Merci de m'avoir convié à participer à vos travaux.
En matière de paritarisme, je ne suis ni un acteur – même si je le suis un peu devenu en entrant au Conseil économique, social et environnemental (CESE) – ni un spécialiste universitaire, simplement un observateur attentif.
J'aimerais d'abord exposer la manière dont la question du paritarisme s'inscrit selon moi dans la dynamique sociale et économique, avant de détailler différents points relevant de ce sujet, que j'ai été incité à balayer assez largement – vous m'excuserez si, ce faisant, j'excède quelque peu le champ que vous aviez prévu de traiter.
Si la question du paritarisme est centrale, c'est parce que la dynamique propre à nos économies et à nos sociétés implique de plus en plus de dépenses publiques et d'éléments irréductibles aux règles du marché et aux décisions individuelles des différents acteurs. Or il faut bien que ces éléments soient gérés.
Nos sociétés se caractérisent en effet – l'audition précédente le confirme – par une division du travail de plus en plus poussée, de sorte qu'un nombre croissant d'individus doivent interagir de manière cohérente et coordonnée pour produire les biens et les services. Dans une société de ce type, on a de plus en plus besoin de ce que les économistes appellent des biens publics, présents partout dans l'économie, afin que ce jeu fonctionne bien. Ces biens sont matériels – infrastructures, télécommunications –, mais aussi immatériels : le droit, la sécurité, etc. Or, jusqu'à présent, on n'a pas trouvé, pour les garantir, d'autre moyen que l'action publique et les dépenses publiques. C'est la raison fondamentale pour laquelle il existe, dans nos sociétés, une tendance profonde, par-delà les alternances gouvernementales, à consacrer une part croissante du produit intérieur brut (PIB) aux dépenses publiques et aux prélèvements obligatoires.
Contrairement à une erreur de compréhension très profonde mais très ancienne, cette évolution ne se fait pas au détriment de l'activité privée, au contraire : elle est indispensable à sa poursuite et à son développement. Certes, une forme de consensus s'est établie, par-delà les clivages politiques, pour considérer qu'il faut absolument donner la priorité à la réduction des dépenses publiques et de l'action publique, mais l'on voit bien aujourd'hui les limites auxquelles cette idée se heurte, par exemple dans le domaine de la sécurité ou à la lumière des récentes inondations au Royaume-Uni.
Bref, structurellement, la part de l'économie qui échappe à la logique purement marchande est croissante, et elle va le rester. Mais cela ne signifie pas du tout que la part de l'action publique, de l'État employeur et producteur, devra croître, car nombre de ses systèmes, notamment de protection sociale et de santé, sont mis en oeuvre par l'intermédiaire de l'action privée. Ainsi, les médecins sont des médecins libéraux privés, très attachés à leur statut, mais dont les revenus dépendent largement de la sécurité sociale et des assurances complémentaires.
Comment gérer un niveau aussi élevé de dépenses publiques et d'éléments extérieurs à la logique purement marchande ainsi qu'aux choix individuels ? C'est ici que la question du paritarisme joue un rôle majeur. Dans son livre essentiel Exit, Voice and Loyalty, Albert Hirschman, un économiste que j'aime beaucoup – d'autant plus important à mes yeux qu'il écrivait sans la moindre équation –, distingue deux principaux modes d'interaction entre les hommes dans nos sociétés. D'un côté, l'exit : si on n'est pas content, on va voir ailleurs – c'est la logique du marché concurrentiel. De l'autre, la voice : si on n'est pas content, on « l'ouvre », et on obtient des acteurs qu'ils modifient leur manière d'agir – c'est le domaine prioritaire de l'action publique, généralement monopoliste dans le champ qu'elle couvre.
Ce monopole est d'ailleurs une très bonne chose. On peut juger que l'assurance maladie ne fonctionne pas très bien, mais ses coûts de gestion représentent 5 % des frais, contre 15 % pour une assurance maladie concurrentielle intervenant dans le même champ. Celle-ci aurait peut-être des logiciels plus modernes, garantirait des réponses plus rapides au téléphone, mais il faudrait payer 10 ou 15 % de plus en frais de marketing et de publicité dans les journaux. La concurrence, cela coûte très cher, et il y a des domaines, dont celui qui nous occupe, où le monopole est plus économique. Mais celui-ci ne peut fonctionner correctement que s'il existe des dispositifs de voice effectifs et puissants.
Dans ce contexte, la principale faiblesse de l'économie et de la société françaises est moins le niveau de dépenses publiques en lui-même – équivalent à celui des pays scandinaves que l'on nous cite souvent en exemple par ailleurs – que la manière de gérer ces dépenses et les recettes correspondantes afin de répondre aux besoins et aux souhaits de ceux qui y sont assujettis.
