Monsieur le président, quand vous avez formulé cette invitation, je me suis dit qu'il existait, d'un côté, les spécialistes du paritarisme – comme, par exemple, Bruno Palier, qui s'intéresse à la protection sociale – et de l'autre, les spécialistes de la négociation collective qui travaillent sur l'entreprise, les transformations de l'entreprise et les régulations du travail qui s'y opèrent, et que la jonction entre les uns et les autres est ténue. Celle-ci se fait surtout par le biais des accords nationaux interprofessionnels (ANI), qui décident des règles et des changements du cadre des institutions paritaires. Pour ma part, je connais mieux la négociation collective que le paritarisme. Voilà pourquoi, considérant que d'autres étaient bien plus compétents que moi, j'étais au départ un peu réticente à votre invitation.
Lorsque l'on parle de la crise du paritarisme, on la met souvent en relation avec la crise de l'État-providence, alors que, lorsque l'on parle des problèmes liés aux relations professionnelles ou à la négociation collective, on est amené à s'interroger sur les critères de représentativité des syndicats et donc sur leur légitimité, sur le niveau de la négociation, sur la hiérarchie des normes dans le cadre de la décentralisation et sur les dérogations. Toutes ces problématiques semblent, au moins à première vue, assez disjointes.
J'ai pourtant décidé de répondre à certaines de vos interrogations car, au fond, en relisant certains de mes écrits, je me suis dit qu'en effet que ces questions formaient un tout.
Quand je donnais des cours à l'École normale supérieure (ENS) de Cachan où se trouve mon laboratoire, je parlais souvent de Sidney et Béatrice Webb, qui avaient publié en 1897 un ouvrage sur la démocratie industrielle – nous parlons plutôt de démocratie sociale – qui nous plonge au coeur des réflexions sur le paritarisme. Dans leur ouvrage, les Webb mettaient l'accent sur les conventions collectives de branche, pour obliger les firmes à jouer moins sur les salaires que sur une rationalisation de l'organisation. Ils insistaient sur la nécessité d'une négociation minimum, mais aussi sur la mise en place d'une assurance contre le chômage et la maladie, gérée par les syndicats. Pour eux, cette démocratie industrielle était un tout, avec des piliers différents. Ainsi, penser le paritarisme comme un des éléments de la démocratie sociale et le relier à la négociation collective est un exercice qui se justifie.
Le grand développement des institutions paritaires date de l'après-guerre. Je mets à part les conseils de prud'hommes, qui sont une institution paritaire plus ancienne, née en 1848. Ces institutions réunissent des représentants patronaux et salariés, pour assurer ensemble une mission d'intérêt général dans le monde du travail.
Ce développement s'est opéré à des périodes différentes, et sur des initiatives différentes : d'abord, par la création de la sécurité sociale, à la fin de la guerre, qui est une initiative de l'État ; ensuite par celle des régimes complémentaires de retraites, avec la Confédération générale des cadres (CGC) qui interviendra comme un acteur fort, ce qui contribuera à la reconnaissance du syndicalisme de cadres ; puis par l'assurance chômage, avec Force ouvrière (FO) ; enfin par la formation professionnelle continue en 1969-1971, avec Jacques Chaban-Delmas et Jacques Delors. Ce sont les piliers de la « nouvelle société » qu'appelait Jacques Chaban-Delmas de ses voeux. Il a donc fallu un certain temps pour que toutes ces institutions de gestion paritaire se mettent en place.
Dans les pays anglo-saxons, comme on l'a vu tout à l'heure, on parle plutôt de démocratie industrielle. En France on parle plutôt de démocratie sociale… et de paritarisme. Mais le terme est longtemps resté imprécis. Ce n'est que dans les années soixante que le substantif a été adopté et popularisé par André Bergeron, tandis que le patronat, représenté à l'époque par le Conseil national du patronat français (CNPF), parlait plutôt de dispositifs paritaires.
C'est donc une construction historique qui va trouver son plein développement en même temps que l'État-providence, avec les « Trente Glorieuses ». Et comme on le rappelle souvent maintenant, la gouvernance de ces institutions construites avec les partenaires sociaux s'explique, entre autres, par le fait que leur financement reposait sur des cotisations sociales assises sur la masse salariale.
