On reproche souvent au Parlement de légiférer dans l'urgence. Manifestement, tel n'est pas le cas pour le texte que nous examinons aujourd'hui. En l'espèce, nous sommes même collectivement tombés dans l'excès inverse, Parlement comme Gouvernement : déposé le 21 février 2006 au Sénat qui a adopté le projet de loi le 10 octobre 2007. Transmis à l'Assemblée nationale, le texte n'a cependant pas été examiné, faute d'une inscription à l'ordre du jour. Redéposé le 14 février 2013 – car nous avions entre-temps changé de législature –, il va enfin être examiné par notre assemblée en ce début d'année 2016, soit dix ans après la date de son premier dépôt !
Toutefois, bien qu'arrivant tardivement, le texte proposé n'en est pas moins utile et nécessaire. Il vise en effet à compléter notre arsenal juridique afin de poursuivre et de réprimer plus efficacement les violations d'embargos et de mesures restrictives.
Il s'inscrit en outre dans une certaine actualité. Ce samedi, constatant que l'Iran avait tenu ses engagements en la matière, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a émis un avis favorable à l'entrée en vigueur de l'accord conclu en juillet 2015 sur le nucléaire iranien. À la suite à cette déclaration, les États-Unis et l'Union européenne ont décidé d'une levée progressive des mesures pesant sur l'Iran dans les domaines économiques et financiers.
Mais, avant de vous présenter le projet de loi plus en détail, je souhaiterais effectuer quelques rappels sur les notions d'embargo et de mesures restrictives, ainsi que sur la manière dont elles prennent corps et s'imposent aux acteurs étatiques tenus de les respecter.
L'embargo est une forme de sanction à la disposition d'un État souverain ou d'une organisation internationale dans la conduite de ses rapports internationaux. Historiquement, l'embargo est un acte d'autorité par lequel un État retient ou met sous séquestre les navires d'un autre État mouillant dans ses ports afin d'exercer une pression sur ce dernier. On peut citer à cet égard l'embargo imposé par la France en application d'un arrêt du Conseil du Roi en date du 24 mai 1760 aux villes hanséatiques, Hambourg en particulier.
La notion d'embargo est aujourd'hui entendue dans une acception beaucoup plus large. Elle recouvre, en substance, l'ensemble des mesures restrictives que l'État auteur de l'embargo décide d'appliquer aux relations économiques, commerciales et financières qu'il entretient avec un autre État. Ces mesures peuvent aller jusqu'à l'interdiction complète de ces relations.
L'auteur de l'embargo peut être un État, qui décide souverainement et unilatéralement de rompre ou de restreindre ses relations avec la partie sur laquelle pèse l'embargo. Toutefois, du moins pour ce qui concerne la France, la décision de mise en place d'un embargo ou de mesures restrictives résulte généralement d'un acte multilatéral.
Sur le plan international, l'embargo est un levier à disposition du Conseil de sécurité des Nations unies dans le cadre de la mise en oeuvre du chapitre VII de la Charte au titre des actions envisageables « en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte d'agression ». Il est décidé sur le fondement de l'article 41 de la Charte des Nations unies.
D'autres organisations internationales peuvent également édicter de telles mesures. Ainsi, dans le cadre du conflit opposant l'Arménie et l'Azerbaïdjan, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a décidé, en 1992, la mise en place d'un embargo sur les armes contre les forces engagées dans des combats dans la région du Haut-Karabagh.
À l'échelon européen, l'Union européenne peut également décider la mise en place de telles mesures et en imposer le respect à ses États membres. Ces mesures peuvent concerner des États tiers, des entités non étatiques ou des particuliers. Elle peut le faire indépendamment des décisions prises par le Conseil de sécurité des Nations unies, mais, dans la plupart des cas, les décisions d'embargo résultent à la fois d'une décision onusienne et d'une décision européenne.
Sur le plan européen, deux hypothèses doivent être distinguées.
