Intervention de Didier François

Réunion du 13 janvier 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Didier François, journaliste :

M'étant fait enlevé par Daech, qui m'a détenu pendant dix mois et demi, je ne suis pas nécessairement la personne la plus objective et la plus lucide sur cette organisation. Je m'efforcerai néanmoins de vous exposer les spécificités de l'État islamique par rapport aux autres composantes de la mouvance islamique, en le faisant de notre point de vue, c'est-à-dire en insistant sur sa dangerosité pour nous : il s'agit en effet de parvenir à empêcher que des individus se réclamant de cette organisation viennent rafaler sur les terrasses des cafés parisiens.

Aujourd'hui, l'État islamique représente la forme d'organisation islamiste radicale la plus aboutie dans sa stratégie, dans ses structures et dans son recrutement. Il s'agit d'une organisation extrêmement moderne, même si ses fondements idéologiques sont, eux, parfaitement archaïques, ce qui prouve que l'on peut parfaitement penser le monde avec des valeurs moyenâgeuses tout en sachant utiliser de manière très efficace la haute technologie et la mondialisation.

Il est de ce point de vue essentiel de comprendre la différence entre Al-Qaïda et l'État islamique, lequel, à la différence d'Al-Qaïda, n'est pas par nature une organisation terroriste, mais bien davantage : une organisation révolutionnaire armée qui, si elle a recours parfois à des modes d'action terroristes est également capable de mener parallèlement des actions militaires coordonnées, comme on a pu le constater en Syrie et en Irak au cours de l'été 2014. Il s'agit enfin d'un mouvement politique global, qui propose au monde sunnite un modèle alternatif qu'il met en oeuvre immédiatement sur les territoires qu'il contrôle. À cela s'ajoute le fait que l'État islamique refuse tout compromis, ce qui en fait un ennemi redoutable.

J'ai commencé à travailler sur l'islamisme radical en 1983, en tant que jeune chercheur affilié à la Fondation des études de la défense nationale, ancêtre de la FRS. Nous étions trois ans après la création, à Peshawar, du Maktab al-Khadamāt, le Bureau de services, du cheikh Abdullah Azzam, qui fut le creuset de ce vaste mouvement qui nous pourrit la vie depuis plus de trente ans. J'ai vu cette mouvance évoluer. Devenu journaliste en 1985, correspondant de guerre, j'ai croisé ces islamistes radicaux en Afghanistan, en Bosnie, en Tchétchénie, en Irak et enfin – un peu trop longtemps à mon goût ! – en Syrie. Je les ai souvent interviewés, les ai accompagnés dans les zones de combat ; ils ont essayé de me convertir, ce qui, même si mon approche n'est pas très académique, me permet de savoir assez précisément ce qu'ils ont dans la tête.

Je voudrais ici rappeler un postulat de base que l'on a tendance à oublier : tous les islamistes radicaux, quelle que soit leur obédience ou leur allégeance – État islamique, Al-Qaïda, Tawhid wal Djihad et j'en passe –, tous nous détestent et se font un devoir de nous combattre, indépendamment de tout ce que l'on peut penser d'eux et de la manière dont nous pouvons agir. Les djihadistes ont une pensée politique autonome et n'agissent pas uniquement en réaction aux fautes de l'Occident, même s'ils les utilisent. C'est donc une erreur de penser qu'il suffit d'attendre ou de ne pas les provoquer pour avoir la paix, et cette théorisation de l'inaction relève d'une méconnaissance totale de ces mouvements pour qui la démocratie est une forme moderne de paganisme. Y participer nous rend automatiquement complices de rébellion envers Dieu, ce qui légitime à leurs yeux les attentats, les massacres et les assassinats de civils, infidèles ou musulmans, tout musulman qui ne les rejoint pas étant considéré comme apostat.

Tout ceci est clairement exposé dans leurs écrits, accessibles sur le net, qu'il s'agisse de ceux d'Abdallah Azzam, d'Abou Qatada, d'Abou Moussab al-Souri ou encore d'Abou Mohammed al-Maqdissi. Tous, en bons militants, élaborent des théories, échafaudent des stratégies, inventent de nouvelles structures organisationnelles et réfléchissent aux meilleurs moyens de nous détruire. En bons militants également, ils s'adaptent, tirent les leçons de leurs échecs, analysent nos erreurs et savent mettre à profit nos failles et nos faiblesses. Notre plus grave erreur serait, je le répète, de croire que les attaques qu'ils lancent contre nous ne seraient que des options tactiques commandées par nos ingérences à tel ou tel endroit. Il y a bien longtemps qu'ils ont dépassé le stade du djihad défensif pour passer au djihad global, très offensif, et dont la théorisation est bien antérieure aux déploiements de l'armée française en Afghanistan ou au Sahel.