Celle-ci résulte en grande partie de la conception française traditionnelle de l'État, un héritage de la monarchie absolue prolongé par les Montagnards puis par Bonaparte, avant d'être réactualisé par un autre général. Selon cette tradition, l'État, en surplomb par rapport à la société, extérieur à elle, sait mieux ce qui doit être fait pour elle et pour le bien-être du pays. Le Chapelier, député du tiers état de Bretagne, déclarait ainsi dans cette Assemblée le 14 juin 1791 : « Il n'y a plus de corporations dans l'État, il n'y a plus que l'intérêt particulier de chaque individu et l'intérêt général. Il n'est permis à personne d'inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. » C'est à mon avis l'une des racines profondes des difficultés que nous connaissons aujourd'hui.
On a certes tenté d'en réparer certaines conséquences, sous le régime de Vichy, qui était corporatiste, mais aussi sous l'influence du Conseil national de la Résistance (CNR) et par la dynamique du Plan, qui a bien fonctionné sous la Quatrième République. Néanmoins, on est revenu en arrière s'agissant de la sécurité sociale et de la protection sociale, en imposant une logique étatiste dans la gestion de l'ensemble des dépenses publiques, particulièrement en faisant entrer les dépenses de protection sociale dans le moule de l'État régalien classique. Cette dynamique, engagée avec les ordonnances de 1967, s'est poursuivie par-delà les alternances successives.
J'estime pour ma part qu'il s'agit d'une erreur, même si je sais qu'il est difficile de faire autrement. Un niveau élevé de dépenses publiques est logique, voire inévitable, et bon ; mais la gestion des différents volets de ces dépenses doit pouvoir répondre à différentes orientations politiques et permettre l'expression diversifiée des intérêts de ceux qui sont concernés par ces politiques. Dans ce contexte, je suis personnellement plutôt favorable au maintien d'une gouvernance et d'une gestion différenciées de la protection sociale par rapport aux autres domaines de gestion de l'État régalien classique.
C'est l'une des raisons pour lesquelles je suis opposé aux propositions, formulées par la majorité actuelle, qui tendent à rapprocher les différents éléments de financement de la protection sociale et l'impôt sur le revenu : je ne suis donc pas favorable à la fusion entre celui-ci et la contribution sociale généralisée (CSG). Mais cette question excède sans doute le champ de votre mission.
N'étant ni un spécialiste ni le représentant d'un parti politique, j'ignore par quelles mesures ce point de vue devrait se traduire. Toujours est-il que la tendance de fond à l'étatisation de la protection sociale, que l'on observe depuis quarante ans, par-delà les alternances, ne me paraît pas la meilleure solution.
Voilà pour les généralités ; j'en viens aux points plus précis que je souhaitais aborder.
Parmi les éléments qui ont conduit à revenir sur la gestion paritaire figurent les dysfonctionnements et les faiblesses de la représentativité des acteurs syndicaux et patronaux. J'aimerais donc dire quelques mots de la loi dite Larcher et de la représentativité syndicale.
On avait quelque peu remis en cause la conception étatiste de la gestion de la société en convenant de sous-traiter à la négociation collective la gestion du droit social ; mais l'équilibre auquel la loi Larcher a permis de parvenir ne me paraît pas satisfaisant. Il y a ici, notamment en la personne de Jean-Marc Germain, des parlementaires bien plus avertis que moi des difficultés que cette loi soulève. Il me semble, en tout cas, que le niveau actuel d'articulation entre la négociation collective et l'action du Parlement en matière de droit social et de droit du travail ne convient pas. L'idée que le droit pourrait être écrit par les partenaires sociaux représente une piste intéressante, mais pose le problème du rôle du Parlement et de l'articulation entre la négociation et la loi.
En tout état de cause, cette idée suppose une représentativité incontestable des partenaires. On déplorait dans cette matière un certain retard qui n'est qu'en train d'être comblé du côté patronal, ce qui a été fait concernant surtout les salariés.
Je soulignerai à ce sujet deux aspects. D'une part, les règles dont dépend actuellement la validité des accords – d'entreprise ou interprofessionnels – ne sont pas satisfaisantes. Elles visaient en particulier, sinon dans la lettre de la loi, du moins dans l'esprit de ses initiateurs, à inciter les syndicats de salariés à se regrouper et à s'entendre face au patronat, sur le modèle des pays où la négociation est très développée et où elle confronte deux blocs homogènes. Or, loin de produire ce résultat, elles ont eu tendance à aggraver les divisions, notamment au niveau syndical. Cela provient notamment des seuils qui ont été fixés. Il ne s'agit évidemment pas d'obtenir l'unanimité des organisations syndicales sur tous les sujets, mais le seuil de signature d'un accord est trop bas, tandis que le seuil d'opposition devrait être bien moindre : de l'ordre de 25 % ou de 33 %. La règle aboutissant à une situation où 50 % des syndicats sont pour un accord et 50 % contre – ou 51 % et 49 %, pour dégager une majorité – ne permet pas de résoudre le problème qui était visé.