La première, lorsque l'Union européenne agit dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune. La mise en place des embargos s'effectue en deux temps. Tout d'abord, l'article 29 du traité sur l'Union européenne permet l'adoption d'embargos ou de mesures restrictives. L'article 215 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne permet, quant à lui, la mise en oeuvre concrète de ces mesures restrictives. Juridiquement, ces mesures prennent la forme d'une Position commune ou d'une décision du Conseil prévoyant l'interruption ou la réduction, en tout ou en partie, des relations économiques et financières avec un ou plusieurs États tiers.
La seconde, lorsque l'Union européenne agit au titre de la protection de « l'espace de liberté, de sécurité et de justice ». Le Parlement et le Conseil peuvent alors recourir à l'article 75 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne « en ce qui concerne la prévention du terrorisme et des activités connexes, ainsi que la lutte contre ces phénomènes ». Cet article permet ainsi aux institutions européennes de prendre des mesures financières à l'encontre de personnes physiques ou morales et groupes ou entités non étatiques, par exemple le gel de leurs fonds ou de leurs avoirs financiers.
En tout, à l'heure actuelle, la France est tenue d'appliquer des embargos ou des mesures restrictives à l'égard de vingt-trois États ou entités.
Notre pays n'est évidemment pas totalement démuni dès lors qu'il s'agit de réprimer les violations d'embargos. Trois régimes spécifiques, relatifs à trois domaines identifiés, peuvent être décrits.
Le premier concerne le commerce des armes et matériels de guerre qui, statistiquement, est le premier concerné par les embargos. Comme vous le savez, la France dispose d'un régime juridique complet d'autorisation et de contrôle, codifié dans le code de la défense. Avec notre collègue Yves Foulon, nous avions présenté ce régime en détail à l'occasion du débat en commission sur notre rapport d'information relatif au dispositif de soutien aux exportations d'armement.
Le contrôle des exportations d'armement repose sur le principe fondamental de prohibition : seules peuvent être réalisées les opérations expressément autorisées par le Gouvernement, par le biais de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG).
Dans ce cadre, la France respecte rigoureusement les régimes de sanctions édictés par les différentes institutions compétentes. Par ailleurs, notre pays applique strictement les stipulations de la Position commune 2008944PESC qui régit le contrôle des exportations d'équipements et de technologies militaires. Son article 2.1 précise très clairement qu'« une autorisation d'exportation est refusée si elle est incompatible avec, entre autres : les obligations internationales des États membres et les engagements qu'ils ont pris d'appliquer les embargos sur les armes décrétés par les Nations unies, l'Union européenne et l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. »
Une exportation de matériels de guerre ne peut être réalisée sans autorisation préalable. Or, cette autorisation ne peut être délivrée en présence d'un embargo ou de mesures restrictives. Par ailleurs, une autorisation en cours peut être suspendue, modifiée, abrogée ou retirée notamment pour tenir compte de telles mesures.
Pour autant, et c'est bien normal, des dispositions existent qui permettent de poursuivre et de réprimer les exportations réalisées en violation de la réglementation. L'article L. 2339-11-1 du code de la défense précise que le fait de contrevenir aux dispositions encadrant l'exportation des matériels de guerre est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Cet article permet donc de sanctionner l'exportation sans autorisation, qu'il existe ou non un embargo ou des mesures restrictives.
Le code des douanes prévoit également des peines en cas de non-respect des mesures de prohibition d'importation ou d'exportation de biens ne relevant pas du régime spécial applicable aux armes et matériels de guerre.
Enfin, dans le domaine financier, le Gouvernement peut, par exemple, soumettre à déclaration, autorisation préalable ou contrôle les opérations de change, les mouvements de capitaux et les règlements de toute nature entre la France et les États tiers. Les contrevenants à ces mesures s'opposent à des peines prévues par le code des douanes.
Quel est donc l'intérêt du projet de loi présenté aujourd'hui dès lors qu'existent déjà dans notre droit un certain nombre de dispositions permettant de sanctionner les transactions frauduleuses ?