Mais ces institutions sont très diverses, et l'on est amené à introduire des clivages, notamment entre le « faux paritarisme » où l'intervention de l'État est majeure – et cela renvoie évidemment à la sécurité sociale – et le « vrai paritarisme », où l'autonomie des partenaires sociaux est plus grande – et cela renvoie aux retraites complémentaires, à l'assurance-chômage et à la formation professionnelle continue. Cela étant, en France, l'État n'est jamais loin dans les relations professionnelles et dans la négociation collective. De ce point de vue, on peut parler d'un modèle social français, où il y a une forte hybridation entre la loi, la réglementation et tout ce qui est d'ordre conventionnel. Cela reste une caractéristique forte, même si la situation a évidemment évolué.
Ce sont donc des institutions diverses, anciennes, sans doute reconnues. Mais ce sont aussi des institutions fragiles, car on pose souvent, et de façon parfois assez vive, la question de la légitimité et de la participation des partenaires sociaux à cette discussion du social. Bien que je travaille sur les questions relatives à la négociation collective quasiment depuis les années soixante-dix, je m'en suis rendu compte à plusieurs reprises.
Je rappelle que ce que l'on a appelé la « refondation sociale », préconisée par le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) en 1999, après l'annonce de la réduction de la durée légale du travail par le Gouvernement, reposait sur un diagnostic extrêmement sévère de la régulation sociale en France, qui mettait en cause le rôle de l'État. En l'occurrence, le président du MEDEF, M. Ernest-Antoine Seillière, expliquait que l'État avait dessaisi progressivement les syndicats et les organisations d'employeurs de leur responsabilité de la gestion du social, et rétréci leur domaine et leurs capacités de négociation. Cela se voulait une réaction directe et forte « à cette dérive interventionniste, en contradiction avec les exigences d'adaptation, de souplesse et de diversité qui sont les nôtres, et qui doivent naître du dialogue et du contrat conclu au plus près du terrain ».
Il ne s'agissait pas seulement de privilégier la négociation dans l'entreprise en s'affranchissant de la loi ; les autres domaines paritaires étaient aussi concernés. Cela a donné lieu à de nombreux travaux – je pense à ceux de M. Denis Kessler autour de l'analyse du risque – et en 2000, huit chantiers ont été ouverts à la discussion.
Les syndicats ont accepté de rentrer dans la discussion proposée par ce qui était devenu le MEDEF. Cinq chantiers, sur les assurances chômage, la santé au travail, la formation professionnelle, les retraites complémentaires et la négociation collective ont abouti à cinq accords nationaux interprofessionnels (ANI). Trois autres chantiers, sur la protection sociale, l'égalité professionnelle et la place de l'encadrement, ont été abandonnés.
Cela ne s'est pas fait sans mal, s'agissant notamment de l'assurance chômage. À l'époque en effet, le Gouvernement n'avait pas agréé l'accord trouvé par les partenaires sociaux, qui n'étaient pas eux-mêmes tous d'accord entre eux. Et par la suite, le MEDEF s'est retiré pendant plusieurs années de la présidence des caisses de sécurité sociale. Comme le disait Gérard Adam, un fin observateur de toutes ces évolutions, cela n'a pas été le grand chambardement attendu. Mais était-ce possible, dans un domaine institutionnel où se forment des compromis subtils, et où les régulations sont tout de même extrêmement difficiles ?
Autre exemple : celui de la réforme du service public de l'emploi, avec la création de Pôle Emploi et la redéfinition de l'Union nationale pour l'emploi dans l'industrie et le commerce (Unédic). Cette réforme, qui n'a pas donné lieu à de grands débats et dont la presse a peu parlé, est intervenue en 2008 pour régler les problèmes d'articulation entre les activités d'indemnisation du chômage et les activités de placement. Elle a abouti à la fusion des Associations pour l'emploi dans l'industrie et le commerce (Assedic) et de l'Agence nationale pour l'emploi (ANPE) dans Pôle Emploi. Le domaine d'intervention de l'Unédic s'en trouva largement diminué, celle-ci perdant toutes ses prérogatives opérationnelles : initiatives sur l'accompagnement des chômeurs, recours aux opérateurs privés de placement qui alimentaient toute une effervescence que j'ai bien connue pour avoir suivi une étudiante qui y faisait sa thèse, grâce à une bourse, dans le cadre de la Convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE).
