Intervention de Bruno Mettling

Réunion du 14 janvier 2016 à 9h00
Mission d'information relative au paritarisme

Bruno Mettling, directeur général adjoint en charge des ressources humaines au sein du groupe Orange :

Le droit à la déconnexion – et non l'obligation de déconnexion – est l'un des grands thèmes que j'ai abordé dans mon rapport. Il est selon moi stratégique, et doit être rapidement intégré dans l'ordre social de notre pays.

J'estime à titre personnel – car je ne l'avais pas écrit ainsi dans mon rapport – qu'il faut écrire dans la loi qu'aucun salarié ne doit pouvoir se voir reprocher de ne pas avoir été connecté en dehors des heures de travail. Ce serait un message très fort.

Je n'étais pas forcément dans cette logique-là, mais j'ai modifié ma façon de voir les choses, notamment lorsque j'ai reçu hier le dernier baromètre social d'Orange. On peut y lire en effet que le numérique permet d'améliorer le fonctionnement au quotidien, d'être plus efficace, etc. Ainsi, deux tiers des salariés ont une perception très positive de la transformation numérique. Mais, inversement, la moitié d'entre eux sont très inquiets – parmi lesquels leur président et leur DRH, très engagés en faveur d'un développement harmonieux du numérique. De fait, ce n'est pas le volume des données transportées qui constitue l'enjeu essentiel : c'est le développement harmonieux du numérique, y compris pour un opérateur comme Orange.

Mais derrière cet enjeu-là, il y a le droit à la déconnexion, qui doit être garanti. Je précise tout de suite que nous ne souhaitons pas que la loi fixe les modalités de mise en oeuvre de ce droit. Faisons-en plutôt un champ de négociation obligatoire des entreprises. Orange s'y est engagée, d'autres entreprises l'ont fait.

On retrouve cette articulation assez traditionnelle, garantissant un principe de protection qui permettra de traduire devant les tribunaux les employeurs abusifs, renvoyant aux entreprises, dans le cadre d'une négociation obligatoire, la mise en oeuvre pratique de ce droit.

Mais, pour être effectif, ce droit ne suffit pas. Je m'explique. Un contrat de travail porte sur quatre points : une rémunération ; un lieu de travail ; un patron, ou responsable opérationnel ; la référence à un régime de temps de travail. Or le numérique fait profondément évoluer, voire bouleverse trois d'entre eux. Ce serait donc un leurre d'imaginer que l'on va repenser les régulations associées à travers la remobilisation des outils traditionnels. Voilà pourquoi il faut mettre sur la table de nouveaux enjeux.

Prenons l'exemple du temps de travail. Si j'ai parlé du droit à déconnexion, c'est que le numérique renvoie aussi à un comportement individuel, sans forcément que le manager soit derrière le salarié. Je sais bien que nous avons tendance, dans notre pays, à pointer la responsabilité des entreprises et du manager, comme vous le faites. Mais la réalité oblige à dire que, sans que personne demande rien, ces outils, disponibles en permanence à la maison, peuvent créer des modes de fonctionnement susceptibles de perturber jusqu'aux collègues. Et si j'ai parlé d'un devoir de déconnexion, c'est en pensant profondément qu'il serait trop facile, même si cela n'exonère en rien l'entreprise, de se limiter au « droit » à la déconnexion : il y a aussi un « devoir » de déconnexion.

Ce devoir se décline de plusieurs façons : chacun, au plan individuel, doit être attentif à son propre comportement et aux conséquences qu'il peut avoir sur l'entourage ; et l'entreprise doit former au bon usage des outils numériques. Enfin, c'est un devoir des partenaires sociaux que de définir les modalités pratiques de mise en oeuvre de ce droit et les bons usages des outils numériques dans l'entreprise, au cas par cas.

Mon message est assez fort parce que j'y crois, parce que ce droit à la déconnexion a commencé à se concrétiser et parce que c'est maintenant que l'on doit engager une réflexion sur le sujet. Je ne prétends pas que, ce faisant, on se sera garanti contre tous les abus possibles. Mais, à un moment où notre modèle social est très critiqué, ma conviction est que cette articulation entre la loi et la négociation d'entreprise, entre les droits et les devoirs, peut fonder des équilibres susceptibles de protéger la santé des salariés qui utilisent le numérique au quotidien.

