Intervention de Bruno Teboul

Réunion du 14 janvier 2016 à 9h00
Mission d'information relative au paritarisme

Bruno Teboul, vice-président de Keyrus :

Je tiens tout d'abord à vous remercier de m'avoir convié ce matin.

Mon propos s'articulera autour de trois axes : je commencerai par cerner ce que recouvre le phénomène de l'« uberisation » ; je m'attacherai ensuite à préciser les effets conjugués de celui-ci et de l'automatisation sur l'emploi, le travail et le paritarisme ; enfin, je vous proposerai des pistes de réflexion autour de l'évolution du paritarisme et du rôle des syndicats, de la requalification des contrats de travail des travailleurs indépendants, de l'impérieuse nécessité de codifier les nouvelles formes d'emploi, de l'instauration d'un revenu minimal universel d'existence, pour répondre aux destructions massives d'emplois causées par l'automatisation.

S'agissant de l'uberisation de l'économie, précisons d'abord que le néologisme a été forgé par un journaliste américain puis a été repris par Maurice Levy, président de Publicis, en 2014. Ce phénomène, né du processus de numérisation de la société à l'oeuvre depuis une vingtaine d'années, met en jeu des start-up essentiellement américaines ayant créé des écosystèmes numériques fondés sur la désintermédiation totale, des plateformes prenant appui sur le web ou le téléphone portable, qui mettent en relation prestataires de services et consommateurs. Ce faisant, elles bouleversent des marchés établis et des pans entiers de l'économie – les taxis dans le cas d'Uber mais aucun secteur n'est à l'abri, y compris les télécommunications.

L'uberisation a de multiples conséquences sur le plan économique et social.

À côté de ce que l'on appelle les « GAFA » – Google, Amazon, Facebook, Apple –, on assiste à l'émergence de nouvelles entreprises, les « NATU » selon la dénomination de Pierre Haski – Netflix, AirBnB, Tesla et Uber –, qui réinventent le capitalisme et le redéfinissent.

Extrêmement performantes du point de vue des services, elles ont des chiffres d'affaires peu élevés et sont très peu rentables – Uber a ainsi enregistré cette année des pertes abyssales de l'ordre d'un milliard de dollars. Dans le même temps, elles sont à même d'opérer des levées de fonds avoisinant le milliard de dollars – ce qui leur vaut de surnom de « licornes » et même de « décacornes » au-delà de dix milliards. Par ailleurs, elles sont caractérisées par une très faible intensité capitalistique : elles opèrent peu d'investissements, contrairement à des entreprises comme Orange, Thalès, la RATP ou la SNCF qui investissent massivement dans des infrastructures lourdes. Enfin, elles emploient très peu de salariés : Uber compte 2 300 salariés dans le monde, soit le même effectif que le groupe Keyrus pour lequel je travaille et dont le chiffre d'affaires est inférieur à 200 millions d'euros. Toutes caractéristiques qui poussent à se demander comment de tels modèles économiques peuvent être tenables : dans l'économie réelle, une entreprise comme Uber aurait déjà déposé le bilan.

J'en viens maintenant aux conséquences conjuguées de l'uberisation et de l'automatisation qui tend à s'accélérer.

Sans jouer les Cassandre, j'aimerais rappeler les résultats concordants de plusieurs études. Menées par l'université d'Oxford, le Massachusetts Institute of Technology (MIT), l'institut Bruegel, le cabinet Nesta, le cabinet Roland Berger, toutes concluent à une forte substitution de la machine à l'homme dans les années à venir, avec des destructions d'emplois massives dans un avenir proche : 42 % à 47 % d'emplois automatisés à l'horizon de 2025. Nous assistons à un phénomène nouveau : jusqu'à présent, la machine et l'homme coexistaient dans des écosystèmes industriels complexes, à travers les fonctions de contrôle, de monitoring, de maintenance dans la chaîne de production ; avec le développement des technologies numériques et de l'intelligence numérique, ce ne sont pas seulement les « cols bleus » qui seront remplacés par des machines dans leur travail, mais aussi les « cols blancs ».

Se pose inévitablement la question d'un revenu d'existence.