En étudiant cette réforme de près, on s'est aperçu que la fusion avait plutôt abouti à une absorption de l'Unédic par Pôle Emploi, qui se trouve dans la mouvance étatique. Pourtant, au moment où elle est intervenue, l'Unédic était plutôt en position de force par rapport à l'ANPE. On avait même lancé des débats à l'intérieur de l'Unédic sur l'éventuelle « paritarisation » de l'ANPE. A posteriori, cela paraît un peu étrange.
On s'est aperçu également qu'il existait des clivages importants du côté des partenaires sociaux. Le MEDEF était très loin d'être acquis à l'idée de poursuivre la gestion de l'assurance chômage de manière autonome et paritaire. C'était plutôt l'Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) qui y était favorable, contre les autres branches du MEDEF. Le sentiment général était qu'il n'y avait « que des coups à prendre » dans cette affaire et qu'il valait mieux abandonner. Du côté des syndicats, la défense du régime paritaire d'assurance chômage n'était pas aussi consensuelle que l'on pouvait le penser. Et du côté de l'État, en particulier au sein de l'administration de la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), la légitimité de l'institution paritaire était remise en cause : l'idée était que l'on pouvait peut-être se passer de partenaires sociaux qui étaient parfois qualifiés d'incontrôlables.
Cela montre comment une institution qui avait l'air de bien fonctionner, qui avait des projets et qui prenait des initiatives, s'est trouvée tout à coup, sinon abandonnée, du moins dessaisie d'une partie de son rôle.
Maintenant, comment réformer et faire évoluer ces institutions paritaires ?
S'agissant de la négociation collective, il faut regarder du côté de la négociation interprofessionnelle qui, depuis 2008, connaît un renouveau avec les très grands accords interprofessionnels qui ont permis des réformes importantes : accord de 2007 sur la représentativité des syndicats ; accords de 2008-2013 sur l'emploi, la formation, etc.
C'est un regain de la négociation interprofessionnelle qui s'était développée dans les années 1970 – avec les accords sur la mensualisation – qui avait été abandonnée. De fait, on pouvait lire que la France avait sauté l'étape des grands pactes sociaux conclus après concertation tripartite, telle qu'on l'avait connue dans les années 1990 en Allemagne, en Italie et dans un grand nombre d'autres pays européens. Nous n'avons pas eu, en France, à cette époque de grands pactes sur la compétitivité et l'emploi – même si, comme l'a fait remarquer Jacques Freyssinet, une sorte de tripartisme un peu « camouflé » fonctionnait tout de même cahin-caha.
Ce qui me frappe, dans ces accords interprofessionnels, notamment sur l'emploi, c'est leur importance, leur globalité, leur « multi-dimensionnalité » comme le souligne Jacques Freyssinet, et le débat qui les accompagne. On peut évidemment se satisfaire du fait qu'il existe un débat public, un débat dans les syndicats, et un débat au Parlement quand il s'agit de retranscrire ces accords dans la loi. Mais, souvent, le débat se bloque sur deux ou trois aspects et néglige le reste. C'est ce qui s'est notamment passé pour l'accord interprofessionnel de 2013, qui comporte un volet sur la portabilité des droits sociaux. Cette portabilité permet que les droits sociaux soient davantage attachés à la personne, et moins à l'entreprise et au poste de travail de sorte que, en cas de mobilité, de passage en formation, les personnes conservent un certain nombre de droits et puissent même jouer sur le passage d'un droit à l'autre. Cela nous renvoie à la négociation en cours sur le compte personnel d'activité (CPA), qui me paraît tout à fait novateur.
Cette appréhension de la négociation interprofessionnelle, qui est extrêmement difficile, avec des positions très tranchées, vigoureuses, parfois polémiques, même au-delà du raisonnable, peut surprendre, notamment à l'étranger.
Ainsi, s'agissant de l'accord de 2013, on a bien parlé de la couverture complémentaire santé, mais pas tant que cela. On a surtout évoqué le problème des rapports entre le contrat de travail et les accords collectifs puisque, dans les accords de maintien de l'emploi, en cas de difficulté de l'entreprise, on pouvait effectivement revenir sur certains éléments du contrat de travail. La discussion s'est centrée sur cet aspect, et pas sur la participation des salariés dans les conseils d'administration ou au conseil de surveillance, qui me paraît pourtant essentielle. Bien que, dans ce premier temps, cette participation soit restée limitée à deux administrateurs salariés, partout, elle constitue un changement considérable, et un premier pas vers une « codétermination » à l'allemande.