Le djihadisme actuel est la queue de comète d'un mouvement né en Afghanistan au tournant des années quatre-vingt, avec le premier appel au djihad par Abdallah Azzam en 1979 et la création, en 1980, de la première maison pour moudjahidines, destinée à accueillir les volontaires désireux de se battre en Afghanistan – à l'époque, ce sont essentiellement des Arabes, Égyptiens ou Algériens, défaits dans leurs projets de révolution islamiste nationale.

Dans un contexte marqué par la victoire des chiites en Iran, en 1979, chacun, dans le monde arabe comme en Occident, s'en est accommodé sans anticiper que le mouvement pourrait gagner en autonomie, prendre de l'ampleur et nous revenir dans la figure comme un boomerang. C'est ainsi qu'en 1988 Abdallah Azzam, dans un texte intitulé Rejoins la caravane, propose la création d'une légion internationale permanente pour mener le combat à l'échelle mondiale, inspirant la création d'Al-Qaïda par Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri.

Le Saoudien et l'Égyptien font évoluer la doctrine en prônant le regroupement de l'avant-garde du djihad dans une petite structure clandestine vouée à frapper l'Occident. Cela implique une sélection rigoureuse des combattants, triés sur le volet – donc peu nombreux – et soumis à un long entraînement en vue d'opérations complexes, dont le meilleur exemple restent les attentats du 11 septembre 2011, qui vont consacrer l'hégémonie d'Al-Qaïda sur l'ensemble de la mouvance islamiste.

Al-Qaïda devient dès lors pour nous la menace majeure, contre laquelle se concentre l'essentiel de nos moyens, l'ensemble de nos services étant réorganisés dans cette perspective, non sans efficacité d'ailleurs, puisque, de 2004 jusqu'à la liquidation de Ben Laden en 2011, le noyau dur d'Al-Qaïda sera traqué et contraint à la relégation dans des zones très isolées. Al-Qaïda ne doit alors sa survie qu'à la distribution de franchises à des groupes qui, à l'origine étaient en désaccord avec lui et avaient refusé, en 1998 de rejoindre le Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés. C'est le cas du GIA algérien, des jordano-palestiniens ou des Irakiens, qui forment cette frange, dissidente au départ, avant d'intégrer dans un second temps les rangs d'Al-Qaïda puis de fournir ensuite les cadres et les théories à l'origine de l'État islamique.

Ce mouvement, qui se développe dans les marges de la mouvance islamique, moins internationalisée et donc jugée moins dangereuse qu'Al-Qaïda, les Occidentaux n'y ont guère prêté attention, d'autant qu'Abou Moussab al-Zarqaoui n'étant pas véritablement considéré comme un intellectuel doté d'une véritable envergure conceptuelle, on s'est assez peu intéressé à lui. Grave erreur, car al-Zarqaoui est bien la figure tutélaire de l'État islamique, le fondateur de son ancêtre irakien le Tawhid wal Djihad, créé avec le comité des moudjahidines de Falloujah et dans lequel il intègre les premiers membres des anciens services de sécurité baasistes

Cette première structure militaire clandestine, implantée localement, reproche au départ à Al-Qaïda d'être une organisation « hors-sol », privilégiant le terrorisme et focalisée sur la bataille internationale. Al-Zarqaoui mettra ainsi huit mois à faire allégeance à Ben Laden, en octobre 2004. Les négociations ont lieu par l'intermédiaire d'un émissaire pakistanais et, en échange de son ralliement, al-Zarqaoui obtiendra d'être nommé émir de l'ensemble de la région, de garder la main sur ses factions armées, sans de surcroît être obligé de renoncer à ses principes doctrinaux pour adopter ceux d'Al-Qaïda.

L'organisation va ancrer sa légitimité sur le terrain local en tissant des liens avec les tribus et les mouvements nationalistes, jusqu'à siphonner progressivement, sur la base de leur projet, les réseaux internationaux d'Al-Qaïda, notamment le réseau yéménite d'Anwar al-Awlaqi. En 2013 intervient la rupture définitive avec Al-Qaïda : par un véritable coup de force que nul n'a vu venir, l'organisation s'empare du nord de la Syrie et de l'ouest de l'Irak ; le califat est proclamé.

