Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 12 janvier 2016 à 18h15
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Je serai la semaine prochaine au Parlement européen, dont le président m'a invité à traiter la COP21 et de ses suites. Je remercie tous ceux qui m'ont accompagné dans ce moment exceptionnel. Je pense que l'accord trouvé a véritablement une très grande portée ; il doit maintenant être appliqué.

J'ai appris que la présidente de la Pologne sera également présente au Parlement européen. La Commission européenne doit remplir le rôle qui lui est assigné en exerçant les pouvoirs dont elle est dotée. Mais la Pologne est un pays avec lequel nous avons beaucoup de relations et le Président de la République et moi-même pensons qu'il existe une marge de manoeuvre. Il ne faudrait pas que les Polonais basculent du côté des anti-européens. La France ne peut se gendarmer contre tous. Je constate que les Allemands ont eu des mots très durs à l'égard du gouvernement polonais, que l'ambassadeur d'Allemagne à Varsovie a été convoqué par le ministre des affaires étrangères polonais, et que l'Allemagne a adouci le ton. Mais le virage pris par la Pologne est préoccupant.

L'attentat qui a frappé Istanbul ce matin a fait une dizaine de morts, allemands et norvégiens ; a priori, aucun Français ne fait partie des victimes. J'ai dit ma compassion, et j'ai donné des instructions tendant à ce que l'on ferme là-bas certains lieux qui dépendent de mes services. M. Erdoğan a indiqué que l'auteur de l'attentat est Daesh, sans que l'on sache encore si c'est le cas. Nous entretenons des relations avec la Turquie, mais nous ne sommes pas d'accord avec sa manière de traiter les Kurdes. D'autre part, sous la pression de l'Allemagne, l'Union européenne a promis 3 milliards d'euros à la Turquie pour l'aider à accueillir les réfugiés syriens ; les versements commencent, mais la contrepartie doit se manifester. Il faut compter avec les Turcs mais la vigilance s'impose.

À propos de l'Union européenne en 2016, la tonalité de mes propos était moins pessimiste que lucide. D'abord, nous devrions mieux expliquer les problèmes de politique internationale, car il est stupéfiant d'entendre tant de jugements à l'emporte-pièce de prétendus spécialistes sur l'action de la diplomatie française – comme si les affaires du monde pouvaient être résolues par un seul pays. C'est absurde ! On veut bien nous donner crédit de notre action en faveur de la COP21, de l'accord nucléaire iranien et de nos interventions au Mali et en République centrafricaine mais certains s'offusquent que la France ne soit pas parvenue à régler la question syrienne. Allons ! Il est puéril de penser qu'il suffirait que nous ayons choisie une position pour qu'elle s'appliquât par décret de droit divin.

L'année dernière, mes interlocuteurs me demandaient : « Où en est l'euro ? » ; ils me demandent maintenant où en est l'Europe. De fait, l'économie n'est pas flamboyante, avec les conséquences que l'on sait sur l'emploi. Les flux migratoires demeurent incontrôlés, et s'y ajoutent les questions distinctes, mais parfois liées, du terrorisme ; mon collègue Bernard Cazeneuve a eu raison de demander à ses homologues de prendre des mesures contre les « vrais faux passeports » utilisés par certains terroristes. L'évolution politique est préoccupante dans certains pays européens. Enfin, il y a « l'affaire » britannique.

Je considère que ce serait une mauvaise affaire, et pour eux et pour nous, que les Britanniques sortent de l'Union. Le Royaume-Uni est un grand pays, et le seul qui, avec la France, défende la souveraineté européenne. Je ne suis aucunement belliciste, mais une politique étrangère qui n'est pas appuyée par des moyens de défense, cela n'existe pas ; je vous recommande à ce sujet la lecture instructive et divertissante de la biographie de Winston Churchill par Boris Johnson. Que le Royaume-Uni prenne la porte serait un mauvais coup porté à l'Union européenne : non seulement elle en serait rapetissée mais, si les Britanniques sortaient, le mouvement ne s'arrêterait pas là. Donc, nous discutons. Mais je ne suis pas du tout sûr du résultat du referendum que M. Cameron a décidé d'organiser dans un pays où l'on ne cesse depuis 25 ans d'accuser l'Union européenne de tous les maux.