L'automatisation du travail sera un véritable fléau social. Le chômage n'est pas appelé à baisser – rien que l'année dernière, 75 000 emplois nets ont été détruits en France. La croissance n'est pas au rendez-vous, la démographie non plus. La fameuse théorie de Schumpeter de la destruction créatrice a du mal à se vérifier. Il est difficile d'évaluer le nombre de créations d'emplois dans le secteur numérique en regard des emplois détruits. Les personnes dont l'emploi sera détruit n'auront pas forcément la possibilité de trouver un autre emploi dans une économie appelée à vivre d'autres cycles d'innovation, notamment la convergence inexorable des sciences et des techniques qui conduit à un monde de plus en plus technologique auquel tout le monde ne pourra participer sur le plan du travail.

L'instauration d'un revenu universel se justifie également par le digital labor, qui désigne toutes ces tâches non rémunérées – commentaires, recommandations, recherches – que les utilisateurs des plateformes effectuent en contribuant ce faisant à les enrichir. On peut imaginer que des millions de personnes au chômage, en restant chez elles, continueront à faire prospérer ces plateformes qui n'ont de collaboratives que le nom. Pourront-elles toutefois se contenter d'un revenu universel pour continuer à vivre et donner un sens à leur existence ?

J'en arrive aux recommandations et aux pistes concernant l'évolution du paritarisme et de la syndicalisation.

Il faut relever certaines initiatives intéressantes, en France, en Allemagne ou aux États-Unis, qui s'inscrivent hors du champ syndical classique. Bruno Mettling a pris l'exemple du Syndicat des chauffeurs privés de véhicules de tourisme avec chauffeur (SCP-VTC) affilié à l'Union nationale des syndicats autonomes (UNSA). J'évoquerai la plateforme FairCrowdWork Watch mise en place par le fameux syndicat allemand IG Metall afin de permettre aux travailleurs des plateformes de faire remonter des informations sur leurs conditions de travail selon une logique de réputation. Citons encore WeAreDynamo et Turkopticon, aux États-Unis, qui ont émergé pour faire pression face à Amazon Mechanical Turk, plateforme mondialisée controversée qui permet à tout un chacun de vendre sa force de travail, qu'il soit traducteur, intégrateur HTML ou webdesigner, à des tarifs horaires inférieurs à un dollar. En France, je renverrai à deux sites : d'une part, la plateforme reference-syndicale.fr, née sous l'impulsion de l'Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (UGICT) affiliée à la Confédération générale du travail (CGT), qui permet d'outiller les équipes syndicales, de les former, d'accompagner le changement ; d'autre part, Miroir social, le plus vaste référentiel en ligne d'expériences syndicales, fédéré par nombre d'entreprises ayant accepté de jouer le jeu comme L'Oréal ou Thalès.

J'en viens à la question de la codification visant à encadrer ces nouvelles pratiques et contrer toute dérive éventuelle. Les travailleurs indépendants sont de plus en plus nombreux : aux États-Unis, ils représentent déjà 33 % des actifs. Pourquoi ne pas expérimenter en France, à la suite de l'Italie et de l'Espagne, un statut de travailleur autonome fondé sur la notion de dépendance économique à l'employeur et non sur le lien de subordination ? On sait en effet combien est fort le lien de dépendance économique des travailleurs des plateformes : les chauffeurs d'Uber voient ainsi les baisses unilatérales de tarifs directement répercutées sur leur rémunération.

Se pose aussi la question de la requalification des emplois indépendants en contrat de travail. Un précédent existe : en juin dernier, le statut de salariée a été accordé par la Commission du travail de Californie à une conductrice indépendante de la société Uber.

Enfin, j'y reviens, le versement d'un revenu d'existence me paraît plus que jamais d'actualité. Que ferons-nous de 3,5 millions de chômeurs supplémentaires, sachant que les moyens de l'État-providence sont limités ? Cette allocation pourrait être financée par une taxation des transactions financières, dans le prolongement de l'amendement défendu en novembre 2011 par Nicole Bricq qui visait à mettre en place une taxe assise sur le trading à haute fréquence. Ces flux représentent environ 40 % des transactions financières et représentent des volumes et des profits financiers considérables. Une taxe de 0,2 % à 0,5 % permettrait de financer une allocation d'un montant de 900 euros mensuels, qui serait versée sans autre condition que la résidence régulière en Europe ou en France.

Pour finir, j'insiste sur la nécessité de codifier et de légiférer sans attendre, compte tenu de l'émergence de ces nouvelles formes de travail.

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