D'Al-Qaïda à Daech, on est passé d'une dimension à l'autre, d'une organisation fondée sur une logique de cellules et de réseaux – le nom d'Al-Qaïda ne signifie-t-il pas « la base » ? – à une organisation qui développe une culture de l'action immédiate, simple, rapide, brutale mais efficace. Ici, le nom choisi, « État islamique » renvoie d'évidence à la construction d'une entité proto-étatique, assise sur une base territoriale où la charia s'applique immédiatement, sans être renvoyée à la fin des temps.

L'État islamique offre ainsi un cadre, une expérience concrète mais aussi un salaire à des jeunes en déshérence ou en recherche d'identité, qu'ils soient d'ascendance musulmane ou convertis. Le modèle fonctionne sur nos jeunes mais aussi sur les vieilles tribus bédouines qui rêvent d'un retour aux règles ancestrales et ne sont pas mécontentes à l'idée d'être débarrassés des chiites qu'ils ont toujours considérés comme des moins que rien. La clef du succès de Daech réside ainsi dans sa capacité à faire le grand écart entre ces deux sources de recrutement, les jeunes djihadistes étrangers faisant office de garde prétorienne, tandis que les tribus sunnites, recrutées sur une rhétorique anti-chiite, constituent le gros des troupes.

Notre problème est que nous ne pouvons attendre d'avoir réglé les questions syriennes et irakiennes et l'antagonisme entre sunnites et chiites pour empêcher l'État islamique de servir de base arrière à ceux qui viennent décharger leurs armes sur nos terrasses de café. Il nous faut donc mener de front la lutte contre-insurrectionnelle en Irak et en Syrie et la lutte contre le terrorisme sur notre territoire. C'est d'autant plus complexe que, à la différence d'Al-Qaïda, l'État islamique s'adresse à un public large pour le recrutement duquel ses critères et ses attentes opérationnelles sont beaucoup plus lâches, ce qui accroît d'autant le flux de la menace terroriste, jusqu'à saturer nos systèmes de sécurité et de protection, taillés et organisés à la mesure de la menace précédente, plus qualitative et moins quantitative. Tandis que les volontaires au djihad en Afghanistan se comptaient par dizaines, il y a aujourd'hui un réservoir d'environ trois mille jeunes Français – dont 25 % de convertis – susceptibles de rejoindre la Syrie.

Face à cette menace en mutation, la faiblesse de nos services de sécurité, qui ont été centralisés à l'extrême au détriment du maillage territorial, éclate au grand jour. Ils souffrent d'une organisation en tuyaux d'orgue et de certaines rigidités au sommet qui ne facilitent pas le partage et la diffusion de l'information. Par ailleurs, il nous manque cette culture du retour d'expérience pourtant indispensable si l'on veut combler nos lacunes, qu'il s'agisse de la détection et du croisement des fichiers, de la surveillance et de la gestion des fameuses fiches S ou des interventions.

Il faudra tirer des bilans, définir clairement le rôle des dix mille militaires déployés sur le territoire national dans le cadre de l'opération Sentinelle. En bref, il va nous falloir adapter, de manière structurelle, la réponse globale que nous devons apporter à cette menace spécifique que représente l'État islamique. Cela impose de vrais choix et notamment celui de l'endroit où situer le curseur entre sécurité et liberté.

En regard, la menace exogène semble plus simple à traiter. En disposant des moyens militaires adaptés, nous sommes capables d'agir sur les théâtres d'opération extérieurs. Nous le faisons en Irak et au Sahel, en Syrie également, et la progression militaire de Daech s'est arrêtée depuis octobre 2014, grâce aux bombardements de la coalition.

La formation des supplétifs locaux prend du temps mais elle fonctionne et a permis de grignoter du terrain dans le nord de la Syrie. Les effets conjugués de la formation, de l'encadrement discret par les forces spéciales et de l'appui aérien commencent à porter leurs fruits, même si le chef d'état-major de l'armée de terre rappelle que la guerre, c'est le temps long.

J'ajoute qu'en réglant le problème au plan exogène et en affaiblissant Daech sur son territoire, on court le risque de voir rentrer en France certains des djihadistes. D'où l'importance d'assurer une ligne de défense solide sur le territoire national.

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