Je ne vais pas énumérer ce qui s'est passé. Je n'ai rien de spécial à dire sur les retraites complémentaires, si ce n'est que la question de la survie pour les caisses de retraite a probablement dicté en partie les négociations.
Il en va différemment de la formation professionnelle qui, par le biais des organisations paritaires de formation professionnelle – dont les fonds sont mutualisés depuis les années 1970, avec les organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA) et d'autres institutions mutualisées – relie les instutitions paritaires et ce qui se passe dans l'entreprise. En effet la formation, les décisions de formation, le plan de formation sont absolument déterminants pour envisager l'avenir de l'entreprise, les changements de qualification, de métiers, les nécessaires adaptations à de nouveaux contextes et à de nouvelles technologies.
La formation est un élément central. J'en veux pour preuve qu'en cas de chômage, on met systématiquement l'accent sur la nécessité de former, et surtout de mieux former. La formation fait partie de l'accompagnement des chômeurs. Et en ce domaine, on s'efforce d'innover. Je pense à la création du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP). L'idée était d'instituer une certaine perméabilité entre les circuits de formation des salariés, qui sont gérés paritairement, et ceux qui sont destinés aux demandeurs d'emplois, qui sont gérés par l'État, en faisant en sorte qu'une partie des fonds des entreprises aille aux demandeurs d'emploi. C'est important, mais difficile à accepter pour les partenaires sociaux, en raison de l'aspect assurantiel des fonds destinés aux salariés. En outre, cela impose à l'État de rentrer dans le dispositif ; il est d'ailleurs question de signer des contrats d'objectifs avec l'État sur ces questions.
Je pense aussi à l'accord national interprofessionel de 2013 et à la loi de 2014, qui traitent aussi bien de formation professionnelle, d'emploi et de démocratie sociale, avec l'institution du compte personnel de formation (CPF), que du conseil en évolution professionnelle.
Ensuite, alors qu'il semblait totalement acquis depuis les années soixante-dix que les contributions légales de l'entreprise augmentaient tous les cinq ou six ans par accord interprofessionnel, elles se sont plutôt réduites au profit d'autres éléments – par exemple l'instruction d'une gouvernance paritaire des OPCA.
Je mentionnerai également le nouveau contrat de sécurisation professionnelle, signé fin 2014 par tous les syndicats, pour tous les salariés licenciés économiques dans les entreprises de moins de 1 000 salariés.
Enfin, je noterai, dans le cadre de cette grande négociation sur la modernisation du dialogue social, parmi les éléments qui intéressent directement le paritarisme, la mise en place des commissions paritaires inter-régionales, pour assurer une forme de représentation des très petites entreprises et faire de la formation. Cela me semble important, même si j'aurais préféré que l'on aille plus loin en matière de dialogue social territorial.
En conclusion, comme l'a écrit votre rapporteur, doit-on dissocier un syndicalisme « de droit social », qui serait lié aux relations employeur-salariés et porterait sur la qualité du travail, sur ce qui se noue entre les acteurs de l'entreprise, lieu où les syndicats sont tout de même pleinement reconnus, d'un syndicalisme « de droits sociaux », où l'on traiterait des questions de chômage, de fiscalité, de répartition des richesses, et qui reviendrait surtout à l'État ? En tout cas, en période de crise, il faudrait peut-être que les syndicalistes se concentrent davantage sur l'entreprise et moins sur des éléments socio-macro-économiques, pour lesquelles effectivement il est extrêmement difficile d'accepter des compromis qui ne leur valent pas beaucoup de popularité.
En dernier lieu, je reconnais qu'il y a des problèmes de gouvernance dans les institutions paritaires et que la question du rôle de l'État continue à se poser. Pour autant, doit-on préconiser la réduction du rôle de l'État ? Je crois que ce serait un peu illusoire. Il faut peut-être revoir et clarifier les compétences de chacun, en introduisant plus de transparence et de lisibilité, comme le recommande l'accord interprofessionnel de 2012, qui est important pour le fonctionnement des organismes paritaires. Mais pour le reste, je m'en tiendrai à ce diagnostic un peu général.