Daech représente l'ancien acronyme arabe du groupe qui a décidé de se nommer État islamique (EI) au début du printemps 2014. Il rencontre de sévères difficultés en Syrie, les dynamiques actuelles laissant présager de graves problèmes stratégiques pour lui dans ce pays ; ces développements étaient prévisibles, et j'ai toujours critiqué l'accent mis par la France sur le théâtre syrien. En effet, la puissance de l'État islamique réside avant tout en Irak, où il se montre beaucoup plus résilient et où se livrera la véritable bataille.
Présenter l'arrivée de Daech sur la scène irakienne en 2014 comme une surprise constitue une erreur, car sa genèse remonte à l'embargo imposé à ce pays à la suite de la guerre du Golfe de 1991. La contrebande pétrolière et d'autres trafics se sont développés dans le contexte de sanctions internationales et ont irrigué le tissu socio-économique irakien, principalement dans la province d'Anbar, à l'ouest du pays, qui est devenue dans les années 1990 l'interface de réseaux de contrebandes à destination de la Syrie et de la Jordanie, les frontières s'avérant déjà très poreuses à cette époque. Le régime baathiste a délégué un certain nombre de ses prérogatives à des acteurs locaux, notamment des tribus. Celles-ci se sont retrouvées aux côtés des Américains contre les djihadistes ou se sont battues en 2014 dans le même camp que l'État islamique, dont la majorité des combattants sont irakiens. L'État islamique d'Irak, ancêtre de Daech proclamé le 15 octobre 2006 dans six provinces du pays, avait promis aux tribus de recouvrer leur pouvoir si elles livraient bataille contre le gouvernement irakien installé à la suite de l'intervention américaine. L'EI a récupéré les trafics contrôlés par les tribus et a élaboré le projet de les transformer en économie politique articulée. En 2014, cette évolution a déjà abouti, au-delà des dynamiques militaires, puisque le président George W. Bush avait déployé des troupes supplémentaires en 2007 et 2008 dans le cadre de la stratégie du « surge » du général David Petraeus, qui avait vu la naissance d'une coopération très circonstancielle entre les tribus sunnites et l'armée américaine contre les djihadistes. Le groupe s'est reconstitué de manière visible dès 2009 ; il a consolidé le système d'économie politique en Irak et a exporté son activité en Syrie, à la faveur du basculement de ce pays dans la guerre civile. Lorsque celle-ci a éclaté, l'État syrien s'était déjà retiré de la partie orientale du pays, qu'il a toujours négligée. Il faut avoir ces éléments en tête pour déconstruire le mythe de la surprise véhiculé par les médias.
L'économie politique des zones contrôlées par Daech est rationalisée et, à la différence d'al-Qaïda, territorialisée, même si les sources de revenus extérieurs tendent à s'accroître au fur et à mesure que se poursuit la campagne militaire contre le groupe. Daech a bénéficié de la précarité socio-économique des territoires dans lesquels il s'est implanté et du ressentiment des populations sunnites contre le gouvernement irakien de Bagdad, installé à la suite d'une décennie d'occupation américaine désastreuse. On retrouve cette situation en Syrie, mais il convient de ne pas plaquer une seule grille d'analyse communautaire car les clivages et les divisions s'avèrent bien plus complexes que le simple clivage entre chiites et sunnites. Un sentiment transfrontalier de solidarité s'est développé entre l'Ouest irakien et les provinces syriennes frontalières, les trafics et la contrebande existant entre ces deux régions depuis les années 1990. La propagande de l'État islamique a mis en scène l'effondrement de la frontière Sykes-Picot, qui était en fait poreuse depuis vingt-cinq ans et la fin de la guerre du Golfe.
Malgré les opérations militaires actuelles, la première source de revenus de Daech reste les rackets, les rançons et les pillages de sites archéologiques ; des antiquités sont vendues à des acheteurs internationaux depuis 2003 et ce trafic continue puisque je vois régulièrement sur des sites comme eBay des antiquités irakiennes. Les extorsions et les rançons sont justifiées par la protection des populations civiles et par la restauration des services. Cette dernière a beaucoup joué pour la popularité de Daech, car les services de base ne fonctionnaient pas du fait de la déliquescence de l'État et des institutions. Les Irakiens, depuis vingt-cinq ans, et les Syriens, depuis plus récemment, manquent de tout – eau potable, électricité et sécurité élémentaire. Au-delà du mythe de la restauration califale, le projet de l'État islamique de remettre ces services en marche lui suffisait pour s'assurer du soutien de la population.
Le détournement des devises et le pillage des banques à Mossoul en 2014 ont doté l'État islamique d'un capital important qui lui permet de survivre pendant plusieurs années.
La contrebande de pétrole et d'hydrocarbures constitue la troisième source de revenus de Daech, mais ce trafic s'effectue dans des conditions très précaires car les ingénieurs les plus compétents ont fui. Les très bas prix de revente sur les marchés locaux et régionaux assurent tout de même des entrées de devises à l'EI. Celui-ci s'appuie sur des sympathisants et des intermédiaires, qu'il est très ardu d'identifier car ils aident le groupe sans forcément adhérer à son projet.
