé dans le cadre des structures de deuxième chance, mais il serait souhaitable qu'un bilan fondé sur un référentiel commun à l'ensemble des acteurs – qui n'existe pas encore – soit organisé systématiquement.

En outre, les décisions d'orientation vers un dispositif reposent le plus souvent sur le jugement d'une seule personne, par exemple le conseiller de mission locale. La Cour souligne qu'il serait intéressant d'associer des partenaires plus nombreux, et de préciser des lignes de partage claires entre les différents dispositifs.

Je ne recenserai pas ici les vingt-deux dispositifs. Je dirai seulement quelques mots de certains d'entre eux.

Il nous est notamment apparu que les performances du CIVIS, et même du CIVIS « renforcé », qui prend en charge 80 000 jeunes, se sont émoussées avec le temps. La concurrence d'autres dispositifs plus récents peut amener à s'interroger sur d'éventuels arbitrages.

Les écoles de la deuxième chance constituent un dispositif original. C'est un modèle pédagogique qui propose un cursus à temps plein, et qui se montre efficace, au regard de la nature des publics, particulièrement difficiles, qui sont pris en charge. Ces écoles de la deuxième chance sont toutefois coûteuses, ce qui empêche leur généralisation.

Il en va de même de l'EPIDe, qui n'accueille que 2 500 personnes.

Je précise ici que, lorsque nous parlons de taux de sortie positive, il s'agit d'une sortie soit vers l'emploi, soit vers la formation, dans des conditions parfois difficiles à comparer d'un dispositif à l'autre.

Quant aux dispositifs généralistes, ils contribuent à apporter des solutions d'insertion, mais ils sont insuffisamment orientés vers les jeunes sans qualification.

C'est par exemple le cas de l'alternance. J'ai déjà évoqué certaines des raisons pour lesquelles il peut être ardu pour un jeune sans qualification de s'engager dans la voie de l'apprentissage. Il peut également y avoir pénurie de places. Enfin, ces jeunes peuvent être réticents à l'idée de s'engager pour une durée de deux ans.

Il y a même, dans le cas du contrat de professionnalisation, un effet de marginalisation : il n'a concerné qu'un peu moins de 9 000 jeunes sans qualification seulement en 2013, soit 8 % du total des entrées.

A contrario, les emplois d'avenir sont plutôt bien ciblés : en 2014, 41 % des emplois d'avenir ont été pourvus par des jeunes sans qualification, soit 36 000 personnes. Nous n'avons pas assez de recul pour évaluer l'efficacité de ce dispositif. Il est indéniable qu'il est coûteux – environ 24 000 euros par an et par personne.

Par ailleurs, la Cour a noté un phénomène de concurrence entre les différents dispositifs, par exemple entre l'apprentissage et les contrats d'avenir. Certains choix peuvent être dictés par la logique financière plutôt que par celle des parcours des jeunes concernés.

La garantie jeunes permet quant à elle au jeune d'obtenir une allocation équivalente au revenu de solidarité active
(RSA). L'objectif est de toucher 100 000 jeunes en 2017. L'accompagnement est plus intensif que celui du CIVIS, par exemple. Le coût global serait de 3 600 euros par jeune, soit 360 millions d'euros au minimum pour 100 000 jeunes, ce qui obligera sans doute à des arbitrages.

Au total, l'enquête de la Cour l'amène à constater que la multiplication des dispositifs nuit à la lisibilité globale de l'offre d'insertion. Il serait souhaitable de procéder à une recomposition, autour de quatre types de dispositifs : un dispositif d'accompagnement inspiré de l'actuel PPAE, pour les jeunes les plus proches de l'emploi ; un dispositif inspiré de la garantie jeunes pour ceux ayant besoin d'un accompagnement plus intense ; un dispositif géré par les régions et adapté aux décrocheurs de seize à dix-huit ans n'ayant pas vocation à réintégrer le système scolaire ; enfin, les dispositifs de deuxième chance pour les jeunes les plus éloignés de l'emploi doivent absolument être maintenus, mais de façon beaucoup moins éclatée.

En définitive, il apparaît que les difficultés rencontrées tiennent, plutôt qu'au manque de moyens, à leur dispersion entre un trop grand nombre d'intervenants et de dispositifs, à des diagnostics insuffisamment coordonnés et à de grands écarts d'efficacité et de coût.

La politique du ministère de l'éducation nationale, avec les plateformes de soutien et d'appui aux décrocheurs, constitue un progrès, même si ce dispositif est perfectible. Cependant, des choix devront être faits. On ne peut maintenir vingt-deux dispositifs différents, pour des coûts allant de un à quinze ! Il faut se montrer attentif à la diversité des publics, mais aussi privilégier les dispositifs les plus efficaces. Malheureusement, l'évaluation n'est pas systématique. La Cour souhaite notamment l'établissement d'un référentiel d'évaluation partagé.

La fragmentation des opérateurs et l'éclatement des financements conduisent à un empilement de dispositifs qui paraît peu efficace. La Cour appelle à des arbitrages, qui seraient l'occasion de définir une architecture nouvelle au service d'une politique plus unifiée.

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