C'est que, hormis ces dispositions de droit pénal spécial, il n'existe à l'heure actuelle aucune mesure de droit pénal général permettant la répression de la violation des embargos et des mesures restrictives en tant que telle.
En outre, les dispositions actuelles ne couvrent pas de manière exhaustive l'ensemble des cas possibles de violation d'embargos, qui peuvent concerner des domaines très divers.
Le projet de loi propose donc de créer, dans le code pénal, une incrimination de portée générale permettant de réprimer toute violation d'embargo ou de mesure restrictive, quel que soit le domaine d'activité concerné et quelle que soit la nature de la décision instituant de tels embargos et mesures : loi, acte pris sur le fondement des traités européens, accord international régulièrement ratifié ou approuvé, ou résolution du Conseil de sécurité de l'ONU.
L'article 1er, qui constitue le coeur du projet de loi, comporte trois volets.
Le premier est la définition des notions d'embargo et de mesure restrictive. Elles s'entendent comme « le fait d'interdire ou restreindre des activités commerciales, économiques ou financières ou des actions de formation, de conseil ou d'assistance technique en relation avec une puissance étrangère, une entreprise ou une organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou avec leurs agents ou toute autre personne ».
La définition est large ; elle ne vise pas des champs particuliers ou des domaines d'activité précis et permettra donc de poursuivre efficacement l'ensemble des faits délictueux, quelle que soit la nature des activités commerciales, économiques ou financières visées par les embargos et mesures restrictives. Par ailleurs, le fait de viser explicitement les prestations de service permet de compléter utilement notre arsenal juridique.
Le deuxième volet concerne la détermination des peines maximales encourues en cas de violation d'embargo ou de mesures restrictives soit : sept ans d'emprisonnement et 750 000 euros d'amende.
Toutefois, l'amende peut être fixée au double de la somme sur laquelle a porté l'infraction. La tentative d'infraction est punie des mêmes peines.
Enfin, l'article 1er précise que la levée d'un embargo ou de mesures restrictives ne fait pas disparaître l'incrimination de violation antérieurement constatée. En d'autres termes, les infractions commises lorsqu'un embargo ou des mesures restrictives étaient en vigueur pourront être poursuivies et jugées postérieurement à l'éventuelle levée de cet embargo ou de ces mesures. Par coordination, une disposition similaire est prévue à l'article 3 dans le code des douanes.
Si l'article 1er constitue un incontestable progrès dans la répression des violations d'embargos, j'estime néanmoins que, pour le rendre pleinement opérant, il conviendrait de le compléter sur trois points : il semble nécessaire de réprimer plus sévèrement la violation lorsqu'elle est commise en bande organisée ; il convient de préciser les peines applicables aux personnes morales coupables d'une violation d'embargo ; enfin, il semble utile de prévoir une possibilité de confiscation de l'objet de la violation de l'embargo, ainsi que des biens et avoirs qui en sont le produit.
Je vous présenterai plusieurs amendements en ce sens.
L'article 2 fixe le principe d'une exemption de peine au bénéfice de toute personne qui, ayant tenté de commettre l'infraction prévue par le projet de loi, permet d'éviter que celle-ci ne se réalise et d'identifier, le cas échéant, les autres coupables en avertissant l'autorité administrative ou judiciaire.
Une telle disposition est bien connue de notre droit pénal. Elle ne s'applique qu'aux cas strictement déterminés par la loi, par exemple les tentatives de crimes et délits en matière d'assassinat ou d'empoisonnement, d'infractions à la législation sur les stupéfiants, de proxénétisme ou de fausse monnaie.
Je précise que l'exemption de peine est sans effet sur la culpabilité du prévenu repenti : déclaré coupable par le tribunal, il est simplement exempté de l'exécution de sa peine. Elle n'implique ni sa relaxe ni son acquittement.
Enfin, l'article 4 concerne l'application de la loi dans les territoires ultramarins.
Telles sont les dispositions de ce projet de loi que je vous demande d'adopter complété, si vous l'acceptez, des amendements que je vais vous présenter dans quelques instants.