Intervention de Mohammad Javad Zarif

Réunion du 27 janvier 2016 à 18h15
Commission des affaires étrangères

Mohammad Javad Zarif, ministre des affaires étrangères de la République islamique d'Iran :

Au nom de Dieu tout-puissant et miséricordieux. Je suis enchanté, madame la présidente, de vous revoir, en France cette fois, dans le cadre de la visite du président Hassan Rohani dans votre pays.

La semaine dernière, un changement radical s'est produit sur la scène internationale. C'est une évolution dont certains pensaient qu'elle n'aurait jamais lieu : non seulement nous sommes parvenus à un accord sur notre programme nucléaire mais il est entré en vigueur avant le délai prévu ; personne n'imaginait qu'il pourrait en être ainsi avant le printemps. Comment cela a-t-il été rendu possible ? Il faut répondre à cette interrogation pour donner suite aux questions que vous m'avez posées et trouver les solutions que chacun attend.

Pendant presque dix années, la question nucléaire a été considérée comme un sujet de confrontation : tout progrès de l'Iran était envisagé comme un échec pour l'Occident et vice-versa, chaque partie ne songeant qu'à maximiser ses intérêts propres et à annihiler ceux de ses interlocuteurs. Il en est résulté un jeu à somme nulle. Je me rappelle parfaitement une visite que j'ai faite au Quai d'Orsay en 2005. Alors ambassadeur d'Iran auprès de l'Organisation des Nations Unies, je venais demander à la troïka européenne d'accepter que l'Iran se dote d'un nombre très limité de centrifugeuses ; la réponse a été négative. Après quoi, le nombre de centrifugeuses en Iran a été multiplié par cent, passant en dix ans de 200 à 20 000, ce que les pays occidentaux voulaient précisément éviter. Mais, dans le même temps, la croissance économique iranienne chutait de +7 % à -6,8 %. Conformément à la théorie des jeux, cette manière de procéder n'a donc fait que des perdants.

La dynamique a changé à partir du moment où chacun a admis que l'on pouvait trouver un accord acceptable par les deux parties. Mon très cher collègue Laurent Fabius et moi-même nous sommes longuement entretenus pour être sûrs que chacun parviendrait aux objectifs qu'il visait, et c'est ce qui s'est produit. C'est ainsi que le meilleur mécanisme d'inspection a été mis au point pour garantir que le programme nucléaire iranien serait toujours un programme nucléaire civil. Nous n'avons rien perdu, puisque telle a toujours été notre intention ; les sanctions ont été levées, et la réalisation de notre programme nucléaire civil se poursuit de manière entièrement pacifique.

Bien des problèmes seraient résolus au Moyen-Orient si une approche semblable était privilégiée. Ainsi, rien ne sert que l'Iran et l'Arabie saoudite tentent de s'éliminer réciproquement – d'ailleurs, c'est impossible. Nous en sommes convaincus de longue date, mais les Saoudiens ont une autre interprétation des faits. Nous considérons que Daech est notre ennemi à tous et que personne ne peut trouver le moindre avantage à voir un tel groupe terroriste obtenir le pouvoir en Syrie. L'Arabie saoudite est largement plus menacée par Daech que nous ne le sommes car une forte partie de la population saoudienne a une certaine sympathie pour l'idéologie véhiculée par ce mouvement. Ce n'est pas le cas en Iran, mais nous estimons néanmoins que Daech représente un danger et une menace pour la région.

Il existe en Syrie la possibilité d'un accord de long terme. Nous en avons posé le principe il y a longtemps, sur la base d'un programme en quatre points : un cessez-le-feu ; la constitution d'un gouvernement inclusif d'union nationale ; une réforme constitutionnelle conçue pour que chacun joue son rôle dans l'avenir du pays et que le pouvoir ne soit pas aux mains d'une seule entité toute-puissante ; des élections organisées sur la base de la nouvelle Constitution. Je suis heureux que ce plan, que j'ai proposé il y a plus de deux ans, ait servi de socle à la nouvelle résolution adoptée par le Conseil de sécurité. J'espère que lorsque M. Staffan de Mistura ouvrira, vendredi, la première séance de négociation, ce sera en présence de tous les groupes de l'opposition syrienne, de manière que l'on puisse progresser en suivant la feuille de route fixée à Genève et à Vienne. Mais si la doctrine générale est, une nouvelle fois, que l'on se lance dans un jeu à somme nulle où chaque partie au conflit en Syrie cherche uniquement à éliminer les autres, on n'arrivera à rien. On ne trouvera pas davantage de solution si l'on pense pouvoir la définir avant même que les négociations ne s'engagent ; d'ailleurs, en ce cas, à quoi bon négocier ? Je le redis, chacun doit s'attacher à rechercher un compromis au lieu de vouloir imposer ses intérêts au détriment de ceux des autres, et l'issue des négociations doit être déterminée par les Syriens, non par des parties extérieures.

De la même manière, au Liban, alors que la clef des futures élections présidentielles est entre les mains des chrétiens libanais, certains ont voulu, de l'étranger, leur dicter qui devait être leur candidat, au lieu qu'ils le déterminent entre eux. Cette ingérence a provoqué l'alliance inattendue de MM. Samir Geagea et Michel Aoun, pourtant ennemis héréditaires. Le paradoxe est que la candidature de M. Sleiman Frangié était tout-à-fait respectable, mais qu'elle a fait l'unanimité contre elle parce que l'on tentait de l'imposer de l'extérieur aux chrétiens du Liban. De même, certains nous ont approchés en nous disant : « Faites qu'en Irak Nouri al-Maliki soit éliminé ». Mais ce n'est pas notre rôle d'intervenir ; c'est aux Irakiens de décider. La France, qui connaît la situation de la région mieux que tout autre pays, le sait bien : en Irak comme au Liban, le peuple doit sentir qu'il prend lui-même les décisions qui conditionnent son avenir. Nous soutiendrons toute décision prise par les groupes chrétiens libanais. Il existe maintenant un accord entre eux ; si ce compromis est jugé acceptable par les autres Libanais, très bien, mais il ne nous revient ni de l'imposer ni de l'encourager.

Au Yémen, une solution négociée est possible, à condition que chacun veuille bien l'admettre – dont l'Arabie saoudite, qui bombarde ce pays depuis dix mois de manière intensive sans que cela lui ait rigoureusement rien apporté, au contraire, puisque des villes yéménites précédemment sûres ne le sont plus. À quoi servent donc ces bombardements ? Quelles installations militaires sont visées ? Une fois de plus, on obtient de cette manière le résultat inverse de celui que l'on vise au lieu de se mettre d'accord sur des principes acceptables par tous. Pour que la guerre cesse au Yémen, tous les groupes yéménites doivent avoir le sentiment qu'ils peuvent être partie à l'avenir de leur pays, et l'on n'y parviendra pas en cherchant à en éliminer un.

J'en viens aux relations entre l'Iran et l'Arabie saoudite. Nous avons patienté et nous nous sommes maîtrisés, bien que l'Arabie ait pris l'habitude d'imputer à l'Iran la responsabilité de tout ce qui se passe au Moyen-Orient. Le président Obama lui-même a mentionné au cours d'une interview que les autorités saoudiennes devaient arrêter de penser résoudre leurs difficultés intérieures en s'en prenant sans cesse à l'Iran et en l'accusant d'être constamment fautif. En réalité, Saoudiens et Israéliens ont pris le pli de créer un monstre virtuel, l'Iran, et ils ont utilisé le dossier nucléaire pour faire peur. C'est ainsi qu'au moment où l'accord sur ce dossier était sur le point d'aboutir, le gouvernement saoudien a fait tout son possible pour que cela échoue : M. Saoud al-Fayçal, le ministre saoudien des affaires étrangères, s'est envolé pour Vienne où il a invité le secrétaire d'État John Kerry dans son avion, et il est résulté de cet entretien que l'issue favorable des négociations a été retardée de près de huit mois. Ensuite, l'Arabie saoudite a décidé de faire baisser le prix du pétrole pour faire pression sur l'Iran, puis tout fait pour que le Congrès américain refuse de ratifier l'accord du 14 juillet 2015. Nous n'ignorons rien des pressions qui ont aussi été exercées sur le gouvernement français, pressions auxquelles mon très cher ami Laurent Fabius est resté imperméable – ce qui ne signifie pas qu'il a choyé l'Iran, bien au contraire – car il voulait, comme nous, que l'on parvienne à un accord dont l'objectif était de mettre fin aux inquiétudes.

Alors même que l'Arabie saoudite manoeuvrait pour que le Congrès refuse de ratifier l'accord, nous avons pris sur nous. Nous nous sommes contenus, aussi, après qu'en avril 2015 deux adolescents iraniens, respectivement âgés de 14 et de 15 ans, ont subi une agression sexuelle par des agents de la police des frontières à l'aéroport de Djeddah. Chacun, en Iran, a alors invité le gouvernement à rompre les relations diplomatiques avec l'Arabie saoudite, mais nous avons à nouveau opté pour la patience. Je signale qu'à ce jour les policiers saoudiens coupables de ces crimes n'ont toujours pas été poursuivis.

En septembre 2015, 460 Iraniens ont perdu la vie à La Mecque dans une bousculade due à la négligence des organisateurs du pèlerinage. Il nous a fallu négocier pour obtenir le rapatriement des corps de nos compatriotes ! Les Saoudiens ne respectent même pas les défunts ! Outre qu'il nous a fallu des mois pour obtenir ces rapatriements, jamais les autorités saoudiennes n'ont présenté d'excuses ni même de condoléances aux familles des victimes. À nouveau, l'opinion publique iranienne a demandé la rupture des relations diplomatiques avec l'Arabie saoudite, mais nous n'en avons rien fait.

