Je vais répondre en même temps à vos deux questions.
Du côté des chercheurs, nous partageons le même diagnostic et nous nous interrogeons : faut-il se passer d'un modèle qui, au fond, fonctionnait assez bien, au risque de ne tout perdre avec l'ubérisation de la société ? Au sein de la commission Combrexelle, à laquelle j'ai participé, nous nous sommes demandé régulièrement ce qu'il fallait faire. Il n'était plus question de discuter du droit du travail, mais de l'éventualité de se trouver en dehors. Pour autant, les acteurs ont toujours la volonté d'essayer de reprendre les discussions.
Vous vous demandez s'il faut envisager une rupture un peu forte. Pour ma part, je ne pense pas que, dans les négociations paritaires, il y aura une rupture – et en tout cas pas de forte rupture. Je ne crois pas que ce que disait M. Kessler à une certaine époque se dise encore aujourd'hui. Les institutions n'ont pas la volonté de tout abandonner et de se concentrer sur l'entreprise. Ce n'est pas non plus la volonté de l'État. Je ne vois d'ailleurs pas où serait son intérêt, même si l'échange politique et les théories de Pizzorno qui étaient appliquées au système paritaire n'ont visiblement plus l'air de fonctionner. De fait, c'est difficile pour les syndicats qui, de mon point de vue, ne gagnent pas grand-chose à gérer toutes ces institutions. Ils gagnent davantage à faire de bons accords dans les entreprises, en tout cas des accords qui soient acceptables.
Mon idée est que, depuis quelques années, ont lieu des changements importants. On ne doit pas les imputer à la crise financière, même si celle-ci les a accélérés et a fait naître des interrogations : par exemple, sur quoi les salariés et leurs représentants ont-ils prise dans les entreprises ? Sur quoi peuvent-ils négocier, mais aussi discuter ? Car en France, il ne faut pas oublier qu'à côté de la négociation sociale, les comités d'entreprise et les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) peuvent également jouer un rôle important.
Des déplacements s'opèrent. Après des innovations sur la manière d'intervenir dans les questions d'emploi, avec la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) et l'accord de méthode en cas de restructuration, l'accent a été mis sur les conditions de travail, le stress au travail et les risques psychosociaux, notamment par les élus des syndicats et ceux des différents comités, qui interviennent en lien avec les salariés. Cela me paraît très important.
En matière de restructurations, on fait valoir l'idée qu'il y a des dispositifs globaux collectifs, mais qu'il faut ensuite accompagner des personnes qui n'ont pas les mêmes projets : tout le monde ne veut pas être « recasé » de la même manière, et le dit. On doit donc gérer l'individuel avec des bases collectives. Et c'est un vrai défi.
Nous n'avons pas le temps de parler du défi institutionnel. Je dirai simplement qu'il faut toujours des encadrements. On ne peut pas prôner l'auto-régulation de l'entreprise sans rien d'autre à côté, parce qu'il y a trop de dissymétrie dans les pouvoirs. Cela n'aurait pas de sens.
Encore une fois, je ne prévois pas de rupture totale. Mais je prévois une phase de transition vers un autre modèle, qu'il prendra du temps à définir, et qui fera naître des interrogations nouvelles sur le travail, les parcours, les mobilités, et plus généralement sur la société dans laquelle on vit. C'est tout cela qui est en cause, aussi bien du côté de la négociation que du côté des institutions paritaires – les unes et les autres étant dotées d'une certaine inertie qui leur permet de faire face à toutes sortes de crises.