En matière de financement de la protection sociale, en particulier de l'assurance maladie, il convient de mesurer l'ampleur des déséquilibres que vous, législateur, avez créés depuis vingt-cinq ans par-delà les alternances.
La politique d'abaissement du coût du travail à proximité du SMIC a eu des conséquences majeures. La première n'est pas négative : notre système social et fiscal est devenu beaucoup plus redistributif qu'on ne le dit généralement, y compris dans Alternatives économiques, ou que ne l'affirme Thomas Piketty : ce sont les cotisations des cadres qui financent l'assurance maladie des smicards. En revanche, cette politique a eu pour effet de concentrer les salaires à proximité du SMIC : tous les pays comparables à la France ont un SMIC, mais nous avons 15 % de smicards contre 2 à 3 % ailleurs. L'autre effet négatif est la « trappe à bas salaires » : la réduction des cotisations maintient les salaires au niveau du SMIC.
Cette situation joue un rôle déterminant dans nos difficultés, en particulier industrielles, car elle revient à faire financer le secteur des services par l'industrie. Ainsi, les cotisations patronales que paie l'industrie représentent aujourd'hui 18 % de sa valeur ajoutée, contre 12 % pour les services, soit 1,5 fois moins. Ce n'était pas du tout le cas il y a trente ans, et cela résulte uniquement de l'évolution du financement de la protection sociale.
Les déséquilibres ainsi introduits étaient l'un des principaux points soulignés par le rapport Gallois à ce sujet. Les mesures prises aujourd'hui devraient limiter un peu cet effet, mais pas autant que ce rapport le demandait.
Quant au financement de la protection sociale lui-même, nous sommes très favorables à la TVA sociale. Reste à décider du moment opportun pour l'instaurer, car elle freine l'activité lorsqu'elle est mise en place. Toujours est-il que l'existence d'une TVA à 25 % dans les pays scandinaves est l'un des facteurs de solidité de leur modèle social. Certes les Français ne sont pas les Scandinaves, notamment en matière de fraude à l'impôt – or l'incitation à se soustraire à la TVA est d'autant plus forte que son taux est plus élevé.
L'autre voie à explorer, mais qui se heurte à de grandes difficultés, est le transfert du financement de la protection sociale vers les taxes écologiques, qui, en France, restent parmi les plus faibles d'Europe.
Assurément, cela n'a plus de sens de confier la gouvernance de la protection sociale aux seuls salariés et patrons : il faut d'autres acteurs. La question se pose ainsi de la place des médecins et des autres acteurs de la santé. Je ne dis donc pas qu'il faudrait revenir à la situation antérieure. Simplement, il est intéressant de veiller à la diversité des formes de gouvernance des dépenses publiques, lesquelles sont appelées à continuer de se développer. D'où l'idée de différencier les légitimités et la représentation des intérêts selon les divers champs de l'action publique. Mais, sur ce point, vous devriez peut-être entendre Pierre Rosanvallon, dont la réflexion est beaucoup plus aboutie que la mienne.
En ce qui concerne les accords majoritaires, je dresse un bilan plutôt négatif de ce qui s'est passé jusqu'à présent au niveau interprofessionnel. Je le répète, il faut à mon avis relever le seuil de validité de l'accord et réduire le seuil d'opposition. Un droit d'opposition minoritaire doit être garanti. Il convient de fixer un seuil réaliste, mais l'opposition d'un tiers ou d'un quart devrait suffire à invalider un accord.
Vous m'avez aussi interrogé sur la rupture conventionnelle. Le dispositif est utile et apprécié non seulement des patrons, mais aussi des salariés. Quant aux déséquilibres qu'il crée, l'avantage est que le principal d'entre eux est lui aussi géré par les partenaires sociaux : il n'y a pas ici d'externalisation directe vers le budget de l'État, par exemple, puisque c'est d'abord l'assurance chômage qui est concernée ; il convient donc de régler le problème de son financement à travers la cotisation associée à ce type de rupture. Mais, dans ce cas précis, le poids ne doit pas en reposer sur le seul salarié.
Par ailleurs, et j'en suis très frappé, les pouvoirs publics ne semblent pas avoir réalisé que le principal problème qui se pose actuellement en matière sociale est celui des chômeurs âgés – de plus de cinquante ans –, très concernés par le dispositif dont je viens de parler. Ce problème s'est aggravé depuis la crise ; or il n'est pas traité par les politiques publiques, ou l'est très peu.