D'autre part, du côté des syndicats de salariés, perdure une grave déformation de la représentation au détriment des salariés des petites entreprises. Je regrette beaucoup que l'Assemblée nationale ne soit pas allée plus loin dans ce domaine, essentiel du point de vue des dynamiques sociales – cela pose un problème de représentativité dans la gestion de la protection sociale –, mais aussi politiques. En effet, on ne peut pas comprendre la montée du Front national si l'on ne perçoit pas que les salariés des petites entreprises ne se sentent représentés ni par les syndicats ni par les partis politiques, lesquels s'entendent pour qu'ils ne le soient pas. Tout ce qui a été fait ici même pour creuser l'écart entre les droits sociaux bénéficiant aux salariés des grandes entreprises et ceux qui sont accordés aux salariés des petites entreprises obéissait à de mauvaises raisons : je doute que l'existence de droits sociaux étendus gêne véritablement les petites entreprises. En revanche, priver leurs salariés de représentation aboutit à des dysfonctionnements sociaux très graves qui sont au coeur des problèmes sociaux et politiques actuels.
Les Allemands ont trouvé une solution très simple au problème des seuils : toutes les entreprises allemandes de plus de cinq salariés sont soumises à la même loi sur la représentation des salariés. Dans une entreprise de cinq salariés comme dans une entreprise de 3 000 ou de 100 000 salariés, il existe un comité d'entreprise – réduit à une seule personne dans le premier cas – doté des mêmes pouvoirs ; et, croyez-moi, ce sont des pouvoirs très étendus.
Le fait que l'on n'ait pas résolu ce problème en France joue également sur un autre aspect que je souhaitais aborder : le financement des syndicats. Une partie des dysfonctionnements qui persistent dans ce domaine sont liés au fait que leur mode de financement reste fondé en théorie sur l'adhésion, et dépend en réalité de la bienveillance des grandes entreprises, plus ou moins disposées à accorder aux syndicats des moyens suffisants. Pour assurer une meilleure représentation de l'ensemble des salariés, y compris ceux des petites entreprises, il faudrait donc une réforme profonde du financement des syndicats, reposant principalement sur le chèque syndical : tous les employeurs, quelle que soit la taille de l'entreprise, devraient être tenus de mettre de côté un certain pourcentage de la masse salariale que les salariés pourraient consacrer au financement des syndicats. Quoi qu'il en soit, le syndicalisme d'adhésion est une fiction qui déforme et affaiblit la représentation syndicale dans notre pays.
J'en terminerai par la question de la gouvernance d'entreprise. C'est l'un des domaines qui engage sinon le paritarisme, du moins la représentation des stake holders, nécessaire, je l'ai dit, au bon fonctionnement d'une société comme la nôtre. Quelques progrès ont été accomplis avec l'introduction, à dose homéopathique, de représentants des salariés en tant que tels dans les conseils d'administration. Mais il est important et urgent d'aller plus loin. Rappelons que, dans toutes les entreprises allemandes de plus de 2 000 salariés, les conseils de surveillance se composent pour moitié de représentants des salariés et pour moitié de représentants des actionnaires. Le fait que les salariés allemands se sentent ainsi davantage concernés par le fonctionnement de l'entreprise contribue certainement à la solidité de l'économie et de l'industrie outre-Rhin.
En Allemagne, cela va de pair avec un mode de direction des grandes entreprises qu'il ne nous coûterait pas grand-chose d'adopter également : au lieu du président-directeur général tout-puissant qui nous vient lui aussi de notre tradition verticale et bonapartiste, il suffirait d'un président du conseil de surveillance, d'une part, et de l'autre d'un président du directoire qui assure les fonctions opérationnelles. Certes, le système allemand ne résout pas tous les problèmes de représentation des stake holders : on l'a vu tout récemment à travers l'affaire Volkswagen, les intérêts de la société – en l'espèce, de l'environnement – ne sont pas nécessairement bien représentés.
Quoi qu'il en soit, je ne sais si cet aspect relève de votre mission, mais, dans mon esprit, c'est l'un des enjeux du débat sur la manière de transformer la société française pour y introduire plus de voice à tous les niveaux, au niveau de l'État et de ses différents « morceaux » comme à l'échelle des entreprises elles-mêmes.