Le jeu est assez ouvert. Bien sûr, il est possible que certains employeurs nostalgiques soient tentés d'utiliser cette « zone grise » du temps de travail pour récupérer une partie de la productivité à laquelle ils ont dû renoncer du fait de la réduction de celui-ci. Mais la vraie question qui se pose aujourd'hui dans les entreprises, c'est que les salariés qui arrivent dans les entreprises le lundi matin, avec des poches sous les yeux parce qu'ils ont épuisé le dimanche soir la liste des mails qu'ils n'avaient pas pu traiter pendant la semaine, ne sont pas économiquement efficaces. Et mon expérience de DRH me dit que, lorsque l'économique rejoint le social, on peut généralement progresser, et assez vite.

Des entreprises, très diverses, procèdent à la déconnexion des serveurs. C'est ce que vient de faire l'entreprise BPCA ; c'est ce que fait Volkswagen, pour un certain nombre de salariés. Dont acte. Mais dans des entreprises comme la mienne, qui sont implantées dans des pays où le dimanche est un jour travaillé, l'idée de déconnecter les serveurs d'entreprise, avec une sorte d'obligation absolue à la clé, ne serait pas pertinente. Je renverrais par contre volontiers à l'obligation de négocier la définition des modalités de mise en oeuvre de ce droit à la déconnexion.

Madame la députée, vous m'avez interrogé sur le CPA, sur les nouveaux droits sociaux et sur la mise en oeuvre concrète de ces dispositifs. Très honnêtement, je vous avoue n'avoir pas creusé la question. Malgré tout, je retire des témoignages que nous avons reçus la conviction que la capacité du régime social des indépendant (RSI) à absorber l'ensemble des obligations constitue un énorme challenge. Mieux vaudrait peut-être réfléchir aux modalités de création d'un nouveau régime : ce serait l'occasion de repenser à l'aune du numérique, à propos d'une population déterminée, nos outils et nos modes de fonctionnement. Les deux options figuraient dans le rapport, mais avec le recul, je suis plutôt favorable à la seconde. Cela dit, d'autres que moi explorent actuellement ces pistes et pourraient vous répondre mieux.

Vous avez également évoqué la requalification des emplois et l'actualisation des critères. Comme je l'ai dit tout à l'heure, je crois à des critères économiques venant compléter les critères juridiques pour qualifier un emploi. J'ai donné l'exemple de l'administration américaine, pour laquelle le fait d'être libre dans l'aménagement de ses horaires, celui d'apporter un actif à la réalisation de sa mission et celui d'avoir plusieurs employeurs sont autant de critères pouvant amener à qualifier un emploi d'indépendant. Par contre, quand un travailleur n'a un seul employeur, que ses horaires lui sont imposés dans les faits et qu'il n'a aucune latitude non plus pour négocier sa rémunération, on peut s'interroger sur la nature réelle de son emploi.

Posez cette question en France, et tout le monde crie au fait que l'on tue la nouvelle économie. Mais elle se pose aussi aux États-Unis et en Allemagne ! Cela montre bien que le sujet n'est pas spécifiquement français, et que la requalification et l'actualisation des critères sont nécessaires si l'on veut réussir une transition harmonieuse entre ces nouvelles formes d'emploi qui vont croître et les formes d'emploi traditionnelles.

Enfin, vous avez parlé des entreprises qui seraient tentées de qualifier d'emploi indépendant un emploi qui, normalement, devrait relever du statut de salarié. Je tiens à préciser que ce n'est pas du côté des grandes entreprises multinationales qu'on relève une telle tentation, mais au sein de notre tissu économique. J'ai appris ce matin qu'en Normandie, tous ceux qui travaillaient dans des clubs de tennis ou d'équitation sous statut de salarié étaient en train, sous le coup d'une très forte pression, de passer en free-lance…

Cet exemple – parmi d'autres – montre qu'il faut prévenir ces tentations. Pour autant, on doit veiller à ne pas tuer les opportunités de développement de ces nouvelles formes d'emploi, qui permettent le retour à l'emploi de populations qui en étaient exclues. Car c'est tout de même cela aussi : de nouvelles formes d'emploi sont apparues grâce au numérique.

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