Quand on demande aux citoyens européens de dire quelles sont, selon eux, les lacunes de l'Union européenne, ils citent en premier lieu l'absence de politique de sécurité et de défense commune. Le monde est dangereux, et l'Europe est incapable de se défendre – c'est la France qui la défend ! Bien que la sécurité européenne soit une question majeure, et ressentie comme telle par les Européens, ce n'est pas la base sur laquelle l'Union a été construite. La France fera une proposition à ce sujet, peut-être avec l'Allemagne.

De nombreuses élections se dérouleront en Afrique en 2016. Le 7 février aura lieu le deuxième tour des élections en Centrafrique. Le premier tour a rassemblé 79 % de votants ; jamais un tel taux de participation n'avait été constaté lors d'élections libres dans ce pays. Deux candidats intègres sont arrivés en tête. Je rappelle que lorsque la France a décidé d'intervenir, il y a deux ans, la Centrafrique était à un jour du déclenchement d'une guerre civile. J'espère que le second tour se déroulera bien. Il faudra ensuite accompagner les nouvelles autorités et faire que l'Union africaine soit dotée des moyens d'intervenir car la France ne peut agir en tout temps et en tous lieux.

Daech, devenu un franchiseur, a maintenant des liens avec Boko Haram et avec d'autres individus voulant commettre des exactions. Le mouvement est effectivement beaucoup plus large maintenant que ne l'était le projet de califat initial.

Au Burundi, où la situation est mauvaise, l'Union africaine a décidé d'intervenir. Nous poussons à la discussion, mais la paix est très fragile et si les tensions ne sont pas maîtrisées le risque d'un massacre existe.

En Libye, il y a désormais un premier ministre, et un accord soutenu par les Nations Unies ; mais il y a aussi Daech, et il se dit que 3 000 combattants sont rassemblés dans la zone de Syrte. Notre position est la suivante : maintenant que l'accord s'est fait sur un premier ministre, les « parrains », à Tobrouk et à Tripoli, doivent cesser de saborder l'accord. Nous devons faire bloc pour qu'un gouvernement se constitue avec le soutien du Conseil de sécurité et pour cela soutenir les efforts du nouveau représentant spécial du secrétaire général des Nations unies et sanctionner ceux qui font obstruction. L'Italie va prendre le leadership dans ce dossier ; la France ne peut être présente partout – elle l'est déjà beaucoup. Ensuite, il faudra aider les Libyens à lutter contre Daech, ce qui n'est pas possible aussi longtemps qu'un gouvernement n'est pas constitué.

M. Destot m'a interrogé sur le calendrier d'application de l'accord trouvé à la COP21. La France assure la présidence de la conférence jusqu'au mois de novembre. L'Accord de Paris sera ouvert à la signature le 22 avril ; il entrera en vigueur après que 55 pays représentant 55 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre l'auront ratifié, ce que le Parlement français devra être l'un des premiers à faire. En mai sera élaboré le cadre visant à faciliter le transfert de technologies. En novembre, nous passerons le relais au Maroc. Or, nous serons aussi jugés sur l'application de l'accord. Mais j'ai l'intuition que les choses iront beaucoup plus vite qu'on ne le pense, car le dérèglement climatique fait déjà sentir ses effets à Pékin, à New-Delhi, en Afrique… L'accord qui a été conclu est inespéré mais l'on pourrait, si on le souhaitait, ne commencer à agir qu'en 2025. Cela n'aurait pas de sens. Il faut accélérer, et nous devrons être à la manoeuvre pour cela.

Après avoir fait de la situation internationale une description qui suscite l'effroi, M. Myard m'a interrogé sur les intentions américaines ; lui retournerais-je la question que sa réponse serait, à n'en pas douter, pittoresque... Le président Obama voit bien les inconvénients de chaque décision. André Gide le disait autrement : « Ce qui me pèse dans le choix n'est pas ce que j'élis mais ce que je n'élis pas ». Ainsi, lorsqu'il aurait fallu empêcher Bachar al-Assad de nuire, le président américain ne l'a pas voulu. Vladimir Poutine n'a pas ces scrupules. Les États-Unis sont une très grande puissance mais le peuple américain a ses contradictions : il veut une Amérique forte mais, las de la guerre depuis l'intervention en Afghanistan, il refuse que le président Obama envoie de nouveau des troupes se battre au sol. Il y a donc un vide. L'absence des États-Unis crée un déséquilibre.