Daech a repris l'exploitation agricole dans la plaine de Ninive et dans les régions rurales autour de leur fief syrien de Raqqa, ce qui lui permet d'atteindre l'autosuffisance et de nourrir les habitants. La campagne de bombardements met cet équilibre en péril, et des cas de malnutrition sont apparus ; en outre, des voies de communication ont été coupées en Syrie, ce qui compliquera la tâche des djihadistes dans les prochains mois. L'approfondissement des revers militaires du groupe en Irak et en Syrie tarira l'afflux de dons extérieurs, qui transitent par des associations caritatives qui constituent des couvertures pour le financement de l'EI. On sait également que certains éléments des populations des zones frontalières sont complices de Daech et font passer de l'argent.
L'EI a lancé une offensive sur Internet pour attirer des sympathisants et générer de nouvelles sources de revenus. Parallèlement, il tente de se projeter dans d'autres pays, notamment en Libye, et, selon des modalités différentes, en Égypte ou ailleurs. Le passage d'une stratégie régionale à une action globale prouve, quoi que leur propagande en dise, l'importance des difficultés que le groupe rencontre dans ses bases irakienne et syrienne. Cela n'est pas le signe de l'imminence de leur disparition, et de nouveaux défis devront être relevés dans cette lutte.
On ne peut qu'être étonné de l'impunité règne dans les réseaux sociaux où Daech recrute et lance des campagnes de collecte de fonds très facilement et dans l'indifférence des entreprises de ce domaine. Il m'est ainsi arrivé de signaler à Twitter un compte servant à attirer de l'argent vers l'EI, mais la société a refusé de le supprimer au motif qu'il n'enfreignait pas les conditions d'usage. La lutte contre l'utilisation d'Internet par l'EI constitue l'un des grands enjeux du combat contre l'EI.
Les bombardements ont coupé des voies de communication, ont détruit des infrastructures stratégiques et ont ainsi mis en difficulté le groupe, comme me le rapportent des Irakiens avec qui je m'entretiens. En outre, la promesse de restitution de l'autorité et de justice sociale n'a pas été tenue. Les habitants rejettent de plus en plus l'EI, car plutôt que de faire fonctionner les services élémentaires en prenant le relais d'un État irakien ou syrien défaillant, le groupe a préféré développer un système mafieux reposant sur des malversations facilitées par des intermédiaires qu'il faudra identifier.
Des raffineries ont été reprises à l'EI comme celle de Baïji dans la province de Salah ad-Din en Irak, de même que les barrages de Mossoul et de Haditha. La bataille en Irak sera toutefois plus ardue qu'en Syrie, bien que la dévastation de la seconde nous fasse croire le contraire.
Dans notre lutte contre l'EI, on pâtit d'une insuffisante connaissance des acteurs de cette organisation, notamment ceux qui, sur le terrain, participent à l'économie politique mise en place par le groupe et font que celle-ci est résiliente. Quant au combat sur Internet, il s'apparente à un défi global.
Les bombardements ne suffiront pas et causent en outre des morts parmi la population civile, ce qui sert la propagande de l'EI dans sa tentative de re-légitimation de son discours. Il convient d'améliorer la coopération entre États et agences internationales, qui progresse mais reste insuffisante. S'agissant de nos alliés dans la région, la Turquie a été une interface pour les trafics, mais les voies de communication de l'EI vers ce pays doivent être coupées. Il convient néanmoins d'engager des discussions beaucoup plus sérieuses avec les États qui ont fait preuve de complicité passive avec l'EI sur les objectifs de la lutte et aux moyens que l'on mobilise.
Le 30/01/2016 à 19:17, chb17 a dit :
Sur le trafic de pétrole, un ministre grec a a indiqué la semaine dernière :
«...La vérité est que la majorité du pétrole vendu en contrebande par Daesh l’est par l’intermédiaire de la Turquie et sert à financer le terrorisme. Il serait profitable que la Turquie décide de changer d’attitude, qu’elle cesse de coopérer avec le terrorisme et de lancer des actions qui posent de nouveaux problèmes dans la région, qu’elle utilise l’argent de l’UE pour stopper le flot de réfugiés qui passe par les côtes de l’Asie Mineure ; [elle devrait faire cela] pour son propre bénéfice, et elle pourrait établir des échanges avec la communauté internationale, de façon à transformer la Méditerranée en une mer de paix, de prospérité et de stabilité. »
Ces propos, rapportés par le site dedefensa.org, sont-ils de nature à modifier les rapports que notre diplomatie entretient avec le régime Erdogan ? Celui-ci état un partenaire précieux pour faire tomber al Assad, mais il est nettement moins fiable contre Daesh qui serait maintenant notre ennemi prioritaire dans la zone.
Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui