Au regard de l'histoire sociale de la France, les régimes paritaires sont relativement anciens : ils sont l'aboutissement de soixante ans de négociations interprofessionnelles, la création des régimes de retraite complémentaire remontant à la Libération. La mise en place de ces régimes n'a d'ailleurs pas toujours été facile.
Les régimes paritaires sont de nature très différente. Si les partenaires sociaux ont un véritable pouvoir de décision dans certains d'entre eux – retraite complémentaire, assurance chômage, prévoyance, formation –, d'autres régimes, tout en demeurant paritaires, ont été vidés de leur substance, en particulier celui de l'assurance maladie. Ainsi, les ordonnances de 1967 avaient prévu que le conseil d'administration de la Caisse nationale de l'assurance maladie pouvait décider des augmentations de cotisation. Les partenaires sociaux disposaient, au moins en droit, de ce pouvoir financier, mais ils ne l'ont jamais utilisé, estimant qu'il était préférable de laisser l'État prendre les mesures impopulaires lorsqu'elles étaient nécessaires. Ce pouvoir leur a finalement été retiré à la faveur de la réforme Douste-Blazy, qui a remplacé les conseils d'administration par des conseils de surveillance. On affirme généralement que la protection sociale est confiée à des régimes paritaires, mais, selon moi, on ne peut pas dire qu'ils soient véritablement paritaires lorsque l'État est seul maître des financements et des prestations.
La vie a été relativement facile pour les régimes paritaires tant que la vie en général a elle-même été facile. En d'autres termes, au cours des périodes de croissance, ces régimes évoluaient dans le sens d'une amélioration continue en faveur des salariés. C'est ce qu'André Bergeron, secrétaire général de Force ouvrière, appelait « le grain à moudre ». Or depuis quelque temps – mais depuis peu au regard de leur histoire –, les régimes paritaires sont confrontés à un problème considérable : le ralentissement de la croissance et, partant, celui de leurs recettes.
Longtemps, les déficits ont été acceptés, car on partait du principe que ces régimes jouaient un rôle contracyclique et qu'il y aurait un retournement de la conjoncture. Mais, aujourd'hui, on se trouve dans le bas de la courbe et on ne voit guère se profiler, pour l'instant, le haut de la courbe. Certains défaitistes notoires annoncent la fin de la croissance et estiment que nous entrons dans une période de décroissance séculaire. Ce courant de pensée est parti des États-Unis, notamment avec Robert Gordon, mais cette thèse est également défendue par des économistes européens et français. Si d'autres économistes sont moins pessimistes, aucun n'est cependant réellement optimiste.
Les régimes paritaires enregistrent des déficits considérables qui, cumulés, se traduisent par un endettement élevé : en 2017-2018, celui de l'Unédic sera supérieur à 30 milliards d'euros. Dès lors, les mesures que l'on doit prendre pour sauvegarder ces régimes sont désormais en défaveur des salariés. Nous l'avons vu récemment avec les deux négociations sur les régimes de retraite complémentaire et nous allons le voir très prochainement, à plus forte raison, lors de la négociation de la convention relative à l'assurance chômage.
La succession de réformes des régimes obligatoires et complémentaires tient au fait que les réformes conduites jusqu'à ces toutes dernières années se sont fondées sur des hypothèses économiques qui étaient, à l'évidence, complètement « à côté de la plaque » – passez-moi l'expression. Par exemple, dans la situation que nous connaissons actuellement et qui est appelée, je le crains, à durer un certain temps, il n'est pas sérieux de bâtir un scénario économique en se fixant comme objectif un taux de chômage de 4,5 %.
Les partenaires sociaux qui gèrent les régimes partiaires ne sont donc plus du tout dans la situation qui était la leur il y a encore dix ou quinze ans : ils sont désormais obligés de gérer la difficulté. Avec un phénomène aggravant : les gouvernants, quels qu'ils soient, aiment à se décharger sur eux des mesures désagréables, en arguant habilement qu'ils respectent ainsi le dialogue social. Aujourd'hui, les partenaires sociaux ne sont pas à même – on les comprend – d'assumer des décisions qui peuvent être perçues comme négatives pour les salariés. La négociation sur l'assurance chômage l'illustrera sans doute de manière très intéressante.
En résumé, les régimes paritaires fonctionnent bien par beau temps et à peu près correctement par temps maussade, mais leur mode de gouvernance ne peut pas fonctionner lorsque soufflent des vents contraires violents. Ce raisonnement vaut d'ailleurs pour l'ensemble de la négociation collective : on constate actuellement que tous les partenaires sociaux rechignent à prendre des mesures fortes.
Il y a trois jours, le Premier ministre a indiqué qu'il fallait privilégier les accords d'entreprise majoritaires, signés par des syndicats représentant au moins 50 % des salariés. Le nombre d'accords majoritaires risquant d'être faible, la ministre du travail a ensuite précisé qu'un accord d'entreprise signé par des syndicats représentant au moins 30 % des salariés serait valide à condition d'être approuvé par la majorité des salariés – on ajouterait donc cette condition à la règle de validité actuelle.
J'ai été très intéressé par ces déclarations, qui ont d'ailleurs reçu le soutien de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). On peut certes estimer que ce sont des règles de bon sens, mais on « introduit un larron », la démocratie sociale directe, dans la négociation collective et les régimes paritaires. Si on s'engage dans cette voie, pourquoi ne pas aller jusqu'à considérer qu'il suffit d'un vote positif des salariés pour valider un accord qui n'a pas été signé par les syndicats ? Certains le proposent. Or, à mon sens, c'est le contraire de la négociation collective. Car quel syndicat prendra la responsabilité de signer un accord qui peut être désavoué par les salariés, ou le contraire ? En outre, la démocratie directe peut fonctionner pour un accord d'entreprise portant, par exemple, sur le travail le dimanche, mais pas pour un système global de négociations interprofessionnelles.
Par ailleurs, les partenaires sociaux ne vont pas bien. La France est le pays d'Europe où le taux de syndicalisation est le plus bas : un peu moins de 5 % pour le secteur privé, un peu plus de 8 % pour l'ensemble des secteurs public et privé. Auparavant, ce n'était pas vraiment tragique, car les nombreuses enquêtes dont nous disposons – enquêtes réalisées sur longue période ou dans telle branche ou entreprise – montraient que les salariés soutenaient les syndicats. À défaut d'une légitimité d'adhésion, ceux-ci bénéficiaient d'une légitimité d'opinion.
Or cette légitimité est en train de s'effriter : depuis peu, on assiste à un décrochage des syndicats – le mot n'est pas trop fort – dans l'opinion des salariés. Selon la dernière enquête du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), les salariés les mettent dans le même sac que les banques, ce qui est l'insulte suprême ! La presse est, elle aussi, à un niveau très bas. Quant aux institutions politiques, ce n'est pas le lieu pour en parler... On a l'impression que les institutions, les corps intermédiaires et les relais médiatiques font l'objet d'un rejet, ce qui est nouveau dans l'histoire sociale de la France. Ce rejet a probablement toujours existé, mais jamais à un tel degré. Cela m'inquiète donc que l'on ait choisi ce moment pour introduire la démocratie directe que j'ai évoquée précédemment.
Du côté patronal, la situation n'est guère meilleure : on ne peut pas dire que beaucoup d'entreprises se reconnaissent dans leurs organisations professionnelles. Le sentiment d'adhésion n'est pas plus fort que chez les salariés.
La thèse la plus répandue aujourd'hui, c'est qu'il faut rapprocher la négociation de l'entreprise pour faciliter les choses. Or ce n'est pas nécessairement évident à faire et, par construction, c'est impossible pour ce qui est des régimes paritaires. En outre, certains commencent à défendre la thèse, soit en chuchotant, soit ouvertement, qu'il faudrait abroger le monopole syndical au premier tour des élections aux institutions représentatives du personnel au motif qu'il empêche des personnes autonomes d'être candidates. Tout cela risque cependant d'aboutir non pas à un renforcement, mais à un affaiblissement des acteurs et, partant, des régimes paritaires et de la négociation collective.
Les régimes paritaires assurent des transferts sociaux ou apportent des avantages sociaux. Si les pessimistes ou, même, les « semi-pessimistes » ont raison, nous devrons mener une réflexion de fond sur l'ensemble de nos transferts sociaux, déterminer ceux qui sont prioritaires et ceux qui ne le sont pas. Il y a quelques mois, la dernière livraison de l'enquête du Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (CREDOC) a montré, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, un moindre attachement des Français et, parmi eux, des salariés, aux transferts sociaux. Or le système de transferts tient parce qu'il y a une solidarité entre les gens, par exemple une solidarité entre les générations dans le cas de la retraite par répartition. Si la solidarité commence à se fissurer, c'est le principe, le soubassement même des régimes paritaires qui est menacé.
Pour toutes les raisons que je viens d'évoquer – contexte économique incertain ; affaiblissement des syndicats, qui sont obligés, dans le même temps, de prendre la responsabilité de mesures difficiles… –, je suis inquiet pour l'avenir des régimes paritaires et de la négociation collective.