Intervention de Myriam Benraad

Réunion du 12 janvier 2016 à 13h30
Mission d'information sur les moyens de daech

Myriam Benraad, chercheure associée à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman, IREMAM et à la Fondation pour la recherche stratégique, FRS :

Ce groupe constitue aujourd'hui une Internationale. L'avant-garde irakienne a élaboré ce projet, continue de l'articuler et conserve sa place centrale dans l'organisation car d'elle dépend la pérennité de l'EI. Tout est concentré autour de cette élite : Abou Bakr al-Baghdadi dirige, entouré de lieutenants et de ministres autoproclamés, majoritairement irakiens. L'Irak reste le lieu où la lutte principale contre l'EI doit être conduite. Les combattants viennent de pays arabes – l'Arabie saoudite puis la Tunisie constituant les deux premiers contingents –, du Caucase, d'Asie, d'Afrique et même des Antilles françaises. Ce projet, qui se dit révolutionnaire alors qu'il est contre-révolutionnaire, attire des personnes du monde entier.

Les personnes qui s'installent dans les territoires contrôlés par l'EI forment une société de commerçants, d'ingénieurs, d'agriculteurs et d'éboueurs comme ailleurs. Cette image se trouve aujourd'hui remise en cause, car les civils ayant fui ces zones insistent sur le désespoir des habitants. Cependant, cette organisation résiste et cherche réellement à créer un État et une société.

Si des questions sensibles, comme la censure et l'influence des réseaux sociaux par les États, ne doivent pas être écartées, il n'en reste pas moins que le recrutement par le biais de plateformes s'avère trop aisé sur Internet. Lors d'un séminaire organisé il y a quelques mois, des collègues spécialisés dans l'étude des réseaux djihadistes ont tous évoqué l'impunité qui règne sur la toile – bien supérieure à celle qui existait dans les années 2000 – et qui constitue un danger important. Au-delà de la propagande locale auprès des jeunes Irakiens et Syriens, c'est Internet qui a permis à l'EI de se développer aussi considérablement et de recruter partout dans le monde.

Dès 2006, le groupe a publié des écrits en arabe : ils étaient de très grande qualité et n'étaient donc accessibles qu'à des gens lettrés. Depuis 2014, l'EI diffuse dans toutes les langues grâce à des bureaux de traduction et ses éléments occidentaux, notamment américains, réalisent des vidéos de propagande quasi hollywoodiennes. Ces cerveaux – ou masterminds – sont issus de l'Occident ; il ne s'agit pas que d'une histoire moyen-orientale et nous nous trouvons en face d'un produit dégénéré de la mondialisation vertueuse.

On sait que des affinités lient des individus du peuple comme des élites des pays du Golfe à l'EI. Des sanctions ont frappé les nombreux sponsors privés qui ont pu être identifiés. Cependant, on constate que les difficultés à mettre un terme aux trafics, aux flux financiers et aux complicités diverses que l'EI trouve en Turquie s'avèrent comparables dans les pays du Golfe. Les combattants issus de ces pays constituent d'ailleurs la majorité des administrateurs de l'EI en Syrie ; les Syriens les appellent les Arabes et demandent à leur cheikh ou à leur autorité locale de rompre avec l'EI pour rejoindre l'opposition armée au régime de Bachar el-Assad. L'EI tait ce mouvement avec acharnement, car il contredit sa propagande de disparition du sentiment national syrien ou irakien ; en effet, la restauration de ces États-nations constitue la plus grande menace politique et idéologique pour l'EI.

Se contenter de nommer ce groupe « Daech » en mettant de côté leur appellation d'« État islamique » revient à se priver de l'opportunité de comprendre ce que ces gens veulent ; cependant, les Irakiens et les Syriens les désignent sous l'acronyme de Daech, signe du rejet de ce projet, imposé par la force, par les populations locales. Les réfugiés, les déplacés et les habitants de Mossoul encore sur place avec lesquels on peut s'entretenir repoussent très majoritairement le joug de cette organisation. L'Europe en a reçu la preuve violente avec l'arrivée d'un flux important de réfugiés.

Une vidéo met en scène un djihadiste français s'adressant aux réfugiés pour les enjoindre de revenir vers le califat et la terre de l'islam, et les avertissant qu'ils ne seront que chômeurs ou éboueurs en Europe ; les membres de l'EI se sont sentis contraints de diffuser ce message, ce qui constitue un signe de faiblesse. Il peut se développer chez les personnes étudiant ce groupe une fascination très dangereuse qui les pousse à surinvestir le phénomène ; voilà pourquoi il faut démythifier l'État islamique et vous avez tout à fait raison, monsieur le rapporteur, de remettre en cause, comme les populations, la notion d'État. Cette organisation s'avère très forte pour investir le registre symbolique et pour exercer un attrait malsain, y compris parmi les élites de nos sociétés. Nous devons combattre cette séduction qui constitue l'un des axes stratégiques de Daech.

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