Et puis, en janvier 2016, l'Arabie saoudite a décapité un opposant, un clerc qui n'avait jamais rien fait d'autre que des discours, sans prôner la violence mais en appelant à l'égalité des droits. La nouvelle de cette décapitation ne pouvait que susciter une émotion considérable ; ce fut le cas, et en dépit de tous nos efforts pour l'éviter, l'ambassade d'Arabie saoudite à Téhéran a été saccagée. Nous avons condamné cette attaque et arrêté ses auteurs, qui seront jugés pour ces faits. Aucun diplomate saoudien en Iran n'a eu le moindre problème et nous avons rétabli la sécurité des locaux diplomatiques saoudiens. Après ces incidents qui n'auraient jamais dû se produire et que nous déplorons, l'Arabie saoudite a décidé de rompre ses relations diplomatiques avec l'Iran, ce à quoi nous n'avons pas réagi. Nous considérons que ces relations doivent exister.

L'Iran est autrement plus puissant que l'Arabie saoudite, vous le savez. Pourtant, si nous avons décidé de patienter en dépit des insultes, c'est que nous voulons le calme dans une région en proie à un problème majeur. Les crimes qui ont été commis à Paris en novembre ont assez démontré que ce problème ne restera pas contenu à l'Irak, à la Syrie ni même au Moyen-Orient. À San Bernardino, à Paris, à Charm el-Cheikh, à Sidney, à Islamabad, chacun souffre de ce fléau. Nous n'avons d'autre choix que de lutter ensemble contre ce mal. Il ne s'agit pas seulement d'une guerre au sens militaire mais d'un combat sur tous les fronts, destiné aussi à défaire une idéologie fondée sur la violence et l'usage de la force. C'est pourquoi notre président a appelé de ses voeux, il y a deux ans, devant l'assemblée générale des Nations Unies, un monde libéré de la violence et de l'extrémisme.

Le combat contre le terrorisme a aussi un volet économique et culturel. Nous devons tout faire pour que des groupes de population mis à l'index et privés d'espoir ne décident pas de se livrer à des opérations kamikazes, prétendument pour parvenir à un monde meilleur. Ce qui fait le terreau du terrorisme est connu : les politiques isolationnistes, mais aussi le chômage et l'absence d'espérance en un avenir meilleur. C'est dans les populations en proie à ces difficultés que les groupes terroristes recrutent. Des politiques économiques bien pensées doivent donc être définies, et nous n'avons d'autre choix que de coopérer, tous, à cette fin. Nous sommes prêts à le faire, y compris avec les Saoudiens.

Vous m'avez interrogé sur le contexte intérieur. Pour répondre à cette question, il faut en premier lieu replacer l'Iran dans son contexte régional. Je rappelle qu'au cours des trente-sept dernières années, les élections, en Iran, ont toujours eu lieu exactement aux dates prévues. On peut certes trouver à redire, de votre point de vue, à leur déroulement, peut-être n'ont-elles pas toujours été les plus libres qui soient et sans doute pourrions-nous aussi trouver matière à les critiquer, mais il n'empêche : pendant toutes ces années, les élections organisées en Iran ont systématiquement eu pour résultat que l'opposition a succédé au pouvoir en place. C'est ainsi qu'à M. Hachemi Rafsandjani a succédé M. Mohammad Khatami ; puis ce fut au tour de M. Mahmoud Ahmadinejad d'être élu, avant M. Hassan Rohani. Vous conviendrez que les points de vue défendus par ces personnalités étaient parfois radicalement opposés, mais vous admettrez aussi que pendant cette période, le pouvoir, en Iran, a toujours été transféré par le bais des urnes. Dans notre région, deux autres pays seulement ont un processus électoral ; les autres, dont beaucoup sont vos amis, n'en ont pas –ni même, parfois, de Constitution. Quoi qu'il en soit, les pays en question sont la Turquie et le Pakistan et, au cours de la période considérée, deux coups d'État y ont lieu, et deux fois le pouvoir issu des urnes a été modifié par l'armée. Cela ne s'est jamais produit en Iran, où, même si le processus électoral a pu laisser à désirer, il a permis, en tout état de cause, l'arrivée au pouvoir de l'opposition.

D'autre part, tous les candidats aux prochaines élections ne se sont pas encore fait connaître. Nous espérons qu'une compétition réelle aura lieu entre les candidats. Je suis certain que si la participation de la population aux élections est forte, le Parlement qui sortira des urnes sera très modéré et équilibré. Il est donc important que la population mette son espoir dans le scrutin. Si, en 2013, le président Rohani a emporté l'élection présidentielle, c'est que le taux de participation a été de 73 %. Je suis persuadé que si le taux de participation aux élections législatives à venir est aussi élevé, le résultat sera positif. C'est notre objectif, et je suis sûr que grâce à l'intelligence de la population iranienne, il en sera ainsi.

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