Les missiles balistiques ne figurent pas dans l'accord relatif au programme nucléaire iranien mais dans d'autres accords ; la question est effectivement préoccupante. L'accord nucléaire proprement dit s'appliquera le jour où l'AIEA aura attesté que les obligations souscrites sont respectées. Nous sommes soumis à de fortes pressions pour que l'on fasse vite, mais le jour de la levée des sanctions n'est pas encore venu.

J'ai évoqué la situation de Daech avec le ministre de la défense. S'il a un peu reculé en Irak, il tient des positions constantes en Syrie. C'est que les Russes le bombardent bien moins qu'ils ne bombardent l'opposition modérée : on estime que leurs frappes visent pour 50 % l'opposition modérée, pour 35 % l'opposition « dure » et Daech pour 15 %.

Les Russes sont allés secourir Bachar al-Assad pour préserver leurs intérêts. Mais si le régime syrien regagne du terrain en raison de leurs efforts et de ceux de l'Iran, cela peut les inciter à rester en Syrie plus longtemps qu'ils ne devraient. Et même si Vladimir Poutine a lancé hier un avertissement à Bachar al-Assad en disant qu'il devrait y avoir des élections et un changement de Constitution, la Russie continue inexorablement à bombarder l'opposition modérée, bien davantage que Daech, je vous l'ai dit. Je rappelle que le siège de Madaya n'est pas le fait de Daech mais du régime syrien, et le sort fait aux habitants est épouvantable. Les négociations de paix seront donc compliquées.

Les attaques qui ont visé des femmes en Allemagne peuvent avoir pour conséquence que l'accueil des migrants y soit posé dans des termes politiques différents, au risque que se crée une grave confusion entre migration, violence et terrorisme. Le nombre d'immigrants en Europe baisse en ce moment en raison des mauvaises conditions climatiques, mais si la Syrie et la Libye ne sont pas stabilisées lorsque le temps redeviendra plus clément, le mouvement reprendra. Et si l'Allemagne a accueilli plus d'un million de réfugiés l'année dernière, il ne lui sera pas possible d'en accueillir autant en 2016.

Qu'en est-il spécifiquement pour la France ? Nous sommes ouverts et nous accueillons des Syriens, en vérifiant qui ils sont. Mais ce n'est pas en priorité vers notre pays que les immigrants se dirigent, et la pression migratoire n'est pas aussi forte pour nous qu'elle l'est dans d'autres pays européens. Nous ne pouvons pour autant nous désintéresser d'une question d'importance humanitaire et européenne majeure, alors que, progressivement, tous les États ferment leurs frontières, ce qui n'est pas une solution.

Un rapport critiquant les travaux du groupe de Minsk, établi au nom de la Commission des questions politiques de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a en effet été publié aujourd'hui. Je rappelle que le groupe de Minsk est la seule instance légitime pour traiter de la situation du Haut-Karabakh.

L'application des Accords de Minsk avance, mais trop lentement. Une nouvelle discussion aura bientôt lieu au niveau ministériel au format « Normandie ». Il faut aller assez vite. La date butoir à laquelle la nouvelle loi électorale doit être soumise à la Rada d'Ukraine est début février ; son adoption requiert la majorité des deux tiers. Le président Petro Porochenko nous a dit que le texte serait mis à l'ordre du jour ; s'il est adopté, les Russes avanceront. Les Accords de Minsk, qui venaient à échéance le 31 décembre dernier, ont été prorogés. Un effort est maintenant nécessaire, des deux côtés ; la diplomatie doit jouer tout son rôle.

Contrairement à ce qui a été dit, l'essai nucléaire de la Corée du Nord n'était pas celui d'une bombe à hydrogène mais d'une bombe atomique classique peut-être améliorée. Le Conseil de sécurité a adopté une résolution à ce sujet. Nous voudrions aller plus loin et définir une série de mesures au titre du chapitre 7 de la charte des Nations unies. Il faut être très ferme avec la Corée du Nord, mais ce sont les Chinois qui ont la clef. Mes collègues chinois, japonais et sud-coréen ont un avis convergent sur cette affaire très sérieuse. J'ajoute qu'il faudra déterminer qui a fourni aux Nord-Coréens les moyens de fabriquer un engin de cette sorte ; ceux qui les alimentent sont des criminels.

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